« Recycler, ça sauve peut-être la planète mais pas les travailleurs »
La filière du recyclage promet d’allier défense de l’environnement et de l’emploi. Derrière cette économie vertueuse, les travailleurs triment entre cadences effrénées, risques d’accidents et expositions aux produits chimiques.
C’est un combat quotidien auquel nous incite la pub d’Ecosystem, un organisme public qui promeut le tri des déchets. Un combat pour l’environnement que mènerait 48 % de la population française en apportant au recyclage ses appareils défectueux, ses piles usagées ou en jetant ses emballages dans le bon conteneur. Ce simple « geste citoyen » qui réduirait les consommations d’énergie et éviterait l’émission de millions de tonnes de CO2… « Trier, c’est donner », insiste Citeo, entreprise créée par le secteur de la grande consommation et de la distribution pour « réduire l’impact environnemental de leurs emballages et papiers ». « Aujourd’hui, 68 % des emballages ménagers et 60,5 % des papiers sont recyclés grâce au geste de tri des Français, devenu premier geste écocitoyen du recyclage », vante Citeo.
Pour accomplir ce « geste citoyen », Fofana Yoro se lève toutes les nuits à 3 h. Depuis son orientation professionnelle en 2015 vers ce secteur dit d’avenir, ce Malien de 37 ans prend trois bus pour arriver au centre de tri du Syctom (l’agence parisienne de tri des déchets) de Paris, dans le 15e arrondissement, aux alentours de 5h30. Une fois sa tenue enfilée et un café plus tard, il se positionne à 6h sur la chaîne de triage gérée par l’entreprise Xveo, filiale du groupe Véolia. Fofana Yoro occupe l’un de ces dizaines de milliers d’« emplois verts » que doit générer la transition écologique.
Trier cartons, seringues et couteaux
Son collègue Ibrahima Baradji, 64 ans, conduit déjà sa pelleteuse depuis dix minutes. Depuis l’ouverture de ce site de traitement parisien en 2011, l’homme bientôt retraité a vu défiler plusieurs entreprise (Coved, Ihol, Xveo) à qui Paris externalise le tri des déchets. Au volant de son engin, Ibrahima récupère dans le hall de déchargement les ordures que les camions-bennes ont acheminées après le ramassage des poubelles en ville [1]. Il les déverse ensuite dans la trémie, un grand conteneur alimentant la ligne de tri d’où les déchets filent sur les tapis, traqués par des lecteurs optiques, par des aimants aspirant les éventuels métaux. Une trommel, sorte d’énorme tambour rotatif troué de machine à laver, les dispatche par type de matière. Le tout termine sa course dans une cabine où une armada de petites mains trie ce que la mécanique n’a pas passé au crible.
Bouteilles, papier, canettes… les déchets sont ici compactés en masses appelées « balles » et deviennent ainsi de la « matière première secondaire », qui est vendue. Les déchets refusés à cette étape iront à l’incinérateur. En tout, seulement 20 % de nos ordures seraient réellement valorisés. « On aide la machine, car le tri sélectif à la maison n’est pas bien fait », regrette Ibrahima. Nos poubelles réservent toutes sortes de surprises à ces travailleurs à l’ombre de la société de consommation.
Sur le tapis dédié aux cartons, Fofana ôte les intrus, place dans les bacs les éventuels vêtements, chaussures, bouts de ferraille… « Au bout d’un mois, plus besoin de regarder, c’est automatique ». Mais il faut rester à l’affut d’éventuelles coupures et du risque d’infection… Car avec la crise sanitaire, les blouses et masques médicaux, dits « déchets d’activités de soins à risques », ont encombré les conteneurs.
Fofana s’est déjà piqué avec des seringues que jettent les hôpitaux environnants, et s’est fait soigné d’un simple pansement, sans vraiment s’arrêter… Au site de traitement des déchets Paprec du Blanc-Mesnil (93), Moustafiha Diabira fixe des yeux l’amont du tapis roulant pour repérer, par exemple, la viande avariée, les couches pleines, les couteaux ou autres « seringues de crackés » défilant à 70km/h, avec des pics à plus de 80km/h. Le quinquagénaire arrivé du Mali en 1997, tente d’éviter qu’une bouteille de verre lui coupe ses gants mal adaptés. « Heureusement que je les avais doublés moi-même, sinon je m’entaillais le doigt », dit-il. À cette vitesse, « on est comme prisonnier » du tapis, dit-il. Après quinze mois à tendre ses bras au milieu du tapis, « j’avais l’impression que mes épaules allaient tomber ».
Dans sa cabine, Fofana, en poste depuis l’aube, trépigne de son côté des heures durant, en posture statique, jusqu’au changement d’équipe de 13h30. Ses chevilles gonflent, lui font mal. Les anciens lui conseillent de « bouger toutes les deux heures ». « Le plus dur c’est de rester debout », concède aussi l’ex-trieur Ibrahima. Des chaises assis-debout ont finalement été installées.
« Le tri nécessite une bonne condition physique »
À pousser, soulever, basculer, et renverser 70 kilogrammes de ferrailles jusqu’à vingt fois par jour, les muscles se raidissent, le dos se tasse et se casse. L’année dernière, un journaliste de l’émission Cash Investigation a filmé en caméra cachée une travailleuse paralysée par la douleur sur une chaîne de tri de Paprec. En réponse, le géant du recyclage s’est dit conscient que « le tri nécessite une bonne condition physique » et a déclaré faire des « efforts permanents » d’amélioration des conditions de travail en recrutant des ergonomes et en modernisant ses centres automatisés.
« Beaucoup d’entreprises mettent en avant leurs outils technologiques sans que certains principes de base, comme des marquages au sol, ne soient respectés », déplore de son côté auprès de basta! un inspecteur du travail francilien. En 2018, un agent du site de traitement des déchets de La Courneuve a filmé des conditions plutôt éloignées des recommandations de l’Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (INRS) [2]. Cette vidéo, diffusée par Cash Investigation et que Basta! s’est procurée, montre des travailleurs sans casque à proximité des grappins mécaniques, ou marchant sur un tapis menant à un broyeur, avant que des engins ne leur déversent des détritus dessus.
Des travailleurs morts dans les centres de tri
Vacarme, poussière, substances chimiques : le traitement du déchet demeure un métiers des plus dangereux
Recycler, « ça sauve peut-être la planète mais pas les travailleurs », constate au quotidien le trieur francilien Fofana. Vue de sa cabine de tri, l’aventure verte promise par les éco-organismes n’est pas si rose. Vacarme, poussière, substances chimiques… Le traitement du déchet demeure un métiers des plus dangereux, et les accidents y sont fréquents et graves, rappelle l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses). La filière « Déchets d’équipement électrique et électronique », celle vantée par la pub d’Ecosystem, présente notamment des « risques chimiques ou biologiques élevés », souligne l’Anses.
Au centre de tri, les rares pauses sont souvent synonymes de pannes ou d’incidents. Comme cette matinée où Ibrahima a dû stopper la chaîne « pour laisser l’air rentrer », car du gaz a explosé à cause d’un aérosol. En cas de « bourrage » de la goulotte d’arrivée, Fofana va la désencombrer, non sans risque. « Le débourrage est une des zones accidentogènes les plus dangereuses du recyclage », appuie Ali Chaligui, coordinateur CGT du groupe Véolia Propreté.
En 2009, un trieur non formé a été tué lors d’une telle opération chez Coved, filiale de Paprec. L’entreprise a été condamnée pour homicide involontaire. En janvier, le parquet d’Évry a requis 150 000 euros d’amendes pour homicide involontaire contre Paprec suite à la mort d’un salarié en 2014. L’homme était mort broyé, happé par une machine de tri de déchets sur son lieu de travail dans l’Essonne. Mais le 8 mars, le tribunal correctionnel d’Évry a déclaré « l’extinction des poursuites judiciaires » qui visaient Paprec Environnement suite à ce décès. Une décision motivée par « la fusion par absorption de l’entreprise par Paprec Grand Île-de-France ».
2014 toujours, c’est sur un autre site de la même entreprise, à La Courneuve, qu’un travailleur décède sous le poids des balles de papier. En décembre 2021, un salarié d’un centre de tri d’une autre entreprise, dans les Pyrénées-Orientales, a perdu la vie en chutant dans un cylindre (lire aussi notre reportage dans une usine de Montluçon en 2015).
« Avec la grève, ils ont été respectés par la direction »
À Xveo, la grève lancée le 14 octobre dernier par les trieuses et trieurs du site s’est interrompue sans que les négociations avec Véolia n’aboutissent. Mais « ce n’est que partie remise », préviennent les ex-grévistes, réunis début février pour décider des suites de leur mouvement et du partage de leur caisse de grève [3]. Leur but : une revalorisation de salaire de 200 euros et une prime « qualité » de 150 euros. En dix ans, ces recycleurs n’ont pas vu leur rémunération augmenter au même rythme que la masse de détritus traités sur le site. Officiellement, celle-ci a plus que doublé, passant de 30 à 70 tonnes journalières sur la période, bien davantage, selon les trieurs.
Dans le viseur également : le donneur d’ordre public. « Le Syctom ne doit pas fuir ses responsabilités », tancent les grévistes. L’agence francilienne de traitement du déchet, administrée par des élus de la ville de Paris, a en effet toute maîtrise sur la mission privatisée [4]. En novembre 2021, le conseil municipal de Paris s’est tout de même prononcé pour la « création d’un groupe de travail sur la commande publique responsable ». Jugé trop léger et peu concret par l’élue insoumise Danielle Simonnet qui en appelle à « un service public », ambitieux en terme écologique et… social.
Si les grévistes n’ont pas encore obtenu gain de cause, ils ont gagné « la conscience de leur force, se réjouit Ibrahima Baradji, devenu représentant CGT du site. Avec la grève, ils ont été respectés par la direction. » Cadres et DRH ont découvert les difficiles conditions de travail du tri sélectif lors du blocage du site. « Certains ont reconnu que c’était un métier très dur et que nos demandes étaient légitimes », se satisfait Ibrahima.
Des intérimaires « kleenex » ?
Beaucoup des employés du secteur enchaînent des emplois peu qualifiés, précaires, entre CDD, contrats d’insertion ou missions d’intérim. Les directions peuvent s’en séparer facilement. « Les intérimaires sont comme des kleenex », lâche un titulaire. L’action collective des salariés Xveo n’est donc pas anodine dans une profession, peu syndiquée, où la moindre revendication peut coûter cher. Mahamadou Kanté en sait quelque chose. Le représentant CGT Paprec-Île de France a fait l’objet de deux procédures de licenciement de la part du géant recycleur. Deux procédures refusées par l’inspection du travail.
basta.media