… Et les politiques n’y connaissent rien
Nucléaire « inacceptable », « catastrophe industrielle » des EPR, la France et sa « la folie des grandeurs »… Pilier de la lutte contre l’atome, l’ingénieur Bernard Laponche alerte sur les dangers de cette technologie.
Un premier article de B Laponche avec le titre suivant ;
« Le nucléaire est dangereux, et ceux qui s’en occupent tout autant »
https://reporterre.net/Le-nucleaire-est-dangereux-et-ceux-qui-s-en-occupent-tout-autant
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Deuxième partie
Reporterre — Comment analysez-vous le retour en grâce de la filière nucléaire par Emmanuel Macron, avec la construction de six EPR2 et l’étude de huit additionnels ?
Bernard Laponche — C’est de la com’ ! Cette opération s’inscrit dans la mythologie qui remonte au général de Gaulle, et qu’Emmanuel Macron a reprise à son compte, selon laquelle le nucléaire civil et militaire est la base de l’indépendance de la France.
Le parc nucléaire d’EDF traverse sa pire crise depuis sa naissance. L’enlisement du chantier de l’EPR de Flamanville, les arrêts en chaîne de réacteurs à cause de problèmes de corrosion et de fissures, les problèmes aux usines Orano de retraitement de La Hague et de fabrication du Mox à Marcoule, EDF au bord de la faillite… C’est du jamais-vu. Entre 2010 et 2020, près d’une centaine d’incidents se sont produits sur l’ensemble du parc. Bernard Doroszczuk, président de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), l’a reconnu le 7 avril 2021 lors d’une audition au Sénat : « Un accident nucléaire est possible en France. »
Dans cette situation, il semble très difficile de tenir un discours triomphant sur le nucléaire. Mais les industriels sont dans le déni, les politiques qui le promeuvent n’y connaissent rien. Tous surfent sur l’argument de la lutte contre le changement climatique pour promouvoir la filière.
Pourquoi le nucléaire ne sauvera pas le climat ?
Les émissions de gaz à effet de serre sont loin d’être négligeables. Les fissions nucléaires dans un réacteur en fonctionnement, à l’origine de l’énergie produite, n’émettent effectivement pas de CO₂. Mais l’ensemble des activités nucléaires dans une centrale en fonctionnement — 800 salariés en moyenne — ou lors des arrêts pour les travaux de maintenance, si. Ces activités engendrent aussi très souvent des fuites de gaz très actifs sur le réchauffement climatique, comme les fluides frigorigènes (1 000 fois plus réchauffant que le CO₂) et surtout l’hexafluorure de soufre (23 500 fois plus réchauffant). L’extraction de l’uranium des mines du Canada, du Niger et du Kazakhstan, la construction des usines et centrales nucléaires, la fabrication des combustibles nucléaires, les transports et entreposages des matières et déchets radioactifs émettent aussi des quantités considérables de CO₂ et autres gaz à effet de serre. À titre d’exemple, les travaux de chaque quatrième visite décennale d’un réacteur de 900 mégawatts (MW) — il y en a trente-deux — mobilisent 5 000 travailleurs, entre six mois et un an.
Il est généralement accepté que la production d’électricité d’origine nucléaire, lorsqu’elle fonctionne correctement, émet moins de gaz à effet de serre que cette production à partir du charbon, du pétrole et du gaz. Mais la comparaison des émissions des différents modes de production d’énergie en grammes d’équivalent CO₂ par kilowattheure (kWh) est trompeuse, car elle considère que les émissions produites par ces activités, et notamment la construction des centrales, vont être compensées par une production d’électricité non émettrice de gaz à effet de serre pendant la durée de fonctionnement du réacteur. C’est inexact, puisque beaucoup d’activités émettrices se poursuivront pendant cette durée.
D’autre part, cette « compensation » se ferait, en cas de nouvelles constructions, bien au-delà des dates butoirs fixées pour atteindre la neutralité carbone. Prenons le cas de l’EPR de Flamanville : des émissions de CO₂ très importantes pendant la construction — plusieurs milliers de mètres cubes de béton, des centaines de tonnes d’acier et des milliers de travailleurs depuis 2007 — et l’on ne sait toujours pas s’il démarrera un jour, ni quand.
Aujourd’hui, le nucléaire ne représente que 10 % de la production électrique mondiale et ne permet d’éviter que 2,5 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Pour qu’il contribue significativement à la lutte contre le changement climatique, il faudrait multiplier par cinq, au moins, sa part dans le mix électrique mondial. Ce qui, compte tenu de la durée de construction d’une centrale, est absolument impossible techniquement, même en cinquante ans.
Enfin, du fait du réchauffement climatique qui s’accélère, les centrales en bord de fleuve seront de plus en plus confrontées au réchauffement des eaux et à la réduction de cette ressource, et celles en bord de mer à la montée des eaux océaniques, du fait de la fonte des glaces.
Mais surtout, on ne peut pas réduire la question du nucléaire aux émissions de gaz à effet de serre. D’autres facteurs sont à prendre en compte dans le choix du mix électrique : le risque d’accident grave ou majeur, les déchets radioactifs qui s’accumulent pour des milliers d’années, la prolifération de l’arme nucléaire par l’enrichissement de l’uranium et la production de plutonium, via le retraitement des combustibles irradiés. Cette technique est inacceptable pour la menace qu’elle fait peser sur l’humanité.
Vous le rappeliez, les déboires s’accumulent pour la filière. Lequel vous semble le plus grave ?
La gestion des déchets radioactifs est très problématique. Dans les autres pays nucléarisés, les combustibles irradiés sont considérés comme des déchets dès leur sortie des réacteurs. La France, elle, retraite ses combustibles irradiés pour produire du plutonium, initialement pour la bombe atomique. Près de 70 tonnes de cette matière radioactive sont actuellement entreposées à La Hague. Le plutonium produit sert maintenant à la fabrication de combustible Mox. Utilisé dans une vingtaine de réacteurs de 900 MW, il est plus radioactif et plus dangereux que le combustible à uranium enrichi ordinaire et n’est pas retraité une fois qu’il est irradié.
L’usine de La Hague est l’une des installations les plus dangereuses du monde. Elle entrepose dans ses piscines non protégées contre des agressions extérieures l’équivalent de 100 cœurs de réacteurs en combustible irradié. Et elle est vieillissante. Certains évaporateurs sont en panne, ce qui empêche le site de fonctionner à plein régime. Le risque d’embouteillage des combustibles à retraiter et de saturation des piscines d’entreposage s’accroît.
Il est urgent de cesser le retraitement. L’Autorité de sûreté nucléaire a évoqué récemment des difficultés qui s’accumulent dans la gestion des combustibles irradiés. Mais la filière s’entête, et préfère pallier le risque de saturation en demandant de construire une nouvelle grande piscine d’entreposage.
Même si l’on arrêtait le retraitement, la question des déchets se poserait toujours. Que pensez-vous du seul projet sérieusement étudié en France de les enfouir à 500 mètres sous terre à Bure (Meuse) ?
Le projet Cigéo en est au printemps 2022 à la déclaration d’utilité publique (DUP), non encore approuvée. L’Andra devrait déposer fin 2022 sa demande d’autorisation de création (DAC), qui serait ensuite instruite pendant environ trois ans par l’IRSN et l’ASN. Le projet comporterait une « phase pilote » destinée à tester les opérations prévues, et notamment la réversibilité du stockage et la récupérabilité d’un colis défaillant exigées par le Parlement.
Les critiques et interrogations sur ce projet sont multiples, notamment de la part de l’Autorité environnementale, d’experts indépendants, d’organisations environnementales et des populations locales : sur le legs aux générations futures de déchets dangereux pendant des centaines de milliers d’années, sur les risques pendant la période de 150 ans de construction et d’exploitation, sur le choix de l’argile, sur les risques d’incendie, de production d’hydrogène, de la pollution des eaux, etc. De telles expériences à l’étranger d’enfouissement profond de déchets chimiques ou nucléaires se sont avérées catastrophiques : Stocamine en France, Asse en Allemagne, WIPP aux États-Unis. De plus, le coût de Cigéo, non encore estimé, serait considérable, sans parler des émissions de CO₂ d’un tel chantier.
Global Chance a proposé depuis des années une solution alternative : le stockage à sec en subsurface. Il serait installé à faible profondeur ou au flanc de collines pour assurer la protection contre les agressions extérieures pendant une durée de l’ordre de 300 ans. En parallèle, la recherche d’une solution plus satisfaisante serait poursuivie. La preuve expérimentale de la fission nucléaire, établie en 1942, a exactement 80 ans. Donner le temps et les moyens à la recherche en parallèle à un entreposage sécurisé, contrôlé et réversible, paraît une solution tout à fait acceptable, moins risquée et moins chère.
Le nombre de réacteurs actuellement à l’arrêt est historiquement élevé. Comment évaluez-vous l’état du parc ?
La France a eu la folie des grandeurs en voulant construire des réacteurs de plus en plus puissants. Après l’abandon du modèle français uranium naturel graphite gaz (UNGG) en 1969, la France a acheté la licence américaine Westinghouse pour des réacteurs à eau pressurisée. Framatome a été chargée de la mise en œuvre du plan Messmer de 1974 et a livré les premiers réacteurs de 900 MW sous licence Westinghouse. EDF a ainsi construit 34 réacteurs en moins de dix ans, ce qui est une performance.
Framatome a ensuite développé un modèle de 1 300 MW, puis réalisé un nouveau bond de puissance de l’ordre de 1 450 MW. Ce dernier modèle a présenté des problèmes de conception dès le départ. Les centrales de Civaux et Chooz ont été livrées avec deux ans de retard.
Les difficultés se sont poursuivies avec l’EPR, de 1 650 MW, véritable catastrophe industrielle. L’EPR de Flamanville a commencé sa construction en 2007 et devait démarrer en 2012. Il a accumulé les échecs : béton de sa plateforme, soudures à refaire à plusieurs reprises, refus du contrôle commande, falsifications de certificats d’équipements, livraison d’une cuve non conforme… Le coût de l’EPR, initialement établi à 3 milliards d’euros, est désormais estimé à 19 milliards d’euros par la Cour des comptes. Les deux réacteurs de Taishan en Chine, construits plus rapidement et mis en service en 2018 et 2019, sont arrêtés depuis la découverte de fuites radioactives issues de gaines de combustible endommagées — sans qu’on ne comprenne encore la cause de ce phénomène.
Les Finlandais, qui s’apprêtent à mettre en service leur EPR d’Olkiluoto, dont le démarrage était initialement prévu en 2009, disent que ce problème est causé par un défaut du combustible et qu’il n’y a donc pas de risque qu’ils y soient confrontés. Cela peut aussi être un problème de structure : plus le réacteur est puissant, plus la cuve est grosse, coûteuse et compliquée à réaliser. À chaque fois qu’on augmente la puissance d’un réacteur, il faut tout redessiner. Les calculs à réaliser sont d’une complexité extrême. Mais si ces fuites s’avéraient être liées à un problème de conception, ce serait catastrophique pour EDF, car tous les EPR seraient concernés.
Enfin, depuis quelques mois, EDF est confrontée à un problème de corrosion et de fissures sur les circuits de refroidissement de secours branchés sur le circuit primaire de plusieurs réacteurs du parc, en premier lieu ses réacteurs les plus puissants (1 450 mégawatts) de Civaux et de Chooz, mais aussi ceux de 1 300 MW et sans doute ceux de 900 MW. Les réacteurs de Civaux, Chooz et Penly sont arrêtés pour plusieurs mois et le resteront peut-être des années, pour des contrôles après découpage et examen des pièces concernées dans les circuits de refroidissement de sécurité (RIS) et les circuits de refroidissement à l’arrêt (RRA), en vue d’une réparation. Tous les réacteurs doivent être contrôlés d’ici fin 2023. La cause de ces défauts reste encore mal expliquée et serait multifactorielle : qualité de l’acier des pièces, méthode de soudage, disposition des circuits…
Actuellement, entre le tiers et la moitié des réacteurs d’EDF sont à l’arrêt du fait de ces difficultés et d’incidents quasi quotidiens sur tel ou tel réacteur.
Pendant la guerre en Ukraine, le nucléaire civil est devenu cible militaire avec la prise des centrales de Tchernobyl et de Zaporijia. Quel regard portez-vous sur ce nouveau risque ?
En Ukraine, la centrale de Tchernobyl, située à la frontière nord avec le Belarus, était équipée de quatre réacteurs de la filière soviétique RBMK mis en service entre 1974 et 1983. Après la catastrophe de 1986 sur le réacteur 4, les trois autres ont été définitivement arrêtés entre 1991 et 2000. Il reste désormais sur le site le réacteur détruit contenant le cœur fondu protégé par un sarcophage, une nouvelle arche destinée à confiner la radioactivité, mais pas du tout conçue pour résister à des frappes ; trois réacteurs à démanteler ; ainsi que des entreposages de combustibles irradiés et de déchets radioactifs. De nombreux travailleurs restent présents sur le site. L’entrée des chars russes dans la zone clôturée interdite de 2 600 km2 a produit une importante remise en suspension d’aérosols radioactifs et la contamination de l’air. Des soldats russes ayant creusé des tranchées ont été irradiés. Le 30 mars, l’armée russe a commencé à évacuer le site de Tchernobyl.
Par ailleurs, l’Ukraine possède quatre centrales nucléaires en fonctionnement qui produisent en temps normal 50 % de l’électricité du pays. La centrale de Zaporijia a été occupée par les troupes russes, puis évacuée. Elle a été bombardée, ce qui a provoqué un incendie, mais sans dégât pour le réacteur.
Les réacteurs, même arrêtés, et les entreposages de combustibles irradiés, doivent être approvisionnés en eau de refroidissement et donc constamment alimentés en électricité. Ils sont donc extrêmement fragiles vis-à-vis de toute agression extérieure en situation de conflit armé ou d’attaque terroriste. Même si le réacteur lui-même n’est pas visé, tout bombardement, missile ou obus peut entraîner une perte d’eau, par le percement d’un tuyau par exemple, ou d’électricité par perte du réseau ou manque de carburant pour les diesels de secours. Avec à la clé un risque d’accident grave comme à Three Mile Island (États-Unis), voire majeur comme à Fukushima et Tchernobyl. Cette fragilité intrinsèque est un avertissement pour toutes les usines et centrales nucléaires dans le monde.