L’utopie transhumaniste du Novacène
Ce serait erreur de penser qu’Utopia, avec ses expositions sur le « vivant », ne serait qu’une opération de greenwashing ; que la MEL et ses partenaires – EDF, Air France, Bouygues, Auchan, etc. – utiliseraient l’art contemporain pour masquer leurs nuisances. Leur expo « Novacène » présentée en ce moment à la Gare Saint-So est inspirée de l’« hypothèse Gaïa », du scientifique anglais James Lovelock, anti-écologiste revendiqué, pro-nucléaire, et transhumaniste. Humains, plantes, animaux y fusionnent avec la machine, qui prendra ensuite le pouvoir sur les autres. Les 21 et 22 mai à Saint-So, la Maison Régionale de l’Environnement et des Solidarités organisait sa fête « des transitions » au milieu des cyborgs. L’entourloupe verte est rodée. L’écologie se met au pas des ennemis de la nature.
Retour en 2021. Aubry passe de justesse aux municipales devant les candidats d’Europe-Ecologie-Les Verts, portés par la vague « Saint-Sauveur ». La nature en ville, la pollution de l’air, la bétonisation ont été au centre des débats. La maire réélue s’empresse de marquer la saison Utopia (9 millions d’euros) de sa patte verte. Elle prévoit dans un premier temps de rendre hommage au premier candidat écologiste à une élection présidentielle française : l’agronome René Dumont, en 1974. Convoquer l’auteur de L’Utopie ou la mort aurait déjà pu nous induire dans l’erreur du greenwashing balourd si Dumont n’avait été au long de sa carrière le promoteur de la chimie et de la mécanisation des campagnes, notamment comme Commissaire agricole au Plan, de Jean Monnet, après-guerre. Dumont n’est pas vraiment de ces écologistes des années 1970, babas, libertaires, fumeurs de pétards, mais un technocrate, partisan d’une austérité personnelle d’un côté, subjugué par l’économie planifiée chinoise de l’autre. Si l’énarque Martine Delors avait récupéré la mémoire de Jacques Ellul, Bernard Charbonneau, ou Alexandre Grothendieck, fondateurs de l’écologie française, on ne l’aurait pas laissé faire. Pour s’éviter toute méprise, il est utile de lire les notices biographiques de Notre bibliothèque verte, de Renaud Garcia, publiée récemment.
Une exposition anti-écolo
Avril 2022. Nous découvrons la programmation d’Utopia et de ses deux principales expos. « Les Vivants » présente au Tripostal « une relation de parité entre êtres vivants, humains et non-humains », inspirée des cosmogonies amérindiennes. « Novacène », à la Gare Saint-So, déroule une série d’œuvres dans le plus pur style « art contemporain » inspirées par James Lovelock :
Dans son dernier ouvrage intitulé Novacène, nous dit Lille 3000, le célèbre environnementaliste, scientifique et centenaire anglais James Lovelock, imagine une nouvelle ère, le Novacène, qui prendra la suite de notre ère géologique actuelle, l’Anthropocène, marquée par des bouleversements climatiques et environnementaux dus à l’activité humaine. Cinquante ans après son ’Hypothèse Gaïa’ affirmant que la Terre est un être vivant, Lovelock partage dans ce livre testamentaire son optimisme et prophétise l’avènement d’une relation positive entre l’humain et l’environnement, favorisée par la technologie.
Nouvelles relations au « Vivant », « Gaïa », « cosmogonies amérindiennes », le lecteur inattentif s’attendrait à voir à Saint-So des hippies en sarouel, assis en rond sur un tapis indien, communiquant avec les arbres et jouissant aux vibrations de la Terre. Il découvre, dès son entrée dans « Novacène », une « post-forêt », « morte et en même temps vivante » : des bouts de bois suspendus, décorés de LED, émettant des « vibrations » grâce à une « méthode de synthèse modulaire et granulaire ». Le travail de sa conceptrice Anna Komarova « défie les frontières entre les humains, les structures sociales, la nature et la technologie ». Arbres cyborgs, planète cyborg, art cyborg : humains, animaux, plantes et machines appartiendraient au même règne du « Vivant », à l’époque d’une nouvelle ère géologique, le « Novacène », dominée par des robots à l’intelligence artificielle. « Cette vision pleine d’espoir est le fil rouge de notre exposition », précisent les curateurs et leur partenaire privilégié, « Bouygues Bâtiment Nord Est ».
Cet optimisme technologique est donc inspiré des travaux de James Lovelock. Si le doute persiste quant aux engagements écolos du biologiste, c’est d’une part que Lille3000 le laisse persister, et que Lovelock est préoccupé par « le climat », et seulement « le climat », comme d’autres anti-écologistes le convoquent pour défendre un « nucléaire vert ». Lovelock est membre de l’Association des Écologistes Pour le Nucléaire, une association vent debout contre les « combustibles carbonés ». Parmi les continuateurs philosophiques de Lovelock en France, citons Bruno Latour, philosophe que les médias font passer pour écolo, auteur en 2015 de Face à Gaïa. Aux micros de France Inter le 7 janvier 2022, le prof de Sciences Po Paris regrette qu’on ait « attaché automatiquement [le nucléaire] à la question verte. C’est-à-dire que si vous êtes écolo vous êtes anti-nucléaire. Il y a plein de questions pratiques, de transition, qui font qu’on peut aussi dire… L’idée d’un compromis pour permettre de faire la transition pendant un certain temps n’est pas forcément absurde. »
Le mouvement écologiste français est né des premières manifs contre le nucléaire en 1971. Pas seulement contre ses pollutions, mais en ce qu’il résume et révèle un mode d’organisation autoritaire de la société, dominée par les grands corps d’État, l’Armée, et la Technoscience, dans un but avoué de Toute-Puissance (ici : électrique). Voilà pourquoi l’on peut qualifier Lovelock, Aubry et Lille3000 (que finance EDF, exploitant en France 58 réacteurs atomiques), d’anti-écologistes. Et puis… Lovelock l’admet très bien lui-même : « L’idéologie des écologistes nuit à la santé de la Terre », déclarait-il au journal Les Échos, le 1er mai 2007.Du vivant-machine…
Poursuivons la visite, si vous le voulez bien. Bousculant « les frontières entre humains et non-humains », la bio-artiste Marion Laval-Jeantet s’est un jour injectée du sang de cheval dans les veines. À Saint-So, elle présente un squelette de chien, positionné debout comme un humain, sur des pattes bioniques. Le canidé profiterait « des dernières innovations ‘transhumanistes’ […] augmentant ses propres capacités. » Dans une salle sombre, décorée de trois pots de fleur et d’une guirlande lumineuse achetée chez Zeeman, l’artiste « éco-queer » Zheng Bo élargit « la sexualité aux relations humains-plantes ». Sa vidéo présente un homme copulant avec une fougère. Puisque le propos est de défendre l’égalité végétaux-humains, et que l’artiste n’a pas demandé son consentement à Mme la Plante, cela s’apparente-t-il à un viol de fougère ? L’artiste et ingénieur Fabien Léaustic, employé d’un labo d’« ingénierie cellulaire et génique », replace « l’espèce humaine sur un pied d’égalité avec les autres membres de la grande famille du vivant. » Autour de tubes à essai, des mains tripatouillent des brins d’ADN de plantes et d’humains qu’il fusionne avec des machines. Comme dans une vulgaire multinationale de semences transgéniques.
Par la force de la « déconstruction » qui efface les frontières biologiques, l’Homme, la Faune, la Flore, les Minéraux, l’Atmosphère, et dorénavant les Machines, c’est-à-dire les « humains » et les « non-humains », sont appelés à s’hybrider. Soit qu’ils sont tous également des « acteurs-réseaux », selon Bruno Latour, c’est-à-dire des machines communicantes ; soit qu’ils font partie du même concept à la mode du « vivant », selon son élève Baptiste Morizot, qui ne s’aventure certes pas à y intégrer les machines ; soit qu’ils sont des composants d’un même « Système Terre », que Lovelock nomme « Gaïa » :
Dans cet ouvrage [Hommage à Gaïa, 2001], je parle souvent de l’écosystème planétaire, Gaïa, comme vivant. […] Lorsque je fais cela, je ne me cache pas que le terme « vivant » relève de la métaphore et que la Terre n’est pas vivante comme vous et moi ou même une bactérie. Dans le même temps, j’insiste sur le fait que la théorie Gaïa elle-même est véritablement de la science et non une simple métaphore. J’utilise le terme « vivant » comme un ingénieur disant qu’un système mécanique est vivant, pour distinguer son comportement lorsqu’il est mis en marche ou arrêté, ou au point mort.
Gaïa n’est plus une déesse mythologique, elle ne s’apparente plus à la cosmogonie amérindienne de la « Terre mère », convoquée et falsifiée par Lille 3000 et la Fondation Cartier au Tripostal. Pour Lovelock, Gaïa est une sorte d’ordinateur planétaire dont les composants sont reliés par des réseaux de communication et d’énergies. « Gaïa ne ‘prend’ pas de décisions et, en tant que telle, ne ‘ressent’ rien. Elle répond à des stimuli », comme une machine, précise Lovelock. Gaïa est en fait une coquetterie philosopheuse pour mythifier ce que les premiers cybernéticiens ont nommé dans les années 1950, de manière plus aride, « écosystème » : une machinerie communicante, qui fonctionne, et qu’il faut réparer si elle vient à dysfonctionner. « La machine Terre est cassée et nous tentons de la réparer grâce à l’art », prétendent les artistes Bigert et Bergström à Saint-So. L’œuvre « Temps Zero », de Marie-Luce Nadal, « est un dialogue entre le ciel, la roche et des machines. » Une atmosphère, recréée artificiellement dans un tube de verre, est composée de nuages collectés en haute montagne, évoluant au gré d’un programme informatique. Lovelock lui-même défend les technologies de géo-ingénierie.
Les Américains envisagent déjà de déployer des pare-soleil dans l’espace ou des aérosols dans la stratosphère pour créer une couche réfléchissante. J’aime aussi leur idée d’installer des petits générateurs d’aérosols à la surface des océans pour créer des nuages protecteurs.
Pour se défendre des contrefaçons, on peut lire Les êtres vivants ne sont pas des machines, de Bertrand Louart.
…Aux Machines vivantes
Lovelock déclarait en 2001 que « Le changement qui se prépare exercera une très forte pression sélective. On peut espérer que ceux qui y survivront seront plus sages que nous ne l’avons été et ne commettront pas les mêmes erreurs. » Douze ans plus tard, Lovelock dévoile dans Novacène : l’âge à venir de l’hyperintelligence, l’identité de ces êtres « plus sages ». Le biochimiste entend qu’une communauté de cyborgs, dotés d’une intelligence et d’une bienveillance artificielles, est appelée à prendre le contrôle de la vie sur Terre, et donc de l’Humanité, trop stupide pour répondre aux enjeux du « climat ». Il voit les prémices de cette prise de contrôle chez Alphazero, cet ordinateur champion de jeux d’échecs et de go de l’entreprise Deepmind Technologies (propriété de Google). Si cela peut vous rassurer, dans leur mansuétude algorithmique, les machines « intelligentes » et « sentientes » conserveront l’humanité et la vie organique pour maintenir la planète à une température habitable. Et nous serons plus heureux ainsi, « surveillés par des machines aimantes ». Pour Lovelock, le Novacène serait « un cri de joie, de joie face à l’expansion colossale de notre connaissance du monde et du cosmos que cet âge a produit. »
A Saint-So, la série « Traces d’un monde fossile » présente les « vestiges d’un monde révolu » : l’Anthropocène, cette ère géologique débutée il y a cinq siècles, dominée par l’activité humaine, et menacée par le « réchauffement climatique ». A quoi répond la « vision transhumaniste du futur » de l’artiste belge Maarten Vanden Eynde, qui « croit en une humanité supérieure fusionnant avec l’intelligence artificielle et la technologie ». Pour l’artiste russe Taisa Korotkova, « l’effondrement de la civilisation industrielle » ouvrirait la voie au « Novacène ». Et ce serait une bonne nouvelle. « L’avenir écologique sera sexy, inventif et technophile », rappellent Aubry et Lille 3000 dans un cartel de l’expo. Le présent est piloté par la classe créative des artistes contemporains, des scientifiques, et de leurs mécènes industriels ; l’avenir le sera par des cyborgs – ils siroteront probablement leur IPA en terrasse de Saint-So, après visite d’une expo en hommage à eux-mêmes, montée par leurs larbins hominidés.
Un modernisme réactionnaire
James Lovelock est un transhumaniste, cette idéologie qui prit après-guerre le relais de l’eugénisme, devenu indéfendable avec l’expérience nazie : ses monstroplantes et ses trans-humains devraient « s’augmenter », soit par sélection génétique, soit par hybridation technologique. A ce sujet, il est conseillé de lire le Manifeste des chimpanzés du futur, de Pièces et main d’œuvre.
Lille 3000 tient là le rôle de petite officine de province d’une idéologie venue des multinationales californiennes de la tech – de même qu’Euratechnologies est un rejeton, pathétique, de la Silicon Valley.
L’enjeu de la maire de Lille est donc de se démarquer idéologiquement de la seule et réelle opposition écolo qu’elle rencontre dans sa ville : celle qui cultive la friche Saint-Sauveur, et a mis son projet immobilier au tribunal. « Sexy, inventif et technophile », l’avenir écologique d’Aubry renvoie ainsi ses adversaires, en négatif, à des bouseux, décroissants, encore attachés à la « nature », ce concept « réac » auquel il faudrait préférer un « vivant » indéfinissable, composé d’humains-machines fonctionnant sur une Terre-Machine, et piloté depuis les laboratoires de la grosse industrie informatique. Rappelons avec l’étymologie que la « nature » est « ce qui naît » (humains compris), en opposition à ce qui est artificiel, fabriqué, produit, usiné. Les cultivateurs de Saint-Sauveur sont du côté de la nature, des hommes et de la gratuité, la Ville de Lille du côté de l’artificiel, des industriels et des marchands.
Aubry, Lille 3000, Euratechnologies, par leur foi inébranlable et quasi mystique dans la technoscience – malgré deux siècles de ravages écologiques –, s’imaginent en progressistes. Mais leur progressisme technologique est d’un point de vue social et écologique tout-à-fait réactionnaire. En faisant de la nature une machine vivante, et de l’écologie un problème technique plutôt qu’une question démocratique, ils réservent aux industriels et aux scientifiques le soin de redéfinir arbitrairement la vie sur Terre. Aubry et Lille 3000 accentuent ainsi la domination d’une classe sur une autre, jusqu’à déposer la survie de la seconde entre les mains de la première.
À terme, nous ne serons « pas plus maîtres de nos créations que notre animal de compagnie bien-aimé n’est responsable de nous », prophétise Lovelock. « Novacène » est une insulte à la nature et à la liberté. Insultons les auteurs de « Novacène » : cultivons la friche Saint-Sauveur !
chez.renart.info