Retour critique sur un mot qui fâche
« Toujours plus de haine, toujours plus d’insultes : pour ou contre tout et n’importe quoi, pourvu que l’émotion l’emporte sur la raison, la panique morale sur l’argumentation. » C’est à cette brutalisation du débat intellectuel qu’entend s’opposer ce livre collectif, intitulé Les mots qui fâchent, en pointant ses principaux responsables : non pas – comme on l’entend souvent – des « minorités radicalisées », inspirées par « les campus américains » et animées par des pulsions « tyranniques » et « purificatrices », mais plutôt ceux-là même qui leur font face et qui prétendent incarner le bon sens, la « nuance » et la « modération ». Le paradoxe est en effet de plus en plus notoire : c’est de la défense de la « démocratie pacifiée », de la courtoisie et de l’« éthique de la discussion » que s’autorisent les gardiens de l’ordre établi pour repousser toujours plus loin les limites de la violence verbale, de la caricature, de l’injure, de la diffamation et de l’ostracisation de leurs adversaires. Nous l’avons souligné ici-même : c’est au nom de la « raison » et de « l’esprit des Lumières » que se développe, jusqu’au sommet de l’État (et même, on s’en souvient, jusque chez des ministres de l’éducation et de la recherche), un nouvel « obscurantisme » et même des velléités (et un peu plus que des velléités) de « chasse aux sorcières » – notamment dans le monde académique. C’est à cet « obscurantisme respectable » que les Éditions de l’Aube ont répondu, dans la droite ligne de la philosophie des Lumières (la vraie !), par une « mini-Encyclopédie » faisant appel à une trentaine de philosophes, sociologues ou politistes – parmi lesquels : Magali Bessone, Ahmed Boubeker, Claire Cosquer, François Héran, Éléonore Lépinard, Nonna Mayer, Sarah Mazouz, Patrick Simon ou Valentine Zuber… Chacun·e des auteur·e·s revient sur un mot qui cristallise le débat public, ou plutôt sa brutalisation et son verrouillage, et propose une mise au clair sur sa ou ses significations, et ses usages, afin de sortir du flou et des caricatures qui entretiennent les fantasmes et les phobies. Ce travail de clarification porte à la fois sur des mots anciens, dont la pertinence et l’utilité sont bien établies mais dont le sens ou les usages sont divers et conflictuels de plus ou moins longue date (comme les mots antisémitisme, islamisme, intégration, laïcité, République, tolérance, universalisme) et sur des mots nouveaux, qui sont apparus ou se sont imposés ces dernières années dans la pensée critique, les sciences sociales ou les mondes militants, et qui font l’objet d’incessants procès en illégitimité : des mots comme appropriation culturelle, intersectionnalité, islamophobie, justice raciale, race, racialisation ou racisme systémique. Quelques « entrées » sont également consacrées à d’autres mots eux aussi relativement récents, qui sont apparus de manière réactive pour qualifier – et disqualifier – ladite pensée critique : des mots comme cancel culture, communautarisme, indigénisme, islamo-gauchisme ou wokisme). On trouvera aussi l’analyse critique de deux mots qui sont apparus dans le champ de l’activisme d’extrême droite et qui ont réussi à s’imposer dans des sphères bien plus larges, notamment médiatiques : Grand Remplacement et racisme anti-blanc. L’extrait que nous avons choisi de publier, en guise d’introduction à ce livre salutaire, ne rentre dans aucune de ces catégories : il nous parle d’une création très récente de la « pensée d’État », qui elle aussi s’est imposée – avec une étonnante et questionnante facilité – dans le débat politique, dans les productions académiques, dans le langage journalistique, et au final dans la langue naturelle. Inexistant il y a quelques années, et désormais sur toutes les lèvres, il s’agit du mot séparatisme.
Le mot « séparatisme » apparaît dans la communication présidentielle à propos de l’islam à l’automne 2019, peu après l’arrivée de Gérald Darmanin au ministère de l’Intérieur. Accolé à « islamiste », il constitue un nouveau syntagme qui va être accrédité solennellement dans le discours prononcé par le président de la République aux Mureaux (Yvelines) un an plus tard, le 2 octobre 2020. Il y est suivi d’une définition appelée à devenir canonique dans la communication du gouvernement :
« C’est un projet conscient, théorisé, politico-religieux, qui se concrétise par des écarts répétés avec les valeurs de la République ».
Le lendemain, une capsule audio de 2 minutes 50 est mise en ligne par le secrétariat général du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (SG-CIPDR), organe rattaché au ministère de l’Intérieur. C’est bien à une offensive symbolique qu’on assiste :
« Les séparatismes mettent en danger notre République. Parmi eux le séparatisme islamiste. Comment le distinguer et quelles sont les conséquences dans notre société ? Le séparatisme islamiste est un projet (…) particulièrement dangereux car organisé, efficace, tenace. Le séparatisme islamiste commence par l’endoctrinement et se poursuit par la négation de nos principes, de ce que nous sommes. Il affirme que ses lois propres sont supérieures à celle de la République. Les islamistes forment une communauté à l’intérieur de la communauté nationale, et incitent à vivre en opposition, en concurrence voire dans une logique conflictuelle par rapport à la société française. Ils tentent de constituer une contre-société ». Etc.
Le vocabulaire du danger, de la menace et même de la guerre (« attaques »), de « l’ennemi intérieur » est saillant. Pour autant, l’actant du « séparatisme islamiste » est indéfini. Qui porte le « projet conscient, théorisé, politico-religieux » ? Les seules mentions pointent le salafisme saoudien, l’UOIF qualifiée de « frériste », et le mouvement tabligh. Les cadres de Musulmans de France (ex-UOIF), si soucieux de respectabilité républicaine [1], sont ainsi éconduits sans égards. Plus généralement, le « séparatisme » est donné pour une propriété intrinsèque de « l’islamisme » et celui-ci tient en otages les musulmans : l’« islamisme » sépare par définition, il « communautarise » les vies des musulmans « dans tous les pans des activités humaines », selon les mots de Gérald Darmanin dans son livre intitulé précisément Le séparatisme islamiste [2], développant le discours des Mureaux en accompagnement de la discussion de la « loi séparatisme » (promulguée le 24 août 2021 sous l’intitulé « Loi confortant le respect des principes de la République »). Tout en se défendant de faire des amalgames, le discours du président et de son ministre fait de l’islam et des musulmans de France
une lecture agonistique : les musulmans s’en remettent aux « entrepreneurs islamistes », or « l’islamisme est un cheval de Troie renfermant la bombe à fragmentation de notre société », ose Gérald Darmanin ;
une lecture déficitariste : « l’islam reste traversé de problèmes structurels qu’il n’a pas encore dépassés », il « ne parvient pas à dégager un collectif capable d’agir en toute indépendance dans l’intérêt des fidèles » ;
une lecture infantilisante : les musulmans se laissent duper, sans voir où est leur intérêt.
Cette offensive symbolique pousse à son paroxysme l’approche culturelle des problèmes imputés à l’islam. On a vu, depuis les années 2000, émerger deux grilles de lecture rivales mobilisant le vocable « séparatisme ». L’une impute « l’intégrisme » et la « radicalisation » à la religion musulmane et à la culture qui en découle. Cette lecture accouple « communautarisme et séparatisme », l’islam est refus de l’assimilation, rejet de la laïcité et « tentation radicale », etc. L’autre met en évidence l’impact des grandes inégalités qui façonnent la société et parle, comme Éric Maurin [3], du « séparatisme social » à l’œuvre, charriant ségrégation et discrimination à l’encontre des groupes minoritaires et pouvant déclencher des trajectoires déviantes chez les jeunes musulmans. En assumant politiquement la lecture culturaliste la plus radicale, le nouveau discours du « séparatisme islamiste » confère une valeur d’évidence normative à ce qui était jusqu’ici une hypothèse, certes ancrée dans les représentations sociales et soutenue par quelques islamologues, mais empiriquement fragile.
À ce tableau répond un bouleversement du cadrage politique concernant l’islam et les musulmans – sans qu’il soit possible de dire lequel, du symbole ou du cadrage, a entraîné l’autre dans la stratégie gouvernementale. On ne s’en tiendra plus à la défense de la laïcité et à la lutte contre la radicalisation, expliquent le président et son ministre de l’Intérieur. Ces objectifs, pour importants qu’ils soient, ne sont pas à la hauteur du défi sociétal que constitue « l’islamisme séparatiste ». Les nouveaux axes de l’action gouvernementale, qui structurent la loi, tendent à forcer l’islam à entrer dans les schèmes napoléoniens, comme « les autres religions établies » (sic, Darmanin). À cette fin, les associations musulmanes vivant sous le statut de la loi de 1901, qui leur donne une souplesse pour organiser des activités culturelles pouvant avoir une résonance religieuse (comme les cours de langue arabe), seront poussées vers le statut de la loi de 1905, exclusivement cultuel. De plus, toutes les associations loi de 1901 verront leurs subsides conditionnés par un « engagement républicain », sous le contrôle du ministère de l’Intérieur. Les entreprises délégataires de service public devront imposer la neutralité à tous leurs salariés. Les collectivités locales seront contrôlées pour assurer qu’elles ne cèdent rien aux demandes musulmanes.
Les conditions d’application de ces dispositions ne sont pas encore publiées, mais d’ores et déjà il est clair qu’il y aura encore moins d’opportunités d’emploi pour les femmes portant le foulard, moins de possibilités de défense contre les discriminations religieuses, moins de possibilités associatives pour apprendre l’arabe, moins de latitude à l’échelle locale pour mener une politique d’inclusion accommodante. Les musulmans en seront-ils moins « séparatistes » qu’ils ne le sont aujourd’hui, ou plus ?… « Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde », disait Camus, phrase beaucoup répétée. Quand il s’agit d’action publique, l’effet est immédiat.
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Françoise Lorcerie est politologue, directrice de recherche émérite à l’Université d’Aix-Marseille. Elle est notamment l’auteure de l’ouvrage Éducation et diversité : les fondamentaux de l’action, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2021. Ce texte, extrait du livre collectif Les mots qui fâchent. Contre le maccarthysme intellectuel, est repris ici avec l’amicale autorisation des Éditions de l’Aube.
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