Un livre de Frédéric Rognon
« Le défi de la non-puissance : L’écologie de Jacques Ellul et Bernard Charbonneau (Convictions & société) » ; Format Kindle
« Ce n’est ni la politique, ni l’économie, ni la finance, ni l’idéologie, ni les valeurs éthiques qui constituent le facteur déterminant des modes de vie au cours du XXème siècle, mais bien le phénomène technicien ».
Un nouveau livre, signé Frédéric Rognon, professeur de philosophie des religions à la faculté de Théologie protestante de Strasbourg, présente et confronte les pensées foisonnantes de Jacques Ellul et Bernard Charbonneau, pour que, « au bord du gouffre, face à l’abîme, un fil de lumière perce les ténèbres de l’avenir. » Eclairant.
EXISTER, c’est résister et résister c’est dé-fataliser l’Histoire. Car seule l’espérance peut nourrir l’espérance ». Telle est la conclusion du dernier livre de Frédéric Rognon et c’est bien le sentiment qu’on retire à la lecture du Défi de la non-puissance. L’écologie de Jacques Ellul et Bernard Charbonneau (Editions Olivétan, 2020).
Ce livre est un double défi : présenter et confronter en 280 pages les pensées foisonnantes de Jacques Ellul et Bernard Charbonneau, tout en s’adressant à un public large plus ou moins familier avec les réflexions des deux amis.
EXISTER C’EST RÉSISTER.
Le livre s’ouvre sur un rappel biographique utile, qui permet d’appréhender comment Ellul et Charbonneau ont traversé le XXème siècle, leurs « engagements dégagés », selon le concept de Jacques Ellul. L’un et l’autre auraient pu poursuivre une carrière universitaire prestigieuse, mais ont choisi, chacun à sa manière, de vivre de façon profondément incarnée.
« Ce n’est ni la politique, ni l’économie, ni la finance, ni l’idéologie, ni les valeurs éthiques qui constituent le facteur déterminant des modes de vie au cours du XXème siècle, mais bien le phénomène technicien ». Les choses sont dites dès le départ, et vont ensuite se décliner, thématique par thématique.
Le risque était grand d’un survol superficiel de leurs œuvres, ou d’insister sur tel ou tel aspect au détriment de leur « vision globale ». Au lieu de cela Frédéric Rognon creuse son sillon. Il présente leur pensée, livre par livre, insistant quand il y a lieu sur les influences réciproques des deux amis, sur leurs différences, voire sur leurs désaccords : différences d’approches sur la technique et sur les sciences, sur la place du travail et des loisirs dans nos vies, sur leurs rapports à la nature[2] – au sentiment de nature –, l’espace-temps, la politique, l’espérance, la foi chrétienne et, peut-être surtout, sur la liberté.
Car c’est bien le mérite de cet ouvrage : mettre en valeur la très grande liberté de ces deux êtres. Liberté qui leur a permis de continuer à dialoguer, de nourrir leurs pensées non pas au-delà mais grâce à leurs désaccords.
CE N’EST NI LA POLITIQUE, NI L’ÉCONOMIE, NI LA FINANCE, NI L’IDÉOLOGIE, NI LES VALEURS ÉTHIQUES QUI CONSTITUENT LE FACTEUR DÉTERMINANT DES MODES DE VIE AU COURS DU XXÈME SIÈCLE, MAIS BIEN LE PHÉNOMÈNE TECHNICIEN.
Il n’élude pas certaines questions difficiles, comme la position d’Ellul sur le Sida. Il restitue bien leur travail dialectique, et le lien profond qu’il y a pour Ellul, mais aussi pour Charbonneau, entre analyse radicale du monde tel qu’il est (lucidité) et approche théologique et spirituelle (espérance). On est touché de comprendre comment ces deux-là se sentent redevables l’un pour l’autre, Ellul pour l’ouverture à la nature, Charbonneau de ne pas avoir vécu désespéré.
Ce livre recèle quelques pépites, comme l’analyse de l’article du 23 juin 1945 de Jacques Ellul dans Réforme, « Victoire d’Hitler ? », où il affirme que « Hitler a répandu le virus [de l’exaltation de la puissance] dans le monde, et l’a fait se développer rapidement ».
On est reconnaissant aussi de la recension que fait Frédéric Rognon des chroniques qu’Ellul et Charbonneau ont tenu entre janvier 1983 et février 1985 dans Combat Nature[3], bilans en quelque sorte, qu’ils font au soir de leur vie d’engagements et de réflexions. Tous les enjeux de l’époque – mais ils semblent encore d’actualité – sont analysés : responsabilités du christianisme, sexualité, croissance démographique, agriculture, économie, politique, communication, guerre, nature et liberté etc., et bien sûr industrie, science et technique[4].
LE PLUS GRAND PÉRIL QUI MENACE LES ÉCOLOGISTES TOUT AUTANT QUE LA PLANÈTE, C’EST L’INSTAURATION D’UN ETAT ÉCOLOGISTE MONDIAL, QUI METTRAIT EN DANGER LA LIBERTÉ.
En février 1985, ils publient ce qui pourrait constituer comme un testament : Ellul y donne quelques conseils aux écologistes de l’avenir – entre autres, de ne pas s’engager en politique – et Charbonneau nous met en garde dans « Nécessité de l’impossible » contre « le plus grand péril qui menace les écologistes tout autant que la planète, [c’est] l’instauration d’un Etat écologiste mondial, qui mettrait en danger la liberté ».
Frédéric Rognon termine son livre sur ce qui lui donne son titre : la non-puissance. « La puissance est la capacité de faire quelque chose, l’impuissance est l’incapacité de faire quelque chose, la non-puissance est la capacité de le faire et le choix de ne pas le faire… Il s’agit d’une transgression, d’une profanation de la loi de Gabor » (« Tout ce que nous pouvons faire, nous le ferons »).
Nous sommes là au cœur de l’approche dialectique de Jacques Ellul, qui a cultivé toute sa vie les paradoxes apparents : éthique de la non-puissance, engagement dégagé, pessimisme rempli d’espérance.
Frédéric Rognon précise que le concept de non-puissance constituera une pierre d’achoppement entre Ellul et les leaders des mouvements de la non-violence qui, elle, se veut être efficace. Or, Ellul affirme que, bien que non-efficace, « seule la non-puissance aujourd’hui peut avoir une chance de sauver le monde. »
LA NON-PUISSANCE EST LA CAPACITÉ DE FAIRE QUELQUE CHOSE ET LE CHOIX DE NE PAS LE FAIRE. IL S’AGIT D’UNE TRANSGRESSION.
Sortir de la loi de Larsen (« Les solutions aux problèmes que pose la technique seront techniques »), le christianisme comme pharmakôn, à la fois poison et antidote face aux dévastations de la terre – les deux amis sont d’accord là-dessus −, et profanation de la loi de Gabor par l’éthique de la non-puissance. C’est la conclusion que tire Frédéric Rognon de cette traversée de l’œuvre d’Ellul et Charbonneau.
Ce livre est accessible à toutes et tous. Il est écrit dans une langue claire et précise. Il permet une approche globale pour nous permettre d’agir localement, dans l’espérance, « au bord du gouffre, face à l’abîme… pour qu’un fil de lumière perce les ténèbres de l’avenir. »
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