Un livre de Sébastien Fontenelle
Alors que de véritables opérations de censure, en bonne et due forme, passent largement inaperçues, on ne compte plus les livres, mauvais et méchants, prenant pour cible la supposée « idéologie woke » et la chape de plomb qu’elle ferait peser sur les débats. Pourtant militant-es et chercheur-es peinent toujours, dans ce pays « républicain », à attirer l’attention sur ce qui devrait être au cœur des discussions : l’injustice et l’inégalité de traitement. En face, à l’inverse, les ignominies racistes, la haine des femmes, la phobie des minorités peuvent, en toute impunité, s’exprimer sur les plateaux télé. Contre ceux qui hurlent « on ne peut plus rien dire », il est urgent de rétablir la vérité : ils peuvent en fait « beaucoup dire ». Et est-ce bien normal ? Dans son dernier livre, Sébastien Fontenelle propose de réhabiliter le mot « censure » et, derrière cette proposition inattendue, de rappeler à tous et à toutes les vertus de l’attention à autrui.
Pour le mot « censure », les dictionnaires proposent plusieurs définitions.
Il s’agit, selon le Larousse, de « l’examen préalable fait par l’autorité compétente sur les publications, émissions et spectacles destinés au public et qui aboutit à autoriser ou interdire leur diffusion totale ou partielle ».
C’est bien sûr cette signification qui est le plus couramment retenue, parce qu’elle évoque la possibilité d’une interdiction, prononcée donc par une « autorité » apparaissant comme « compétente », que l’on imagine être principalement gouvernementale, mais qui peut tout aussi bien émaner d’une direction patronale si des dirigeants de groupes de presse empêchent ou limitent la diffusion de certaines informations ou de certains points de vue. C’est à cette censure-là, effectivement coercitive et détestable, que l’on pense immédiatement, par réflexe, lorsque ce mot vient dans une conversation.
Mais la censure est aussi, comme le précise le Robert, la « condamnation d’une opinion » jugée inconvenante, et cette précision est de quelque importance. Pour elle-même, d’abord, parce qu’il est toujours utile, dans une époque où ils sont méthodiquement vidés de leur signification par des propagandistes, de revenir au sens des mots.
Mais aussi et surtout parce qu’elle dit bien sur quelle ambiguïté sémantique jouent les idéologues qui dénoncent obsessionnellement un prétendu « retour de la censure ». Pour mieux empêcher la réfutation de leurs opinions, ils suggèrent que cette contradiction serait une interdiction, demandée par une autorité toute-puissante. Ce n’est bien sûr pas le cas, et cette suggestion est d’autant plus extravagante que, dans la réalité, les autorités étatiques ou patronales qui auraient le pouvoir de les censurer partagent au contraire nombre de leurs avis et croyances et que, lorsqu’il arrive que ces instances pratiquent effectivement la censure – en interdisant par exemple la diffusion d’un reportage ou en congédiant un humoriste jugé trop indocile –, elles y sont encouragées par les silences complices de ceux-là mêmes qui, par ailleurs, soutiennent mensongèrement qu’ « on ne peut plus rien dire ».
Mais ces mêmes idéologues se gardent bien, et pour cause, de préciser dans les innombrables articles et dossiers, et autres « débats » entre interlocuteurs partageant très majoritairement les mêmes fantasmes, qu’ils consacrent à une censure imaginaire, que ce mot important désigne aussi le fait de critiquer des comportements ou des propos jugés inconvenants.
S’ils rappelaient cette définition, ce terme ainsi rendu à sa polysémie perdrait beaucoup de la charge négative dont ils l’alourdissent lorsqu’ils en usent pour disqualifier leurs contradicteurs. S’ils rappelaient cette définition, la censure dont ils se plaignent apparaîtrait dans un premier temps pour ce qu’elle est réellement : une réfutation de leurs affirmations, et autres sommations. Cette prétendue censure est en vérité un double rappel, au scrupule, d’abord, de ne blesser personne par des anathémisations injustifiables sans lequel aucune vie en société ne peut être sérieusement envisagée, et au respect, d’autre part, de la vérité des faits.
En France, cette sollicitude envers autrui est, de fait, encadrée, comme l’est aussi l’acquiescement à quelques réalités factuelles. C’est l’objet, d’une part, des lois qui répriment les provocations « à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes en raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée[Code pénal, article R625-7.]] » ou « de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou identité de genre ou de leur handicap », et, d’autre part, des lois, dites mémorielles, qui punissent « la négation, la minoration ou la banalisation outrancière de l’existence » [1] des génocides et des crimes contre l’humanité.
Par une très signifiante coïncidence, ces textes législatifs se trouvent être ceux qui sont présentés comme liberticides par les bonimenteurs qui, à l’image d’Éric Zemmour, se plaignent en permanence d’être victimes de censures qui n’existent que dans leur imagination. Cela dit évidemment qu’ils ont parfaitement conscience que leurs propos tombent – ou sont susceptibles de tomber – sous le coup de la loi. Mais cela révèle aussi que lorsqu’ils prétendent œuvrer pour la protection de la liberté d’expression, ils réclament en réalité un droit de stigmatiser autrui, et d’infliger à certains de leurs contemporains toujours plus d’affliction, de chagrin, de souffrance. Cela montre, en somme, leur sinistre vision du monde.
L’affirmation selon laquelle « on ne peut plus rien dire » en France, répétée en boucle par des commentateurs solidement installés dans cette rente victimaire et qui disposent d’un accès illimité à des tribunes médiatiques, est fausse et mensongère. Il est vrai en revanche, et ce n’est pas du tout la même chose, qu’on ne peut pas tout dire, puisque des lois – dont un Éric Zemmour prône l’abolition – excluent les proférations racistes et sexistes et les propos négationnistes du champ de ce qui est dicible.
Cette limitation est heureuse, car, outre qu’elle est conforme à l’esprit et à la lettre de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 – dont l’article 4 dispose que « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui », et que « ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi » –, les provocations à la discrimination, à la haine et à la violence n’ont d’autre effet que de provoquer, sans surprise, toujours plus de discriminations, de haine et de violence. C’est ce que constate notamment la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), autorité administrative indépendante, chargée de veiller au respect et à la mise en œuvre des droits humains et de combattre les atteintes aux libertés publiques et aux droits fonda- mentaux, qui rappelle ainsi régulièrement, dans ses rapports annuels, que la libération d’un « discours raciste » dans l’espace public se traduit par une « augmentation des actes et menaces » visant des minorités.
Répétons-le, pour finir : contrairement à ce que prétendent les boutefeux qui réclament un droit de dire leurs haines publiquement, la réprobation des anathèmes liés à la race ou au genre et des mensonges négationnistes n’est en aucun cas une censure. Ceux qui la présentent comme une « tyrannie » de la bien-pensance sont des menteurs, en même temps que des suppôts de la véritable censure, sans guillemets, qui s’exerce par mille procédés contre quiconque s’oppose à leurs appels à la guerre de tous contre tous. Cette réprobation est en réalité le rappel nécessaire que certains discours discriminatoires ne peuvent pas être tenus impunément dans l’espace public, et doivent donc effectivement pouvoir faire l’objet de réfutations. Il y a là une exigence démocratique dont la légitimité ne devrait plus être questionnée.
Car la liberté d’expression est aussi et d’abord celle de ne pas adhérer à des postulats infâmants ou à des conventions malsaines. Et celle, non moins évidemment, de rappeler que l’intolérance n’est pas tolérable, et qu’on ne peut par conséquent pas tout dire. Car aucune société réellement rétive aux pires censures ne peut laisser prospérer sans péril les appels à la discrimination, à la haine ou à la violence, et la normalisation du mensonge.
lmsi.net
P.-S.
Lire cet autre extrait du livre de Sébastien Fontenelle :
https://lmsi.net/Complicites-intellectuelles
Le livre d’Alex Mahoudeau La Panique woke. Anatomie d’une offensive réactionnaire est paru aux éditions Textuel.
Note