Lettre ouverte à celles et ceux qui veulent entendre
Le texte qui suit, paru dans L’Humanité le mercredi 21 septembre, et reproduit ici avec l’amicale autorisation de son auteur Simon Abkarian, interpelle avant tout les realpoliticiens de droite qui nous gouvernent, en France et en Europe. Mais le travail d’alerte qu’il effectue, et les questions qu’il pose, peuvent dans une large mesure être adressées aussi aux oppositions, aux gauches et aux mouvements progressistes, notamment anti-impérialistes. Sa lecture, et la mobilisation qu’il appelle, nous parait en tout cas urgente.
Madame Von der Leyen la présidente de la commission européenne, sanctionne Poutine à juste titre et encense Aliyev. Elle préfère un autocrate à un autre. Il y aurait donc, un gaz devenu intolérable, le gaz russe et un gaz noble, celui qui va chauffer nos prochains hivers, celui venu de la Caspienne, le gaz azérie. Il y aurait, selon madame von der Leyen, deux produits chimiquement identiques mais moralement différents. En effet l’un serait trouble, l’autre pur. Il y a donc une politique bien réelle qui consiste à mettre en lumière et condamner (et il le faut) l’invasion de Moscou et accepter celle de Bakou. Quoi qu’en dise la presse française hormis Le Figaro, c’est une agression, une invasion menée par l’Azerbaïdjan à l’encontre d’un pays souverain l’Arménie. Il y a un agresseur et un agressé, comme en Ukraine mesdames et messieurs, comme en Ukraine.
Oui, il faut dire et condamner les brutalités et les exactions de l’armée russe mais pourquoi taire celles perpétrées sur le sol arménien par l’armée azérie, qui viole, tue, démembre, décapite, mutile, hommes et femmes capturés sur le champs de bataille. Une armée qui bombarde des civils dans leur sommeil, en usant d’armes interdites telle que les bombes au phosphore ou celles à fragmentation. Une armée qui grignote et annexe des villages et des villes, des montagnes et des rivières, qui brûle les forêts ancestrales et détruit les traces plurimillénaires de la présence arménienne sur ses terres historiques.
Une armée qui refuse et ce malgré les conventions internationales qui régissent les lois de la guerre, de libérer les prisonniers arméniens qui croupissent depuis deux ans dans ses prisons.
Qu’est ce qui fait qu’on s’inquiète plus d’un peuple que d’un autre ?
Est-ce la proximité géographique et culturelle ?
Chrétiens ? Musulmans ?
Est-ce la couleur de la peau, celle des cheveux qui feraient la différence ?
Je n’ose le croire et pourtant je me surprends à me poser les pires des questions.
D’où vient-elle cette ségrégation compassionnelle ?
Est-elle linguistique, historique, philosophique ?
Est-elle orchestrée, si oui par qui et à quelles fins.
Ou bien est-ce de nouveau le fait racial qui serait le fondement de nos solidarités sélectives ?
Faudra t-il nous teindre les cheveux pour un peu plus d’attention ?
Notre sang n’est-il pas aussi rouge que celui des Ukrainiens ?
Nos enfants sont-ils sortis de la fente d’un mur ?
Nos parents endeuillés ne sont-ils pas dignes de cette solidarité réparatrice ?
Les Arméniens ne font-ils pas partie de la maison des hommes ?
Leur histoire ne pèse t-elle rien dans l’évolution de l’humanité ?
N’avons nous pas le droit au droit ?
Aliyev caracole sur la scène du monde, drapé dans son costume de business man occidental, il joue le rôle de l’homme providentiel dont les méfaits à l’encontre de la population humaine ne souffrent aucune question ou contestation ?
L’habit ne fait peut-être pas le moine mais il peut faire illusion, surtout s’il est taillé dans l’étoffe des pétrodollars. Et c’est le temps de cette « illusion » qui annonce et déclenche le pire. C’est cette supercherie diplomatique qui nous jette dans les bras de la guerre. C’est cette mise en scène hypocrite et honteuse qui donnent des ailes aux despotes de la planète entière.
Madame Von der Leyen, une pragmatique à faire rougir l’ancien ministre Le Drian, voit en Aliyev un partenaire fiable. La scène se passe à Bakou, je la cite.
« L’Union européenne a donc décidé de se diversifier au-delà de la Russie et de se tourner vers des partenaires plus fiables et dignes de confiance. Et je suis heureuse de compter l’Azerbaïdjan parmi eux. »
N’est-ce pas une infamie que de dire une chose pareille quand il pleut des oiseaux morts dans les yeux des mères arméniennes orphelines de leurs enfants ? Cette prise de parole n’est-elle pas une abjection, alors que les armées turque et azérie sont prêtes pour une invasion de grande envergure ? Fiable ? En quoi ? En sa liberté d’expression ? Les opposants azéris sont morts, en fuite ou en prison. Le pluralisme n’existe pas en Azerbaïdjan, tout les organes de presse sont sous contrôle du régime. Digne de quelle confiance ? Celle d’un despote qui jure d’effacer l’Arménie de la face du monde ?
Nous savons où mène le déshonneur, l’histoire nous l’a montré. Ce sont ces poignées de mains immorales, ces deals contre nature, qui petit à petit rongent et avilissent notre utopie démocratique. C’est cette absence totale d’éthique, ce sont ces trahisons politiques à répétition qui sous couvert de pragmatisme financier, nous font plier le genou devant ce que les temps modernes ont produit de pire ; le fascisme. C’est une avancée à rebours qui nous entraîne vers les ténèbres de la guerre.
Ce « pas » de madame von der Leyen vers monsieur Aliyev est la direction opposée du progrès. Elle est une régression historique qui dira son désastre plus tard. Ce n’est pas de la géopolitique mais le calcul d’une technocrate dénuée du sens politique qu’exige sa fonction. En serrant la main du despote, elle annule en un geste, toute équité et foule au pied la majesté de son titre et le droit au peuple arménien de défendre son intégrité territoriale. Pire elle se rend complice du crime à venir. Ceux qui en 2022 brandissent l’épée de la re-conquête, sont les enfants des génocidaires du siècle dernier. Seulement cette fois ils avancent masqués et se camouflent dans le costume du business man européen. Contrats après contrats, grâce à leurs ressources ils achètent tout ce qui peut l’être.
Enclavé entre la Turquie et la Russie, toutes deux nostalgiques de leurs grandeurs déchues, le peuple arménien se retrouve de nouveau dans l’indicible situation de 1915.
Mais cette fois il risque de ne plus avoir de refuge qui puisse l’abriter.
Ce qu’il lui reste de son pays antique risque de disparaître à son tour.
Les vies n’ont pas la même valeur selon où elles se trouvent au moment où elles sont fauchées.
Le conflit au Yémen nous l’a hélas déjà prouvé. Les kurdes qui continuent de subir dans une indifférence obscène, l’obsession guerrière d’Erdogan, en est la preuve.
Erdogan, Aliyev et Poutine sont les mêmes despotes pétris de cette même brutalité qui est l’apanage de tous les tyrans. Ils font des affaires, planifient, s’accaparent, se partagent des territoires et des ressources qui ne sont pas les leurs, s’entendent et négocient les armes à la main, et si l’Arménie ou un autre pays devient un obstacle à leurs intérêts respectifs ils le détruisent ou du moins ils essaient.
Nous aussi comme les Ukrainiens et comme tous les autres peuples, voulons naitre, vivre et mourir en paix sur nos terres historiques. Nous aussi aspirons à un monde juste, basé sur le droit et le respect de l’autre, et quand nous sommes menacés comme nous le sommes aujourd’hui, nous aussi souhaiterions avoir la même attention et à défaut de bénéficier d’un traitement diplomatique et médiatique digne de ce nom, nous voudrions un peu de ces armes qui font la différence, et rétablissent l’équilibre sur le champ de bataille. Nous ne voulons plus de cette solidarité toujours en retard d’un massacre, nous voulons le droit. Nous ne voulons plus de ces avions venus de France et d’ailleurs, gorgés de nourritures et d’articles de première nécessité. Nous voulons le droit. Nous ne voulons plus de l’exil forcé, ni d’un autre génocide à commémorer, ni invoquer encore Némésis la déesse de la vengeance et de la juste colère.
Nous voulons le droit.
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