Un nouveau coup dur pour les élèves des Lycées Professionnels
Le coup de grâce est porté par le Président : la énième « réforme » vise à augmenter de 50 % la durée des stages en entreprises. Cela revient à vider l’enseignement professionnel de ses aspects technologiques et à réduire encore plus l’enseignement général. Le message est clair : la poursuite d’études n’est pas faite pour vous !
Nous sommes le 6 janvier 1959. La réforme Berthoin, du nom du ministre de l’éducation nationale du président De Gaulle, instaure deux mesures importantes pour faire face aux besoins économiques : le passage de la scolarité obligatoire de 14 à 16 ans et la réorganisation du système éducatif. Les Cours Complémentaires deviennent des Collèges d’Enseignement Général (CEG) et les Centres d’Apprentissage (CA) des Collèges d’Enseignement Technique (CET) ! Ces derniers sont les précurseurs du Lycée Professionnel d’aujourd’hui !
À côté d’un enseignement technique long en Lycées Techniques pour la formation des techniciens, est créé un enseignement technique court en 3 ans pour la formation au Certificat d’Aptitude Professionnelle (CAP) de salariés qualifiés : « L’État s’imposait comme l’instance suprême de délivrance des diplômes. Les établissements scolaires publics, indépendants des entreprises, devenaient des lieux légitimes et reconnus de formation »1
Ce qu’il est intéressant de noter, c’est la motivation de cette réforme : « Pour De Gaulle, l’État a une responsabilité en matière d’éducation : il lui faut assumer la responsabilité de former la jeunesse, ce qui signifie aussi évaluer les besoins, les possibilités, planifier l’action éducative. »2 Tout est dit.
Rapidement, ces établissements vont trouver leur place dans le système éducatif français. Dès 1961, 201.000 élèves fréquentent à temps plein les CET. En 1976, lorsqu’ils deviennent des Lycées d’Enseignement Professionnel (LEP), plus de 700.000 élèves fréquentent l’enseignement professionnel sous statut scolaire sur un total de 1.700.000 lycéens !
Signalons entre temps la réduction du CAP de 3 à 2 ans de formation et la création d’un Brevet d’Enseignement Professionnel (BEP) en 2 ans. Le BEP préparant à un secteur professionnel pour des élèves souhaitant poursuivre leurs études, le CAP à un métier et à l’insertion rapide.
C’est l’âge d’or de l’enseignement professionnel. Des Centres de Formation d’Apprentis (CFA) ont bien été créés en 1966 par opposition à la formation scolarisée mais ils n’accueillaient pas plus de 160.000 apprentis en 1970.
L’enseignement professionnel est largement soutenu et plébiscité. La qualité de cet enseignement va même être confortée en 1985 par la création d’un Baccalauréat Professionnel en deux ans. Les LEP deviennent alors des LP : Lycées Professionnels. A ce moment-là, ils accueillent près de 800.000 élèves (RERS). Ce sera l’apogée !
Attardons-nous quelque peu sur la place de cet enseignement professionnel sous statut scolaire dans les années 70-80.
En pleine expansion économique jusqu’en 1975, ce que l’on a appelé les 30 glorieuses, le taux de chômage des jeunes en France est à son plus bas niveau : 5 % en 1968, 4 % en 1970, 6 % en 1975, 10 % en 1979. Nul ne peut donc nier que l’enseignement professionnel a pris toute sa place dans la formation de la main d’œuvre qualifiée à cette époque-là.
Personne ne parlait de l’excellence de l’apprentissage. Les employeurs se bousculaient auprès des Chefs de travaux de nos CET puis LEP pour embaucher les gamins formés à temps plein dans nos établissements. Il est vrai que l’état ne lésinait pas non plus sur la formation des enseignants : depuis 1946, 7 Ecoles normales Nationales d’Apprentissage formaient sur deux ans les professeurs de l’enseignement professionnel, recrutés par concours. Les stages de ces enseignants en CET ou LEP se faisaient en pratique accompagnée, c’est-à-dire en présence constante du professeur titulaire de la classe !
Toute comparaison avec la formation de nos enseignants aujourd’hui serait purement fortuite…N’oublions pas par ailleurs que le Bac Professionnel a permis à nos autorités d’atteindre le fameux 80 % d’une classe d’âge au niveau du Bac !
Mais le succès de ces établissements auprès des jeunes et de leurs familles ne pouvait durer. Combien de fois ai-je entendu ou lu “ oui mais c’est une voie de relégation”, c’est “le lycée poubelle” ! Ce qu’il était impossible de ressentir quand vous aviez devant vous une trentaine d’élèves en enseignement général avides de savoirs et soucieux de garder leur dignité. L’enseignement général : j’ai prononcé le mot de trop !
Pour le patronat, à quoi bon donner de l’enseignement général – et de la législation du travail ! – aux jeunes des classes populaires qui allaient fournir la main d’œuvre ouvrière.
Témoignage d’une enseignante lors d’un colloque à grand frais organisé par le Medef en 1994 pour s’attirer les faveurs du monde enseignant : « De Calan3 nous a expliqué que nous devions habituer nos élèves à l’idée qu’un tiers d’entre-eux resteraient sur le carreau. L’UIMM4 occupait le terrain pour diffuser son idéologie. Il fallait éduquer les élèves à obéir, à ne pas trop développer leur esprit critique. »5
Le travail de lobbying commençait pour récupérer l’ensemble de la formation professionnelle et mettre à mal l’enseignement professionnel sous statut scolaire !
Les crises de 1973-1974 puis de 1978-1981 ont été les premières étapes de la grande inversion entre l’enseignement professionnel sous scolaire et la formation patronale par l’apprentissage. L’école a été rapidement accusée d’être à l’origine du chômage des jeunes alors que celui-ci se développait partout en Europe et pour toutes les catégories d’âge.
En réalité, le patronat ne voulait plus de l’enseignement professionnel pour former sa MO. Ce qu’il voulait, c’était développer la formation par apprentissage pour profiter d’une force de travail à bas coût, rapidement employable et rentable !
Et les politiques ne vont avoir de cesse de répondre à leurs attentes : loi Seguin pour développer l’apprentissage sur le plan quantitatif (1987); loi Cresson pour doubler les effectifs en apprentissage, 230 000 apprentis en 1992; loi pour organiser un système de subventions aux employeurs d’apprentis (1993) …et ainsi de suite jusqu’à la loi Pénicaud de 2018 libéralisant totalement le marché de la formation et donnant tous les pouvoirs aux branches professionnelles tout en dépossédant les Régions de leurs responsabilités dans ce domaine.
Sans oublier, bien sûr, les primes Macron pour le recrutement d’apprentis en juillet 2020, rendant leur recrutement gratuit ou quasi gratuit la première année !
Résultat : 230.000 apprentis en 1992, 834.000 en 2021 ! Pour arriver à ce chiffre, il est bien évident que les dépenses pour l’apprentissage ont explosé de telle sorte que leur montant a horrifié les magistrats de la cour des Comptes (11,3 milliards) ! Dont 4 Mds d’aides exceptionnelles de l’État en 2021 !
Mais vous le savez, le nombre de jeunes n’est pas extensible. On reste dans le vieux principe des vases communicants. C’est ainsi que de “réformes” en “réformes”, les Lycées Professionnels ont perdu 100.000 élèves en 17 ans : 724.000 en 2005, 657.000 en 2012, 657.000 en 2017, 626.000 en 2021 ! Rien n’est plus clair que les conséquences des “réformes” dites de rénovation ou de transformation : moins 80.000 élèves après la réforme du Bac Pro en 2008 (passage de 4 ans à 3 ans de formation avec Sarkozy-Darcos) et moins 30.000 élèves après celle de Macron-Blanquer en 2018.
Tout cela fait dans l’intérêt des élèves bien évidemment et sans que cela ne soulève aucune contestation publique car tout le monde se moque des élèves de LP. Ils ne font pas la Une des médias puisque ce ne sont pas les enfants de la bourgeoisie…Et chaque fois moins d’heures d’enseignement et moins de professionnalisation. Le Président a beau jeu de dire aujourd’hui que l’orientation en LP est un “gâchis” ! Tout a été fait pour…
On achève donc les Lycée Professionnels. Le coup de grâce est porté par le Président : la énième “réforme” va augmenter de 50 %, dès 2023, la durée des stages en entreprises pour les élèves de LP. Pour qu’ils aient encore moins d’heures de cours, encore moins d’heures de formation avec des enseignants. Pour qu’ils soient eux aussi rapidement corvéables. Pour que leur avenir soit l’employabilité immédiate. Adieu la formation méthodique et complète de l’Homme du travailleur et du citoyen !
L’État abandonne les enfants des classes populaires et s’en remet au patronat pour les former. Ou plutôt pour être, comme les apprentis, les petits soldats du capitalisme financier. C’est misérable. Car c’est bien une volonté politique de casser toute aspiration à la poursuite d’études et donc d’orienter les élèves, issus des classes modestes, vers des métiers pénibles qui peinent à recruter et qui sont mal rémunérés.
L’abondance n’est pas pour les 626.000 jeunes de nos Lycées Professionnels (un tiers de la jeunesse lycéenne) ! Par contre, pour l’apprentissage patronal, c’est open bar ! Sans contrôle ni contrepartie ! Qui s’en soucie ?
Christian Sauce et Nasr Lakhsassi ; sur le blog de mediapart
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Notes
1- Guy Brucy La grande inversion
2- Françoise Mayeur : “De Gaulle et l’éducation nationale”
3- Dominique De Calan, numéro 2 du patronat de la Métallurgie (UIMM)
4- UIMM : Union des industries et métiers de la métallurgie, branche influente du Medef
5- Servenay, Collombat, Charpier, Orange : Histoire secrète du patronat de 1945 à nos jours