Mort de Jean-René Auffray

Les algues vertes devant la justice

Le tribunal administratif de Rennes examine ce jeudi 27 octobre l’affaire de Jean-René Auffray, joggeur mort en 2016 dans une vasière de la baie de Saint-Brieuc. Sa famille attend que des mesures à la hauteur des enjeux soient prises.

Sur une plage d’Hillion (Côtes-d’Armor), l’amoncellement d’ulves illustre le laisser-faire des pouvoirs publics.

Pour Yann Auffray, sa mère et ses soeurs, c’est une « étape ». Ce jeudi 27 octobre, le tribunal administratif de Rennes (Ille-et-Vilaine) doit se pencher sur le décès de leur défunt père et mari : le 8 septembre 2016, Jean-René Auffray, 50 ans, sportif confirmé qui faisait un jogging dans l’estuaire du Gouessant, à Hillion, près de Saint-Brieuc (Côtes-d’Armor), est retrouvé mort dans une vasière.

Assez rapidement, une possible intoxication au sulfure d’hydrogène (H2S) – un gaz très toxique émanant des algues vertes (ulves) en décomposition – est suspectée. Mais l’affaire est classée sans suite.

En juin 2019, la famille décide de porter l’affaire devant les tribunaux « pour carence fautive des autorités publiques que sont la mairie d’Hillion, la communauté d’agglomération de Saint-Brieuc et la préfecture ». L’objectif : « voir reconnaître la faute commise par les autorités publiques et faire indemniser la famille pour le préjudice subi suite au décès de leur proche », précise Me François Lafforgue, l’avocat de la famille.

Un « danger qui ne se repère pas visuellement »

L’un des enjeux de cette audience portera notamment sur l’établissement ou non d’un lien entre le décès de Jean-René Auffray et les ulves. Un lien que ses proches n’avaient eux-mêmes « pas fait immédiatement ». « Mon père n’a pas été retrouvé dans un tas d’algues », admet Yann Auffray. Mais, comme le souligne Annie Le Guilloux, coprésidente de l’association Halte aux marées vertes, c’est un « danger qui ne se repère pas visuellement ».

Me Lafforgue pense d’ailleurs que ce « lien de causalité » peut être établi par le tribunal : « Du côté des adversaires, ils avancent le fait que l’autopsie a été réalisée dix-neuf jours après le décès et que, en l’absence de prise de sang immédiate, on ne peut pas avoir de certitude médicale sur l’intoxication par hydrogène. De notre côté, nous nous fondons sur un faisceau de présomptions qui permettent de faire ce lien : c’est au même endroit que des sangliers et des ragondins étaient morts en 2016. Les résultats des analyses toxicologiques laissaient peu de doutes sur l’origine de leur mort. Et deux chiens étaient déjà morts au même endroit en 2008. Les analyses menées quelques jours après le décès de Jean-René Auffray ont également révélé un taux extrêmement important de gaz, 1 000 ppm (parties par million –NDLR), une dose mortelle. Ces éléments nous permettent de dire que le gaz est susceptible d’être la cause de son décès, sachant que l’autopsie a permis d’écarter les causes de type malformation cardiaque. »

Une toxicité mise en cause depuis 2009

« Il faut que les responsabilités soient établies et reconnues, et que des mesures de fond à la hauteur des enjeux soient enfin prises afin que cesse ce fléau qui empoisonne nos côtes », attend l’association Halte aux marées vertes, qui sera présente ce jeudi au tribunal pour soutenir la famille Auffray. La toxicité des ulves en décomposition est en effet mise en cause depuis longtemps par les associations environnementales en Bretagne. « Ce n’est pas la première affaire » dans les Côtes-d’Armor, résume Annie Le Guilloux, évoquant entre autres la mort de Thierry Morfoisse, un transporteur d’algues décédé en 2009 à Binic.

« Malgré toutes les alertes lancées, notamment depuis la mort en 2011 de 36 sangliers au même endroit, jusqu’en 2016, aucune mesure n’a été prise par les autorités pour interdire l’accès de cette zone connue pour être dangereuse, où des niveaux d’hydrogène sulfuré extrêmement élevés avaient pourtant été relevés sous contrôle d’huissier », déplore la militante. À ses yeux, les mesures prises depuis dans l’estuaire du Gouessant – des pieux barrant symboliquement la zone, accompagnés de panneaux explicatifs – sont insuffisantes.

Surtout, le problème des ulves, qui contraint pourtant des collectivités à fermer des plages ponctuellement, mais à intervalles réguliers, n’est pas pris à la racine. Cette dernière est pourtant connue depuis cinquante ans : l’agriculture et les élevages intensifs bretons, qui rejettent massivement des nitrates dans les sols et les cours d’eau via les effluents (déjections animales).

Résultat, les eaux bretonnes se retrouvent saturées de nutriments dont les algues se nourrissent, notamment d’azote, directement issu des nitrates. Leur concentration dans les rivières est ainsi passée de moins de 5 mg/l dans les années 1960 à plus de 50 mg/l en moyenne dans les années 1990. Une prolifération d’algues vertes « à plus de 90 % d’origine agricole », selon un rapport de la Cour des comptes de 2021. Et si, entre 1990 et 2014, la concentration de nitrates a quasiment été réduite de moitié, selon ce même rapport, les taux stagnent, voire augmentent légèrement depuis.

L’inaction des pouvoirs publics confirmée six fois par les tribunaux

C’est le signe d’un laisser-faire, vivement dénoncé par les associations mais aussi de nombreuses institutions : « Arrivés au 7e cycle, l’inefficacité des plans d’action nitrates successifs est manifeste, comme celle de chacun des plans d’action régionaux, mais rien ne semble fait pour y remédier », assénait ainsi l’Autorité environnementale, en juillet 2021. « On en est au 3e plan algues vertes et au 7e plan d’action nitrates. Sauf qu’il n’est toujours pas question de remettre en cause l’élevage intensif.

Ces plans ne comportent rien de nouveau, si ce n’est des mesurettes recyclées », renchérit Annie Le Guilloux.

Dans son combat, l’association Halte aux marées vertes précise bien qu’elle n’est pas là pour « incriminer les agriculteurs ». « Ils sont pris en otage par les lobbies agroalimentaires, qui tiennent l’amont et l’aval. Les agriculteurs se retrouvent ubérisés : propriétaires de leur outil de production, sans en maîtriser les usages, contraints à une course permanente à l’endettement », analyse la militante.

Les proches de Jean-René Auffray ne disent pas autre chose. Yann, ses soeurs et sa mère préviennent : ils ne sont pas « dans l’optique de chercher des coupables », et encore moins de « cibler » les agriculteurs. « Il faut bien comprendre que ce ne sont pas les agriculteurs qu’on attaque. Derrière ce modèle, il y a des hommes qui n’ont plus le contrôle de leur outil de production. Il y a là de la misère sociale, économique, humaine, écologique. »

Mais, malgré les drames, le déni persiste. L’« inaction fautive » a pourtant été reconnue à plusieurs reprises par les juridictions publiques. « L’absence de prise de mesures pour lutter efficacement contre la prolifération des algues vertes dans cette zone a été confirmée par la cour administrative d’appel de Nantes à cinq reprises et par le tribunal de Rennes en 2018 », rappelle ainsi Me Lafforgue. « On remet systématiquement en cause le moindre accident. On est toujours en train de cultiver le doute sur le lien entre les algues, l’hydrogène sulfuré et les accidents, regrette Annie Le Guilloux. Le 14 octobre, au conseil régional, on a encore entendu la droite dire qu’il fallait s’occuper des stations d’épuration pour diminuer le problème des algues vertes, mais toutes seraient aux normes que ça ne changerait rien au phénomène ! »

Un protocole d’intervention médicale finalement mis en place en 2022

La militante rappelle qu’il a fallu attendre 2021 pour que soient installés en Bretagne 12 capteurs mesurant les taux d’hydrogène sulfuré. Et septembre 2022 pour la mise en place d’un protocole spécifique d’intervention en cas de suspicion d’intoxication, afin d’identifier les causes d’une mort suspecte ou d’un malaise (prélèvements à faire, quand et où les envoyer).

« Mais cela ne signifie pas que la situation est sous contrôle. Ce n’est pas parce qu’il y a une surveillance qu’il faut se résigner à vivre avec les algues vertes. Il faut se donner les moyens de les combattre à la racine », insiste la coprésidente de l’association, qui ne manque pas de rappeler que « toutes les avancées obtenues dans ce dossier l’ont été grâce au combat militant ».

« Nous voulons agir et non pas réagir », confie Yann Auffray, pour qui cette procédure s’apparente à une « démarche citoyenne ». « La procédure ne fera pas revenir mon père. Mais des algues vertes, il y en aura toujours, même si on les ramasse. Nous voulons que l’État soit confronté à ses responsabilités et qu’il agisse, qu’il s’attaque aux sources du problème afin de protéger les citoyens. »

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