Méditation sur l’obéissance et la liberté

Un texte de Simone Weil

Probablement écrit fin 1937 ou début 1938, ce texte de la philosophe Simone Weil (1909-1943) s’inscrit dans le sillage du Contre’Un. Discours de la servitude volontaire d’Étienne de La Boétie (1530-1563) et résonne aussi, à plusieurs reprises, des événements et interrogations des générations de l’entre-deux-guerres. Toutes les qualités reconnues à la jeune philosophe s’y rejoignent : simplicité de l’écriture, courage de la pensée, fécondité du propos, etc. Que ce soit pour quelques idées iconoclastes ou pour le raisonnement d’ensemble, on sort forcément plus intelligent de cette méditation, politique et morale, libre et intemporelle.

La soumission du plus grand nombre au plus petit, ce fait fondamental de presque toute organisation sociale, n’a pas fini d’étonner tous ceux qui réfléchissent un peu. Nous voyons, dans la nature, les poids les plus lourds l’emporter sur les moins lourds, les races les plus prolifiques étouffer les autres. Chez les hommes, ces rapports si clairs semblent renversés. Nous savons, certes, par une expérience quotidienne, que l’homme n’est pas un simple fragment de la nature, que ce qu’il y a de plus élevé chez l’homme, la volonté, l’intelligence, la foi, produit tous les jours des espèces de miracles. Mais ce n’est pas ce dont il s’agit ici. La nécessité impitoyable qui a maintenu et maintient sur les genoux les masses d’esclaves, les masses de pauvres, les masses de subordonnés, n’a rien de spirituel ; elle est analogue à tout ce qu’il y a de brutal dans la nature. Et pourtant elle s’exerce apparemment en vertu de lois contraires à celles de la nature. Comme si, dans la balance sociale, le gramme l’emportait sur le kilo.

Il y a près de quatre siècles, le jeune La Boétie, dans son Contr’Un, posait la question. Il n’y répondait pas. De quelles illustrations émouvantes pourrions-nous appuyer son petit livre, nous qui voyons aujourd’hui, dans un pays qui couvre le sixième du globe, un seul homme saigner toute une génération ! C’est quand sévit la mort que le miracle de l’obéissance éclate aux yeux. Que beaucoup d’hommes se soumettent à un seul par crainte d’être tués par lui, c’est assez étonnant ; mais qu’ils restent soumis au point de mourir sur son ordre, comment le comprendre ? Lorsque l’obéissance comporte au moins autant de risques que la rébellion, comment se maintient-elle ?

La connaissance du monde matériel où nous vivons a pu se développer à partir du moment où Florence, après tant d’autres merveilles, a apporté à l’humanité, par l’intermédiaire de Galilée, la notion de force. C’est alors aussi seulement que l’aménagement du milieu matériel par l’industrie a pu être entrepris. Et nous, qui prétendons aménager le milieu social, nous n’en posséderons pas même la connaissance la plus grossière aussi longtemps que nous n’aurons pas clairement conçu la notion de force sociale. La société ne peut pas avoir ses ingénieurs aussi longtemps qu’elle n’aura pas eu son Galilée. Y a-t-il en ce moment, sur toute la surface de la terre, un esprit qui conçoive même vaguement comment il se peut qu’un homme, au Kremlin, ait la possibilité de faire tomber n’importe quelle tête dans les limites des frontières russes ?

Les marxistes n’ont pas facilité une vue claire du problème en choisissant l’économie comme clef de l’énigme sociale. Si l’on considère une société comme un être collectif, alors ce gros animal, comme tous les animaux, se définit principalement par la manière dont il s’assure la nourriture, le sommeil, la protection contre les intempéries, bref la vie. Mais la société considérée dans son rapport avec l’individu ne peut pas se définir simplement par les modalités de la production. On a beau avoir recours à toutes sortes de subtilités pour faire de la guerre un phénomène essentiellement économique, il éclate aux yeux que la guerre est destruction et non production. L’obéissance et le commandement sont aussi des phénomènes dont les conditions de la production ne suffisent pas à rendre compte. Quand un vieil ouvrier sans travail et sans secours périt silencieusement dans la rue ou dans un taudis, cette soumission qui s’étend jusque dans la mort ne peut pas s’expliquer par le jeu des nécessités vitales. La destruction massive du blé, du café, pendant la crise est un exemple non moins clair. La notion de force et non la notion de besoin constitue la clef qui permet de lire les phénomènes sociaux.

Galilée n’a pas eu à se louer, personnellement, d’avoir mis tant de génie et tant de probité à déchiffrer la nature ; du moins ne se heurtait-il qu’à une poignée d’hommes puissants spécialisés dans l’interprétation des Écritures. L’étude du mécanisme social, elle, est entravée par des passions qui se retrouvent chez tous et chez chacun. Il n’est presque personne qui ne désire soit bouleverser, soit conserver les rapports actuels de commandement et de soumission. L’un et l’autre désir met un brouillard devant le regard de l’esprit, et empêche d’apercevoir les leçons de l’histoire, qui montre partout les masses sous le joug et quelques-uns levant le fouet.

Les uns, du côté qui fait appel aux masses, veulent montrer que cette situation est non seulement inique, mais aussi impossible, du moins pour l’avenir proche ou lointain. Les autres, du côté qui désire conserver l’ordre et les privilèges, veulent montrer que le joug pèse peu, ou même qu’il est consenti. Des deux côtés, on jette un voile sur l’absurdité radicale du mécanisme social, au lieu de regarder bien en face cette absurdité apparente et de l’analyser pour y trouver le secret de la machine. En quelque matière que ce soit, il n’y a pas d’autre méthode pour réfléchir. L’étonnement est le père de la sagesse, disait Platon.

Puisque le grand nombre obéit, et obéit jusqu’à se laisser imposer la souffrance et la mort, alors que le petit nombre commande, c’est qu’il n’est pas vrai que le nombre soit une force. Le nombre, quoi que l’imagination nous porte à croire, est une faiblesse. La faiblesse est du côté où on a faim, où on s’épuise, où on supplie, où on tremble, non du côté où on vit bien, où on accorde des grâces, où on menace. Le peuple n’est pas soumis bien qu’il soit le nombre, mais parce qu’il est le nombre. Si dans la rue un homme se bat contre vingt, il sera sans doute laissé pour mort sur le pavé. Mais sur un signe d’un homme blanc, vingt coolies annamites peuvent être frappés à coups de chicotte, l’un après l’autre, par un ou deux chefs d’équipe.

La contradiction n’est peut-être qu’apparente. Sans doute, en toute occasion, ceux qui ordonnent sont moins nombreux que ceux qui obéissent. Mais précisément parce qu’ils sont peu nombreux, ils forment un ensemble. Les autres, précisément parce qu’ils sont trop nombreux, sont un plus un plus un, et ainsi de suite. Ainsi la puissance d’une infime minorité repose malgré tout sur la force du nombre. Cette minorité l’emporte de beaucoup en nombre sur chacun de ceux qui composent le troupeau de la majorité. Il ne faut pas en conclure que l’organisation des masses renverserait le rapport ; car elle est impossible. On ne peut établir de cohésion qu’entre une petite quantité d’hommes. Au-delà, il n’y a plus que juxtaposition d’individus, c’est-à-dire faiblesse.

Il y a cependant des moments où il n’en est pas ainsi. À certains moments de l’histoire, un grand souffle passe sur les masses ; leurs respirations, leurs paroles, leurs mouvements se confondent. Alors rien ne leur résiste. Les puissants connaissent à leur tour, enfin, ce que c’est que de se sentir seul et désarmé ; et ils tremblent. Tacite, dans quelques pages immortelles qui décrivent une sédition militaire, a su parfaitement analyser la chose. « Le principal signe d’un mouvement profond, impossible à apaiser, c’est qu’ils n’étaient pas disséminés ou manœuvrés par quelques-uns, mais ensemble ils prenaient feu, ensemble ils se taisaient, avec une telle unanimité et une telle fermeté qu’on aurait cru qu’ils agissaient au commandement. » Nous avons assisté à un miracle de ce genre en juin 1936, et l’impression ne s’en est pas encore effacée.

De pareils moments ne durent pas, bien que les malheureux souhaitent ardemment les voir durer toujours. Ils ne peuvent pas durer, parce que cette unanimité, qui se produit dans le feu d’une émotion vive et générale, n’est compatible avec aucune action méthodique. Elle a toujours pour effet de suspendre toute action, et d’arrêter le cours quotidien de la vie. Ce temps d’arrêt ne peut se prolonger ; le cours de la vie quotidienne doit reprendre, les besognes de chaque jour s’accomplir. La masse se dissout de nouveau en individus, le souvenir de sa victoire s’estompe ; la situation primitive, ou une situation équivalente, se rétablit peu à peu ; et bien que dans l’intervalle les maîtres aient pu changer, ce sont toujours les mêmes qui obéissent.

Les puissants n’ont pas d’intérêt plus vital que d’empêcher cette cristallisation des foules soumises, ou du moins, car ils ne peuvent pas toujours l’empêcher, de la rendre le plus rare possible. Qu’une même émotion agite en même temps un grand nombre de malheureux, c’est ce qui arrive très souvent par le cours naturel des choses ; mais d’ordinaire cette émotion, à peine éveillée, est réprimée par le sentiment d’une impuissance irrémédiable. Entretenir ce sentiment d’impuissance, c’est le premier article d’une politique habile de la part des maîtres.

L’esprit humain est incroyablement flexible, prompt à imiter, prompt à plier sous les circonstances extérieures. Celui qui obéit, celui dont la parole d’autrui détermine les mouvements, les peines, les plaisirs, se sent inférieur non par accident, mais par nature. À l’autre bout de l’échelle, on se sent de même supérieur, et ces deux illusions se renforcent l’une l’autre. Il est impossible à l’esprit le plus héroïquement ferme de garder la conscience d’une valeur intérieure, quand cette conscience ne s’appuie sur rien d’extérieur. Le Christ lui-même, quand il s’est vu abandonné de tous, bafoué, méprisé, sa vie comptée pour rien, a perdu un moment le sentiment de sa mission ; que peut vouloir dire d’autre le cri : « Mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ? » Il semble à ceux qui obéissent que quelque infériorité mystérieuse les a prédestinés de toute éternité à obéir ; et chaque marque de mépris, même infime, qu’ils souffrent de la part de leurs supérieurs ou de leurs égaux, chaque ordre qu’ils reçoivent, surtout chaque acte de soumission qu’ils accomplissent eux-mêmes les confirme dans ce sentiment.

Tout ce qui contribue à donner à ceux qui sont en bas de l’échelle sociale le sentiment qu’ils ont une valeur est dans une certaine mesure subversif. Le mythe de la Russie soviétique est subversif pour autant qu’il peut donner au manœuvre d’usine communiste renvoyé par son contremaître le sentiment que malgré tout il a derrière lui l’armée rouge et Magnitogorsk, et lui permettre ainsi de conserver sa fierté. Le mythe de la révolution historiquement inéluctable joue le même rôle, quoique plus abstrait ; c’est quelque chose, quand on est misérable et seul, que d’avoir pour soi l’histoire. Le christianisme, dans ses débuts, était lui aussi dangereux pour l’ordre. Il n’inspirait pas aux pauvres, aux esclaves, la convoitise des biens et de la puissance, tout au contraire ; mais il leur donnait le sentiment d’une valeur intérieure qui les mettait sur le même plan ou plus haut que les riches, et c’était assez pour mettre la hiérarchie sociale en péril. Bien vite il s’est corrigé, a appris à mettre entre les mariages, les enterrements des riches et des pauvres la différence qui convient, et à reléguer les malheureux, dans les églises, aux dernières places.

La force sociale ne va pas sans mensonge. Aussi tout ce qu’il y a de plus haut dans la vie humaine, tout effort de pensée, tout effort d’amour est corrosif pour l’ordre. La pensée peut aussi bien, à aussi juste titre, être flétrie comme révolutionnaire d’un côté, comme contre-révolutionnaire de l’autre. Pour autant qu’elle construit sans cesse une échelle de valeurs « qui n’est pas de ce monde », elle est l’ennemie des forces qui dominent la société. Mais elle n’est pas plus favorable aux entreprises qui tendent à bouleverser ou à transformer la société, et qui, avant même d’avoir réussi, doivent nécessairement impliquer chez ceux qui s’y vouent la soumission du plus grand nombre au plus petit, le dédain des privilégiés pour la masse anonyme et le maniement du mensonge. Le génie, l’amour, la sainteté méritent pleinement le reproche qu’on leur fait des fois de tendre à détruire ce qui est sans rien construire à la place. Quant à ceux qui veulent penser, aimer, et transposer en toute pureté dans l’action politique ce que leur inspire leur esprit et leur cœur, ils ne peuvent que périr égorgés, abandonnés même des leurs, flétris après leur mort par l’histoire, comme ont fait les Gracques.

Il résulte d’une telle situation, pour tout homme amoureux du bien public, un déchirement cruel et sans remède. Participer, même de loin, au jeu des forces qui meuvent l’histoire n’est guère possible sans se souiller ou sans se condamner d’avance à la défaite. Se réfugier dans l’indifférence ou dans une tour d’ivoire n’est guère possible non plus sans beaucoup d’inconscience. La formule du « moindre mal », si décriée par l’usage qu’en ont fait les social-démocrates, reste alors la seule applicable, à condition de l’appliquer avec la plus froide lucidité.

L’ordre social, quoique nécessaire, est essentiellement mauvais, quel qu’il soit. On ne peut reprocher à ceux qu’il écrase de le saper autant qu’ils peuvent ; quand ils se résignent, ce n’est pas par vertu, c’est au contraire sous l’effet d’une humiliation qui éteint chez eux les vertus viriles. On ne peut pas non plus reprocher à ceux qui l’organisent de le défendre, ni les représenter comme formant une conjuration contre le bien général. Les luttes entre concitoyens ne viennent pas d’un manque de compréhension ou de bonne volonté ; elles tiennent à la nature des choses, et ne peuvent pas être apaisées, mais seulement étouffées par la contrainte. Pour quiconque aime la liberté, il n’est pas désirable qu’elles disparaissent, mais seulement qu’elles restent en deçà d’une certaine limite de violence.

Pour aller plus loin, voir :
Simone Weil,
Oppression et liberté, Gallimard, Coll. Espoir, Paris, 1955 ; version téléchargeable :

https://drive.google.com/file/d/1YTHswQXQnpHPwnotH4xW7Mo48QbV1FSM/view
Simone Weil,
Œuvres, Gallimard, Coll. Quarto, Paris, 1999, 1288 pages
Étienne de La Boétie,
Discours de la servitude volontaire ou Le Contr’Un, vers 1548 ; version téléchargeable :

https://drive.google.com/file/d/1gJhTGWN8suRbfiyTioZCFT8NjPMcR_z_/view

lantivol.com/2022/09/meditation-sur-lobeissance-et-la-liberte.html