Syndicaliste, militant politique au PSU, porte-parole des Verts Aveyron, Alain Desjardin a œuvré toute sa vie au service des autres…
L’homme politique et syndicaliste Alain Desjardin est décédé le samedi 9 novembre 2019.
Né dans un village de la Somme en 1935, Alain Desjardin a eu une vie captivante et riche, le menant du Nord-Pas-de-Calais au Larzac en passant par le monde entier, qu’il a raconté dans un ouvrage « Une vie pour… Ici et là-bas, solidaire », paru en 2008 aux éditions du Petit Pavé.
Alain Desjardin a fait, enfant, l’expérience de la Seconde Guerre mondiale. Pour mettre de la distance avec le travail harassant de maraîchage dans l’entreprise familiale, il choisit à 19 ans, de faire une préparation militaire, suivie de son engagement chez les parachutistes. Mais le conflit en Algérie et l’expérience coloniale provoquent en lui un vrai séisme.
Temps de ruptures décisives et volonté d’une autre vie : Alain Desjardin devient ouvrier, militant syndical et acteur de l’éducation populaire. L’implication nourrit des choix où va primer le collectif : Mai-68, Larzac et Lip, Confédération paysanne, Les Verts, Accueil-Paysan, soutien actif aux Sahraouis et au sursaut polynésien contre les diktats nucléaires. Des combats pour la dignité qui intègrent aussi les valeurs de l’écologie politique.
Membre de la Joc puis de l’Aco et syndicaliste à la CFDT dans les années 1960, militant chez les paysans-travailleurs puis à la Confédération paysanne dont il est un des cofondateurs, militant politique au PSU puis chez les Verts dont il a été un temps membre du Conseil national et porte-parole des Verts Aveyron de 1989 à 1998, Alain Desjardin a œuvré toute sa vie au service des autres et pour l’avènement d’une autre société plus écologique et plus solidaire.
Prévoyant depuis longtemps les désastres écologiques que nous connaissons actuellement, du réchauffement climatique à la perte de la biodiversité et aux pollutions diverses, il a été de toutes les luttes : contre les élevages industriels, les OGM, les pesticides, la malbouffe, le « tout bagnole et camions », le nucléaire. Mais aussi pour la défense des circuits courts de distribution, pour une agriculture paysanne, pour une éducation populaire proche des gens.
De mars 1973 à mars 2001, Alain Desjardin a été candidat 17 fois à des élections diverses : municipales, cantonales, régionales, législatives et sénatoriales, pour les Verts.
Alain dédicaçait souvent son ouvrage ainsi : « L’émancipation des gens ordinaires est toujours une priorité pour moi. Je ne crois pas à un changement de société sans l’éducation populaire organisée depuis le terrain. C’est exigeant et passionnant. »
Bernard Dréano, président du CEDETIM
** **
De la haine à l’amour
Aîné de 8 enfants, fils de maraîcher. En 1949, mon père a sorti de sa maison mon instituteur et le curé du village, venus le supplier de m’envoyer au collège après un C.E.P. bien classé. Quelques années plus tard, mon père a souhaité que je fasse mon service militaire à la base aérienne de Creil (à 12 kms), mais vu mon niveau, je me suis dit : « Je vais balayer les pistes et revenir au village travailler pour mon père.»
Le choix
Je m’inscris à la préparation militaire et vais voir les gendarmes. Je pointe le doigt sur un point de la carte, loin de la maison. Ça y est, si je veux m’éloigner du père, je n’ai qu’à choisir les paras. Je suis premier en sport, à la caserne de Beauvais. Quand je montre à mon père l’ordre de convocation (14ème D.B.I. à Toulouse) pour le 21 décembre 1955, son regard s’empourpre. J’ai gagné!
Mes classes
Niel, une caserne en ébullition. On y désarme plusieurs compagnies pour disparition d’armement. Elles sont composées majoritairement d’Algériens ! Aux bleus que nous sommes, on nous fait comprendre qu’en plus ils « ont des tendances de.. pédés » (sic). Mais ça va vite ; les classes et les brimades commencent. En plus « des lents et pas dégourdis », il y a ceux qui de la France profonde du Nord parlent mal, ils sont punis et mis en quarantaine par les gens du Sud, majoritaires.
Comme je m’y étais engagé en faisant mes 3 jours à Cambrai, je suis volontaire pour le stage de saut à Pau. Ceux qui refusent de sauter en parachute, ne peuvent circuler sur la base qu’en courant. Puis, c’est l’école des caporaux. C’est intense, je souffre, ne dis rien. De Montech à Caylus, puis Montauban, tout est bien organisé pour le dressage:
-
apprentissage des chants de virilité, de haine
-
surveillance des rappelés qui cassent tout au camp de Caylus (avril 1956)
-
commandos contre la caserne des gardes mobiles, près du quartier Doumer à Montauban
-
matchs de ballon militaire, des appelés contre des engagés, tous les coups sont permis
-
marches de nuits et tirs au réel…
Le départ vers l’Algérie
Après le tri des « meilleurs» soldats, il faut attendre l’embarquement à Marseille. Pour garder le moral et montrer notre détermination, chaque soir nous voit descendre du quartier Nord de Marseille, vers le port, en passant en lignes dans les quartiers où il y a des «ratons » (1). La majorité des appelés ne comprend pas bien : sans raison apparente, nous assistons aux tabassages systématiques, par des paras engagés et gradés, d’Algériens qui ne se déplacent « pas assez vite ».
De la Cannebière et de rues perpendiculaires, on nous invite à la rencontre de prostituées. Rires, rixes, casses, soûlographies… puis le retour groupé, on ne sait jamais. Le 25 juin 1956, on embarque. La mer, sur le Sidi-Ferruch, ce n’est pas fait pour des paras !
Débarqués le 26 juin 1956 à Oran, dans une caserne au-dessus de la ville, nous avons droit au premier discours sur nos tâches : participer au maintien de l’ordre de l’Algérie française, protéger les populations, arrêter les suspects, etc… La nuit suivante, par le train, avec 5 cartouches par P.M., nous gagnons Boufarik. Notre base : une usine de transformation d’agrumes.
Les opérations se succèdent rapidement; nous souffrons de la chaleur, de la soif, de la diarrhée (2), du manque de sommeil, du courrier en retard. Pour galvaniser le moral des troupes, de retour d’opérations : revues d’armes, visite de généraux, défilés, applaudissements de médaillés algériens et de pieds-noirs. Afin d’éviter les contacts locaux, algériens et femmes blanches, on nous change souvent de base.
C’est en Kabylie que je fais mon premier saut, dans l’horreur… Nous avons «ratissé » plusieurs centaines de suspects. Un de mes hommes (Saléro, pied-noir marocain) interroge devant moi (en arabe) un grand bel homme et… d’une rafale, l’assassine. Dans la nuit qui suit, je me jurai, avec d’autres caporaux, de comprendre : nous sommes une force coloniale, et quoi encore ?
Les mois passent. En hélicoptère, en camion, nous sommes transportés d’un secteur à ratisser à un autre avec pour tâches : le regroupement des populations, la destruction et le pillage pour supprimer aux fellaghas tout abri et toute subsistance. Nous avons ordre de tuer toute vie, hors zone de regroupement.
Les conditionnements collectifs conduisent à la barbarie
Le courrier arrive par la route ou par hélicoptère, souvent en retard. Le journal Le Bled est notre seule lecture. Quand on nous donne Paris Match, les pages «subversives» en sont arrachées.
Lors des fouilles de douars, dans l’obscurité des mechtas, des soldats battent et violent souvent. Quelques officiers et sous-officiers de carrière entraînent aux actes les plus barbares, de faibles appelés : canettes de bière dans le sexe des femmes sensées avoir eu des rapports avec les fellaghas, canne enfoncée dans l’anus ou la gorge des hommes. Souvent cela se traduit par des bagarres entre appelés et soldats de carrière.
A la caserne d’Aïn-Sefra, la récompense pour certains, le moral à remonter pour d’autres : c’est le B.M.C. (bordel militaire contrôlé) installé au centre de la caserne. Quand nous rentrons d’opération le long de la frontière marocaine, après accrochage avec l’A.L.N., il est nécessaire de laisser libre cours à l’acte sexuel (2 femmes pour les volontaires des 2 régiments : 2ème R.E.P. et 14ème R.C.P.) et à la consommation de bière. Légionnaires et paras n’ont plus que ça dans le désert pour oublier leurs morts et entretenir leur haine dans les conversations de bar.
Au cantonnement de Littré les Attafs, il est difficile aussi de décrire, hors du contexte, ces hommes du bled se masturbant avec une feuille de figuier de barbarie, préalablement chauffée (douceur, chaleur, humidité…) et ramollie à la flamme avant d’être ouverte au poignard.
Les interrogatoires par des gens qu’on nous dit du 2ème bureau (Français et interprètes algériens, civils et militaires de carrière), hallucinent nos nuits. Les voix des coyotes sont plus supportables que ces cris de douleurs. Des soldats pleurent d’impuissance, d’autres énumèrent ce qu’ils feraient de ces bourreaux du 2ème bureau.
2) C’est consécutif à l’absorption de raisins traités à la chimie et à peine mûrs. Malgré les recommandations du médecin militaire, peu de soldats prennent leurs cachets.
Dégradé à deux reprises
A Béchar-Djédid, je suis choisi pour commander un peloton d’exécution. Toute la nuit précédente, nous avons entendu les coups et les cris, senti la chair brûlée de ce chef fellagha qui n’aurait rien révélé. On dit qu’on lui a brûlé la moitié d’une jambe. Je n’en peux plus, je m’enfuis à Colomb-Béchar. Errant dans la ville, le lendemain je suis récupéré par des gendarmes. L’opération suivante sera ma prison. J’étais sous-officier, et je suis dégradé (je le serai une seconde fois, quelques mois plus tard, après avoir dénoncé des viols perpétrés par des militaires de carrière).
Le moral des troupes est bas. En convoi de plusieurs kilomètres de véhicules, on s’arrête, avant ou après les villes et les bourgs, pour soulager nos vessies et nos intestins. Des enfants courent nous vendre boissons, cigarettes, friandises : ils ne sont pas toujours payés. En traversant les agglomérations, pour se détendre, des soldats tirent quelques rafales vers les terrasses de cafés. Le camion est parfois stoppé en rase campagne, et après un semblant d’enquête, d’engueulade, nous repartons. Nos officiers ont besoin de tout le monde pour chasser, ; ils se méfient des « balles perdues ».
Du fort de Littré-les-Attafs, sur l’oued Chélif, notre base arrière durant sept mois, nous ne sortons que pour participer à des opérations, tendre des embuscades, escorter des convois militaires et civils. Au retour, après le courrier, la lessive, c’est l’oisiveté et les disputes.
Un jour, le colon m’invite à manger dans son domaine. Je suis très impressionné par l’immense table à manger, le nombre des serviteurs, les six armes accrochées aux murs avec leurs chargeurs engagés. Le repas se termine mal : « les esclaves ne sont pas tous fainéants et assassins », osé-je dire. Je repars sous escorte. Quand, la nuit, nous voyons des fermes de la plaine de Sétif ou des caves de la Mitidja, brûler, des soldats d’origine modeste approuvent.
Une conscience s’éveille lentement
La majorité des hommes de troupe et des caporaux sont issus du « calme rural» français, peu portés à la réflexion. Michel Bonnet, séminariste sursitaire se destinant à la mission en Chine, appelé comme nous, grand et sec, toujours le sourire, remplace de temps en temps avec beaucoup de plaisir l’aumônier militaire pour la prière. Lors d’opérations, après avoir placé les sentinelles, entre caporaux, nous passons des quarts de garde de nuit à causer avec lui de cette guerre et de sa cohorte d’horreurs.
Michel nous interpelle sur le contenu des chants paras : «Parachutiste, ô toi soldat d’élite…Sur cette putain de terre africaine… »
Au bout de quelques mois, lors des défilés, on n’entend plus que le bruit des bottes de saut. Les chants sont sabotés par la majorité des compagnies de combat. Lors d’une prise d’armes à Miliana, nous défilons devant deux généraux dont Massu : nous refusons d’entonner les chants virils malgré les ordres reçus. Le colonel Autrand convoque Michel Bonnet. Il tient bon. Comme nous, il sait que notre prison sera encore et seulement les djebels, les oueds, le désert saharien, la peur, la soif, la neige et le froid des monts Djurdura… la haine.
En repos à Ameur-EI-Aïn, El-Affroun, Tipasa (pour carences alimentaires, scorbut, dysenterie, folie…), plusieurs d’entre nous s’éclipsent dans des familles algériennes et pieds-noirs des quartiers pauvres. Ils découvrent qu’un ouvrier blanc, travaillant sur la voie ferrée, a les mêmes conditions de vie (logement, salaire…) que son frère algérien, qu’il y a de la solidarité entre eux. Nous partageons, avec les enfants, les friandises des colis reçus de France. Mais nos actions humanitaires sont ponctuelles et limitées.
Une envie de dire, pour trier dans la mémoire
Comme des milliers de jeunes de communes rurales et de petites villes de France, aucunement éveillé au monde, j’ai été mêlé à la tourmente coloniale. Il faut beaucoup de temps, d’événements, de rencontres, pour commencer à comprendre, pour construire sa vie.
Ainsi, lorsque le 22 octobre 1956, le Dakota transporte Ben Bella et d’autres dirigeants du F.L.N., je suis d’alerte à l’aéroport de Maison Blanche. Je photographie l’avion que les soldats.de l’armée de l’air nous avaient signalé.
Réunis pour un discours d’endoctrinement avant d’être envoyés dans le sud, nous embarquons dans une escadrille d’avions Dakota et Junkers sans connaître la destination. Dans l’avion, je pose la question au lieutenant. Celui ci me dit que « nous allons finir une colonne chamelière ». On nous dépose dans les sables de l’oued Draa. On nous ordonne d’achever le travail des avions : tuer les chameaux blessés, fouiller les campements, chercher dans les épineux les hommes survivants. A cette occasion, nous assistons à la naissance d’un enfant sahraoui dans une tente. Certains de mes hommes pleurent. Nous laissons en vie cette jeune femme et son enfant : ce que nous tairons à la hiérarchie militaire en fin d’opération. Plusieurs officiers et sous-officiers d’une troupe saharienne auraient été tués dans une embuscade, ce qui aurait « justifié » cet important massacre d’une colonne chamelière qui faisait plusieurs centaines de mètres de longueur.
Au fil des lignes, la mémoire amène d’autres images. Celles des « suspects », pieds et mains gonflés par des entraves serrées au maximum. Leurs yeux accusateurs, mais souvent apeurés et suppliants d’un peu d’humanité. Il nous arrive d’en libérer la nuit, à l’insu de nos chefs et bourreaux. Des « corvées de bois » sont organisées (elles servent à assassiner des prisonniers) : là encore, je ne suis pas volontaire.
Sur le quai d’embarquement à Philippeville, devant le paquebot « El Djezaïr», nous sommes 800 libérables. Un capitaine nous fait face : «Quand vous serez en France, ne dites pas que vous avez fait la guerre, mais la pacification ». Forte rumeur. Le capitaine (même pas breveté para) : «Que ceux qui ne sont pas d’accord avancent d’un pas, ils embarqueront plus tard. » 800 pas avancent… Silence du capitaine. Nous embarquons.
Sur le bateau, un sentiment de liberté, mais pas de folle joie, je pense aux êtres chers que je vais revoir en France. 28 mois d’armée ont modifié totalement ma vision du monde, d’autant que pour moi, c’est aussi 19 mois de djebels, 55 opérations dont 33 norias d’hélicoptères de combats, une médaille militaire avec étoile d’argent, un défilé sur les Champs-Élysées le 14 juillet 1957. Libéré de mon arme – celle-ci, en opération, ne me quittait jamais, même dans le sac de couchage -, il me faudra plusieurs mois pour retrouver un sommeil serein.
Que sont-ils devenus ?
Soldats de cette dure période, certains ont repris leurs boulots de coiffeurs, facteurs, – électriciens, boulangers, V.R.P., cafetiers ; d’autres, refusant de descendre à la mine, sont devenus C.R.S. gardes-mobiles.
Quand mon père parlait de la guerre de 39-45, j’avais le sentiment qu’avant d’être prisonnier, il s’était battu contre un ennemi. Au retour de l’Algérie, nous n’avons pas été accueillis comme des libérateurs. Nous étions accusés de tortures, de viols, de massacres. Honteux, nous nous sommes réfugiés dans le silence et l’oubli.
Ignorants de ce qui se passait en France (nous lisions peu de journaux), beaucoup se sont «enfoncés» dans leurs familles, quelques-uns dans les associations d’anciens d’A.F.N., d’autres dans l’Extrême-Droite, un certain nombre dans l’alcoolisme ou la folie.
Peu se sont engagés dans les mouvements contre cette abomination ; je l’ai fait. Premier témoignage public devant 500 jocistes à Arras en octobre 1958. La même chose, un peu plus tard, au conseil municipal d’Arras : seule la minorité M.R.P. nous écoute (2 ex-soldats), la majorité SFIO sort. Le maire se nomme Guy Mollet, il est premier ministre de la France.
Depuis je me suis immergé dans la recherche de la vérité, par l’action militante à l’usine, sur les chantiers, au bureau, à la campagne. En allant « de la haine à l’amour », j’ai gagné en amitiés fraternelles fortes, j’ai perdu au plus proche des miens.
Rien n’est jamais acquis contre l’ignorance, les traumatismes, les cœurs fermés de haine. Je crois que c’est par la connaissance et la culture qu’on s’ouvre aux autres, qu’on grandit ensemble. Aujourd’hui, c’est par d’autres mots qui tuent que le Front National avance. Il faut expliquer, partager, témoigner d’une citoyenneté généreuse et laïque, en priorité vers la jeunesse.
« Ce n’est pas la vie qui est un cadeau, mais la promesse d ‘une vie à construire » (Albert Jacquard).
Alain Desjardin.
N.B. Ce témoignage a été écrit en septembre 1996 à l’occasion d’un week-end sur le thème de la guerre d’Algérie, à la Ferme accueil de la Salvetat du Larzac. Ce week-end était organisé par le CEDETIM (organisateurs Yann Barrère, Jean Yves Barrère, Gus Massiah). Etaient invités Rhacid Hidouci, ancien Ministre algérien du Plan, Smail Goumeziane, économiste, professeur d’université, et Madame Chitour, chirurgienne au CHU d’Alger, Présidente d’Amnesty international Algérie.
-
Pour le mépris et la haine, il n’y a pas de mots assez forts : bougnoules, ratons, melons, bicots. Pédés.… Vous allez faire « la pacification »