Cela se passe en région parisienne ; dans le silence complet !
Vingt jours. C’est le temps qu’il aura fallu au syndicat interdépartemental pour l’assainissement de la région parisienne pour rendre public un accident qui a entraîné le relâchement dans l’atmosphère de 4 tonnes de biogaz dans la nuit du 9 au 10 octobre dernier à son usine historique d’Achères dans les Yvelines, établissement classé Seveso seuil haut. Un silence qui a scandalisé riverains et élus, et illustre à nouveau une gouvernance et une gestion de la sécurité délétères. En embuscade, Veolia s’apprête à tirer profit du désastre.
e SIAAP, créé en 1970, transporte et dépollue chaque jour, dans ses six usines d’épuration, près de 2,5 millions de m3 d’eaux usées — domestiques, pluviales, industrielles — dont 1,5 million est acheminé vers l’usine Seine aval, implantée depuis plus de 50 ans dans la plaine d’Achères.
C’est le premier donneur d’ordres européen dans le domaine de l’environnement, avec un budget annuel d’1,2 milliard d’euros. Déjà, en juillet 2019, sur le même site, un incendie qui avait détruit l’unité de clarifloculation avait soulevé nombre d’interrogations.
Un autre accident majeur a ensuite affecté une autre usine du SIAAP, située à Colombes, le 29 avril dernier. Un incendie a entraîné l’arrêt total de la production et des rejets de près de 300 000 m3 d’eaux usées, non traitées, dans la Seine. Là encore, le SIAAP avait passé l’accident sous silence.
Cette fois-ci ce n’est que dix jours plus tard — le 21 octobre — que le SIAAP s’est enfin décidé à signaler l’incident aux services de l’État, qui n’ont pas davantage cru bon d’en informer riverains et élus…
Un silence singulier quand on sait que le Plan particulier d’intervention (PPI) de cette station d’épuration, la plus grande d’Europe, englobe les trois communes sur lesquelles se trouvent les 600 hectares de l’usine (Saint-Germain-en-Laye, Achères et Maisons-Laffitte), mais aussi une commune limitrophe dans les Yvelines (Conflans-Sainte-Honorine) et quatre autres dans le Val-d’Oise (Herblay, La Frette-sur-Seine, Cormeilles-en-Parisis et Montigny-lès-Cormeilles).
« Le directeur du SIAAP aurait, je dis bien aurait, appelé le maire d’Herblay pour le prévenir de l’incident. Cela serait le seul, il ne m’a pas prévenu alors que le SIAAP est situé dans les Yvelines et qu’en tant que sous-préfet, j’ai la responsabilité opérationnelle de ce site Seveso. L’exploitant n’a pas prévenu les maires. Dans les Yvelines, personne n’a été mis au courant. » déclarait le 10 novembre dernier au site Actu.fr Jehan-Éric Winckler, sous-préfet de Saint-Germain-en-Laye.
La version du SIAAP
Le syndicat a finalement expliqué que dans la nuit du 9 au 10 octobre, entre minuit et 5 heures du matin, un dégagement de biogaz a eu lieu dans l’un des vingt digesteurs de boues de l’usine, conséquence d’un dysfonctionnement mécanique survenu sur une vanne dite « de chasse », qui permet d’évacuer plusieurs fois par jour, dans un circuit fermé, la matière solide résiduelle qui se trouve au fond des digesteurs.
Avant d’ajouter que : « l’alerte des populations est déclenchée lorsque les conséquences d’un événement, ici de nature industrielle, sont susceptibles de dépasser les limites de l’usine et de faire courir un risque aux populations riveraines ce qui nécessite alors de les informer des comportements à adopter pour se protéger. Dans le cas présent, il n’a jamais été question que le dégagement de biogaz représente un risque pour les personnes extérieures à l’usine. C’est pourquoi le dispositif n’a pas eu à être enclenché. »
La réaction de l’Etat
Quand les services de l’État sont enfin mis au courant, ils diligentent une inspection de la Direction Régionale et Interdépartementale de l’Environnement, de l’aménagement et des transports d’Ile-de-France (DRIEAT). Les constatations sont suffisamment graves pour conduire le préfet des Yvelines à prendre un arrêté de mise en demeure, qui comprend six articles, avec pour chacun d’eux une mise en demeure spécifique.
Allant d’un délai de deux à six mois, la demande de l’État comprend aussi bien des modifications techniques et organisationnelles que des formations du personnel. Le préfet demande aussi à Jehan-Éric Winckler de réunir en urgence la commission de suivi de site. Une instance qui regroupe l’État, les collectivités, l’exploitant et différentes associations, qui se réunit une fois par an en temps normal.
Les alertes négligées des syndicats
Mais c’est une toute autre histoire que racontent les syndicats du SIAAP, qui dénoncent depuis des années un management délétère, notamment dans les domaines de l’hygiène et de la sécurité. Ainsi le syndicat Force ouvrière adressait-il le 7 janvier 2019 au directeur général du SIAAP, M. Jacques Olivier, hiérarque du Parti communiste et ancien responsable de la Caisse centrale d’activités sociales d’EDF, un préavis de grève qui listait d’innombrables manquements et défaillances
Son responsable, M. Stevan Kanban persiste et signe aujourd’hui :
« Le SIAAP a estimé que cet « incident » (sic) n’a généré aucun risque pour les agents ni pour la population environnante, restant largement dans les limites du site.
Prévenue, la DRIAT a pour sa part qualifié l’événement d’accident majeur. Elle a dépêché une inspection qui s’est tenue le 21 octobre. Le SIAAP a prévenu le Comité d’hygiène et de sécurité (CHS) le 13 octobre et un REX (retour d’expérience) a été réalisé le 14 octobre. Ses conclusions n’ont toujours pas été transmises au CHS malgré une demande en ce sens de Force ouvrière et le point à l’ordre du jour d’un CHS a été refusé par la suppression pure et simple de tout CHS. Enfin, il semble que le SIAAP ait déclenché une enquête administrative à charge pour imputer aux agents ces dysfonctionnements.
Sur le plan de l’organisation, depuis la mise en place de la nouvelle réorganisation de l’usine en « service », le SIAAP a estimé, contre l’avis du personnel concerné, qu’il ne faudrait qu’un seul agent 3×8 « dédié en zone Biogaz », ne garantissant alors pas la présence des compétences nécessaires les nuits (à partir de 21 heures en semaine et de 18 heures les week ends et les jours fériés).
Nous avions en particulier demandé au SIAAP la création d’un poste supplémentaire pour la zone Biogaz (service 3). Le 20 novembre 2020, dans le registre SST n°3148, nous soulignions le danger de la perte de compétences en zone Biogaz en cas d’absence de l’agent dédié.
Le SIAAP n’en a eu cure et le CHS a une nouvelle fois été écarté de son rôle.
Est-il besoin de préciser que la nuit de l’accident, il n’y avait pas d’agent dédié dans l’équipe de quart ? Le SIAAP est en réalité directement responsable de l’accident en cause.
Sur le plan des moyens matériels et de l’état des installations, le manque de moyens alloués aux anciennes installations est criant. Les agents, avec la meilleure volonté du monde, doivent faire face à des situations imprévisibles. Le SIAAP est là aussi directement responsable de l’accident en cause. »
Un autre syndicaliste enfonce le clou : « Pourquoi la direction de Seine Aval, et celle du SIAAP, n’ont-elles pas averti les services de l’État ? Ce sont les mêmes adeptes du management à la trique, qui traitent les personnels d’incapables, qui, ne maîtrisant pas les arcanes des textes européens qui régissent les établissements classés Seveso seuil haut, ont considéré qu’il s’agissait d’un accident mineur, alors qu’en application de ces textes, il s’agissait bel et bien d’un accident majeur… »
Un comité de suivi tendu
Un mois après la fuite de ces 4 tonnes de biogaz, la réunion du comité de suivi du 17 novembre mettait en lumière de nouveaux problèmes de sécurité au sein de l’usine. Et relançait le débat sur la gouvernance du syndicat.
Devant les services de l’État, les élus locaux, parlementaires et les associations de riverains et de défense de l’environnement, les responsables de l’usine expliquaient que les causes de cette fuite sont d’abord dues à la vétusté des infrastructures, en cours de modernisation. Les « digesteurs » incriminés doivent être fermés et le traitement des boues renvoyé vers des installations neuves, ce qui évite le risque de récidive.
La DRIEAT pour sa part détaillait les six points ayant fait l’objet d’une mise en demeure par le Préfet, qui concernent la formation du personnel, la maîtrise des procédés, l’obligation de se doter d’un meilleur système de détection des fuites de gaz au vu du manque d’alarmes, ou encore la question de la remontée d’informations.
S’il est mis à mal avec les élus, le lien de confiance est carrément rompu avec les associations. « On est littéralement abasourdis », réagissait Sébastien Dupont, administrateur du Collectif pour l’annulation des pollutions Urbaines et Industrielles (Capui), une association de défense des riverains du SIAAP.
« On nous confirme qu’on a des installations vétustes en face de chez nous, poursuit cet habitant d’Herblay-sur-Seine (Val-d’Oise) et on constate des manquements de toute part. Ce qu’on voit en fait, c’est que le SIAAP est incapable de traiter les eaux en toute sécurité et qu’il est englué dans tout un tas de problèmes, qu’il passe son temps à parer au plus pressé ».
Le Capui a par ailleurs établi une liste très précise de revendications qu’il a fait connaître par le biais de l’enquête publique mise en place sur le projet de reconstruction des bâtiments utilisés pour la clarifloculation et le stockage de chlorure ferrique du site, bâtiments qui avaient entièrement brûlé en juillet 2019. L’audit commandé par l’État qui avait suivi cet accident avait en effet révélé de graves lacunes de sécurité.
Une gouvernance obsolète
Réunis le vendredi 18 novembre 2022, les 42 délégués du conseil départemental des Yvelines votaient pour leur part la décision d’en appeler au gouvernement afin de soumettre une modification du mode de gouvernance du syndicat par voie législative, seule possibilité pour les Yvelines d’intégrer le conseil d’administration du SIAAP.
« Le dernier incident, c’est un comble, personne n’en a été informé ! La presse s’en est fait l’écho. Le président du SIAAP, lui-même, n’avait pas été informé. Le préfet n’en a pas été informé. Ni les maires des communes limitrophes ! » s’exclamait Pierre Bédier, le président du Conseil départemental.
Pour la conseillère départementale Suzanne Jaunet : « Les Yvelines accueillent sur leur territoire deux usines parmi les plus importantes du SIAAP : Seine Aval, située sur les communes d’Achères, Maisons-Laffitte et Saint-Germain-en-Laye, qui traite à elle seule près de 60 % des eaux usées de l’agglomération parisienne, et Seine Grésillons, située sur la commune de Triel-sur-Seine, qui couvre les besoins de 18 communes du Val-d’Oise et des Yvelines. »
Mais selon l’élue, pour des raisons historiques, seuls les Départements des Hauts-de-Seine, de la Seine-Saint-Denis, du Val-de-Marne et de la Ville de Paris siègent au Conseil d’administration du Syndicat, excluant de fait les départements de la grande couronne.
Et pour le conseiller départemental Pierre Fond, président de la communauté d’agglomération Saint-Germain Boucle de Seine, territoire sur lequel se situe le SIAAP : « C’est un sujet grave. Chaque incident s’est toujours déroulé avec un défaut d’informations. Chaque fois le SIAAP a juré la main sur le cœur que des mesures allaient être prises. Les produits qu’il utilise peuvent constituer une pollution majeure pour l’eau mais aussi pour les humains, avec des dégagements de chlore, qui pourraient en cas d’accident grave, entraîner l’évacuation des populations aux alentours : celle de Maisons-Laffitte (Yvelines), Herblay (Val-d’Oise), La Frette (Val-d’Oise). Ce n’est pas un sujet mineur (…) Il y a vrai sujet sur la façon dont la Ville de Paris a construit le système de gouvernance du SIAAP. »
Veolia en embuscade
De fait, à dater de sa création en 1970, le SIAAP a été cogéré durant trente ans par la droite francilienne et le Parti communiste (PCF), à la faveur d’un ingénieux tour de passe-passe institutionnel. Seuls la ville de Paris et les trois départements de la petite couronne sont présents à son conseil d’administration. Pour 180 communes de la grande couronne, essentiellement dirigées par la droite, ce sont des « conventions » qui les lient au syndicat, pour un tarif inférieur à celui de la petite couronne…
C’est dans ce contexte qu’émergeront une impressionnante série d’affaires judiciaires qui ont conféré au syndicat une sulfureuse réputation, et que se succéderont les mises en causes sur fond de soupçons de marché truqués.
Dans la période récente le deal historique entre la droite et le PCF a disparu. Après les dernières élections départementales, c’est un protégé de Rachida Dati, François-Marie Didier, conseiller (LR) du XXème arrondissement de la capitale, qui a été élu président du SIAAP. Dans le civil, avant de travailler à EDF, il avait aussi œuvré chez… Veolia.
Autre étrangeté, alors que Paris désigne douze délégués au Conseil d’administration du SIAAP, contre sept pour chacun des départements de la petite couronne (92, 93, 94), l’actuelle équipe municipale d’Anne Hidalgo ne compte plus de maire-adjoint formellement en charge de l’assainissement, ce qui avait toujours été le cas dans le passé.
Alors qu’Emmanuel Macron a renoncé à réformer le Grand Paris, ce qui conforte la toute puissance des grands syndicats techniques franciliens, un autre acteur se prépare à accroître son emprise sur le SIAAP.
Lors de la dernière mandature, Suez avait réussi à créer, dans des conditions rocambolesques, une société d’économie mixte à opération unique (SEMOP) à Valenton, l’autre grande usine du SIAAP, sise dans le Val-de-Marne. Le rêve de tout opérateur privé car il détient 65 % de son capital… Mais Veolia l’en a ensuite dépossédé, à l’issue d’un épique bras de fer juridique.
Si l’on en croit les mines réjouies des dirigeants de Veolia qui festoyaient en octobre dernier avec les cadres du SIAAP à Valenton, nul doute que la création d’une seconde SEMOP à Achères, la plus grande usine d’épuration d’Europe, qui accumule hélas les accidents majeurs, soit déjà dans les tuyaux.
Marc Laimé ; Le monde diplo