Le Monde sans fin

Les impensés de la BD star de Jancovici et Blain

https://www.philomag.com/articles/le-monde-sans-fin-les-impenses-de-la

Extraits

Exit l’idée, jugée irréalisable, du 100% renouvelable. Jancovici le formulait récemment en ces termes :

Le mode de vie actuel des 8 milliards de Terriens est possible à cause de la multiplication par 200 de la puissance musculaire de l’humanité grâce aux machines utilisant de l’énergie essentiellement fossile. Les énergies renouvelables n’ont malheureusement pas le potentiel de permettre la même chose. Si nous voulons conserver la partie la plus importante possible de ce confort ‘moderne’ tout en luttant contre le dérèglement climatique, le nucléaire apporte cela en complément des énergies renouvelables, dont le domaine de prédilection est plus la chaleur (carburants, industrie, chauffage) que l’électricité”

« Complément », le mot est un peu faible. Comme le déclare encore l’ingénieur : « L’objectif de limiter le réchauffement climatique à 2°C d’ici à la fin du siècle ne sera atteint que si l’essentiel de la planète se met en économie de guerre. Cela impose un cadre […] dans lequel une fraction significative de la production actuelle des centrales électriques à charbon serait remplacée par du nucléaire. En comparaison, la production susceptible d’être assurée par l’éolien et le solaire est marginale. »

Jean-Marc Jancovici « ment beaucoup », assénait ce week-end Marine Tondelier (EELV). De nombreux articles décryptant parfois page à page raccourcis et inexactitudes ont fleuri en ligne (en voici un exemple). Le faux erratum envoyé aux librairies s’inscrit dans ce contexte polémique. Mais, au-delà des problèmes posés, sur un plan technique et scientifique, par ce qu’écrit Jancovici, il faut souligner, également, les problèmes posés par ce que, précisément, il ne dit pas. C’est sur ce point que nous allons nous concentrer.

L’énergie, fruit d’un rapport de force

Le canular du pseudo-erratum de l’éditeur Dargaud pointe justement dans cette direction : Jean-Marc Jancovici ne prend pas en compte les « sciences humaines ». « Cette lacune lui fait réduire toute lecture sociale et économique à son point de vue d’ingénieur, alors que le développement technologique ne fait pas tout », écrivent encore les auteurs. Dans la mesure même où il présente in fine le nucléaire comme l’unique alternative, il s’autorise à ne prendre en compte ni les rapports de force qui président en réalité à l’adoption de tel ou tel régime énergétique, ni les implications socio-économiques de ces différents régimes, loin d’être négligeables. La structure énergétique détermine, en grande partie, la structure sociale, économique et politique.

Plus précisément : l’adoption d’un régime énergétique donné est toujours un choix, et ce choix n’est pas dicté seulement par des impératifs d’efficacité. Il est très souvent une manière pour certains acteurs de s’accaparer ou de contrôler l’approvisionnement énergétique des sociétés, et par conséquent d’asseoir leur position dominante. « Celui qui détient l’énergie, n’est-il pas en fait celui qui dirige l’économie ? », interroge, rhétoriquement, Jacques Ellul dans La Technique ou l’Enjeu du siècle (1954). C’est aussi ce que note exactement vingt ans plus tard André Gorz dans Leur Écologie et la nôtre : « Quand ils choisissent une technologie, la grande compagnie ou l’entrepreneur ne recherchent pas seulement l’efficacité technique, mais aussi un monopole local et régional et un pouvoir de contrôle conféré par une technologie donnée. Le gigantisme peut être une source de monopole, de pouvoir et, ce faisant, de supériorité tout à fait indépendamment de son efficacité. » Contrôler l’énergie, c’est posséder un pouvoir décisif. Même à une époque où n’était disponible que l’énergie des hommes et de leurs bras, le pouvoir s’exprimait déjà sous la forme du contrôle d’autres hommes. Le changement de régime énergétique est toujours une manière de rebattre les cartes des rapports de force sociaux.

Petite histoire socio-technique des transitions énergétiques

Du vent à l’eau

Retracer l’histoire des évolutions énergétiques permet de mieux comprendre les enjeux de cette controverse. La mutation des systèmes énergétiques s’est accentuée avec la révolution industrielle. Mais même avant cette bascule, la conjonction des choix énergétiques et des formes de pouvoir était déjà attestée. L’exemple pris par André Gorz remonte ainsi au Moyen Âge :

Les seigneurs et propriétaires terriens ont sciemment détruit les moulins à vent et, à la place, ont fait construire des moulins à eau. L’énergie éolienne était très largement accessible à pratiquement tout un chacun. L’énergie hydraulique, par contre, était concentrée en un nombre relativement petit d’endroits et l’accès aux moulins à eau ou aux docks pouvait être facilement contrôlé. La quantité de grains que les paysans apportaient au moulin pouvait aussi être facilement mesurée par les contrôleurs employés par les propriétaires terriens et être taxée. Les moulins à eau sont ainsi devenus un symbole de résistance à la domination des propriétaires. En effet, les moulins à eau représentaient un moyen de domination sur les individus par la monopolisation de leur accès à l’énergie”

André Gorz, Leur Écologie et la nôtre (1974)

Pour Gorz, le moulin à eau a joué un rôle disciplinaire, dont la noblesse a tiré profit pour asseoir son pouvoir.

Le choix du feu

L’énergie hydraulique sera toutefois bientôt elle-même supplantée par une autre, celle qui signe l’avènement de la révolution industrielle : le charbon, nécessaire pour alimenter les machines à vapeur. Ce « choix du feu », comme le nomme le socio-anthropologue Alain Gras, n’avait pourtant rien d’évident. Le rendement des premières machines à vapeur est faible, bien plus faible que l’énergie libérée par l’énergie hydraulique. Comme l’ajoute Pierre Charbonnier dans Abondance et liberté (La Découverte, 2020) : « Le charbon qui alimente la machine ne trouve ainsi son intérêt économique qu’à partir du moment où les machines sont suffisamment économes pour concurrencer d’autres forces motrices, comme la force humaine ou animale, le vent ou l’eau. » Pourquoi donc, alors, ce choix du charbon ?

Pour Charbonnier, cette matière « se présente sous la forme de stocks, et non plus de flux, c’est-à-dire d’une grandeur quantifiable. Ces stocks sont consommés dans des machines sous une forme exosomatique. En cela, le charbon se distingue de l’énergie incorporée par des vivants, mais aussi des énergies mécaniques classiques, comme le vent, et du bois de chauffe, qui est directement articulé à la gestion de l’espace ». De ce point de vue, le charbon représente une énergie « que l’on peut dissocier de la vie, du travail, de l’espace ». Il « rend possible le premier marché des ressources énergétiques réellement dissocié […] de la gestion du territoire : il se présente comme une marchandise parmi d’autres ». Le charbon est une énergie « déracinée », déterritorialisée, détachée du milieu, des « flux organiques » et des « structures géographiques ». Conséquence : « La concentration d’énergie contenue dans le minerai fossile a rendu possible une croissance extensive en partie indépendante des contraintes spatiales » et des « limitations intrinsèques du régime organique ».

Le charbon, converti en stock quantifiable déterritorialisé, est une source d’énergie beaucoup plus « abstraite ». Les limites de son usage sont beaucoup moins palpables, manifestes, évidentes. Le puissance du fleuve est déterminée. Celle du charbon, pour peu que vous investissiez dans plus de machines à vapeur, donne une illusion d’infini. Le charbon nourrit des rêves d’abondance, de croissance, d’accumulation. Il est indissociable, de ce point de vue, de l’avènement du capitalisme (au point que certains parlent de « capitalisme fossile »). C’est de fait dans l’industrie minière – qui nécessite de lourds investissements – que se réaliseront certaines des plus fortes concentrations de capital. C’est encore grâce à la grande concentration énergétique du charbon que peuvent être développées des machines de plus en plus puissantes, nécessitant de lourds investissements mais décuplant la production.

Globalement, la croissance inédite de la production rendue possible par le charbon profite d’abord à une minorité d’entrepreneurs capitalistes. En redéfinissant l’organisation de la production, le charbon rend possible une exploitation accrue par surtravail. Comme le montre Andreas Malm dans L’Anthropocène contre l’histoire (La Fabrique, 2017), l’hydraulique posait un problème majeur aux producteurs d’énergie : les usines hydroélectriques ne peuvent, par définition, être installées n’importe où. Elles s’installent en général dans des régions rurales, loin des villes. Pour les faire fonctionner, il faut faire venir des ouvriers urbains à un coût élevé, ou engager la main-d’œuvre locale peu qualifiée, prompte à quitter son emploi et à retourner aux champs si les conditions de travail ne sont pas assez favorables. Difficile d’enrayer une grève pour la hausse des salaires, dans ces conditions : pas de main d’oeuvre de remplacement ; quant à l’intervention de la police, elle est beaucoup moins rapide sur le réseau diffus des centrales hydroélectriques qu’en ville. En revanche, la machine à vapeur permet un rapatriement et une concentration des activités en villes, où « l’armée de réserve » des travailleurs de remplacement est nombreuse, ce qui permet une pression à la baisse des salaires. Le choix du charbon permet une exploitation intensifiée du travail humain, au sein d’un système socio-économique dont cette nouvelle source d’énergie bouleverse en profondeur l’organisation et le fonctionnement.

Du charbon au pétrole

S’il permet la constitution rapide de pouvoirs énergétiques, le régime du charbon marque aussi l’avènement de contre-pouvoirs qui participent à la restructuration du monde social. C’est ce que démontre notamment l’universitaire britannique Timothy Mitchell dans Carbon Democracy (paru en trad. fr. aux Éditions La Découverte, 2013). Rapidement, l’économie capitaliste s’est mise en situation de dépendance profonde à l’égard du charbon. Or, si la machine à vapeur déterritorialise les usages du charbon, les lieux de sa conversion en énergie, la production et le transport de la matière première restent localisé dans l’espace : ils se concentrent en quelques points stratégiques, tels que les mines, les chemins de fer et les ports. « La vulnérabilité de ces mécanismes et la concentration des flux d’énergie dont [les capitalistes] dépendaient donnèrent aux travailleurs une force politique largement accrue. » C’est notamment dans ces branches que furent particulièrement vigoureuses les luttes sociales qui façonneront notamment les systèmes de protection sociale des États occidentaux modernes.

Une nouvelle source d’énergie va bientôt apporter une solution à cet enjeu de la nuisance causée par des syndicats et des mouvements sociaux puissants : le pétrole. En apparence, le pétrole pose un problème : ses gisements se situent principalement hors de l’Europe. Mais cet inconvénient, au regard des problèmes posés par le charbon, devient un avantage : éviter la proximité des lieux d’extraction, c’est éviter l’écueil de puissants mouvements sociaux, comme ceux des mineurs, puisque le problème est délocalisé. Restera simplement à sécuriser l’exploitation de ces gisements – ce dont s’assureront, sous une forme coloniale et néocoloniale, les États occidentaux.

Le nucléaire et la concentration du pouvoir

Qu’en est-il, puisque c’est le cœur du propos de Jean-Marc Jancovici, du nucléaire ? Quels choix sociaux met-il en jeu ? Sa logique, comme le souligne Ellul toujours dans La Technique ou l’Enjeu du siècle, est celle d’une concentration étatique : « N’oublions pas que l’énergie atomique, lorsqu’elle sera mise en œuvre, supposera la mainmise par l’État sur toutes les sources de l’énergie, car il est inconcevable qu’un particulier puisse disposer de la source de l’énergie atomique. » (Jancovici le reconnaît lui-même : « Le nucléaire est fondamentalement une industrie et une énergie d’État. ») Gorz est d’un avis proche : « Le nucléaire est une énergie très concentrée qui demande des installations géantes, des usines de séparation isotopique et de retraitement à la fois très dangereuses et vulnérables. Le nucléaire exige donc un État fort et stable, une police fiable et nombreuse, la surveillance permanente de la population et le secret. […] Le nucléaire […] qu’il soit capitaliste ou socialiste suppose et impose une société centralisée, hiérarchisée et policière » (Leur Écologie et la nôtre).

Du reste, comme le pétrole, le nucléaire évite – pour les pays européens du moins – l’écueil de l’extraction de la ressource énergétique (le matériau radioactif) : les mines d’uranium se situent exclusivement hors de l’Europe. Les centrales nucléaires elle-mêmes, où l’énergie est tirée du matériau, pourraient constituer le lieu d’émergence de contre-pouvoirs, dans la mesure où elles doivent employer une main-d’œuvre très qualifiée, difficilement substituable. Mais, proportionnellement à l’énergie libérée, la main-d’œuvre requise par le nucléaire est peu nombreuse – sur laquelle pèse de surcroît, étant donné la dangerosité de cette énergie, une responsabilité considérable. On imagine difficilement que les travailleurs du nucléaire puissent constituer un contrepoids efficace à la gestion très verticale du régime atomique.

La concentration du pouvoir qui découle du nucléaire est encore accentuée par une caractéristique : l’énergie considérable libérée par l’atome en un point géographique – la centrale nucléaire – excède très largement les besoins du milieu humain environnant… À moins d’être transportée sur de longues distances, cette énergie est perdue, gaspillée. Contrairement aux autres sources d’énergie, le nucléaire rend presque inévitable la constitution d’un immense réseau de distribution électrique, soit un ensemble d’infrastructures organisées autour de points centralisant la production, dont l’entretien implique presque inévitablement l’intervention et l’investissement d’un État par rapport auquel les individus se trouvent en situation de dépendance. « Le maillage électrique peut ainsi avoir des conséquences sur la répartition du pouvoir politique, en renforçant la centralisation du pouvoir et l’accumulation de richesses autour des acteurs – des collectivités territoriales aux acteurs étrangers – contrôlant les ressources et les processus décisionnels », notent ici Tristan Loloum et Nathalie Ortar. Comme l’ajoutent Alain Gras et Gérard Dubey dans La Servitude électrique (Éditions du Seuil, 2021) : « La ligne haute tension » a « barré une autre route de l’histoire qui pouvait voir l’essor de machines éoliennes, de petites turbines, de barrages au fil de l’eau, c’est-à-dire des sources équipées et entretenues sur place », pour des besoins locaux.

Le courant électrique (« power ») est, indéniablement, une question de pouvoir (« power »). Sa conjonction avec le régime nucléaire tend à créer un ordre énergétique dont la gouvernance démocratique n’est pas évidente. A minima, l’ordre électro-nucléaire semble impliquer un État fort, et une organisation sociale résolument verticale, lesquels engendrent un risque autoritaire. La France, pays très nucléarisé (40% du mix énergétique environ), n’est bien sûr pas une dictature. Pour autant, la forme représentative de la démocratie débouche sur une répartition absolument hiérarchique du pouvoir politique ; et, dans le cas de la France, cette organisation verticale est redoublée par un État puissant, qui s’est en particulier appuyé sur le nucléaire pour asseoir son statut d’acteur socio-économique souverain et prépondérant.

Cela étant, l’État nucléarisé n’a pas, loin de là, le monopole d’une concentration du pouvoir. Si, dans le monde occidental, l’avènement des énergies fossiles a surtout contribué à une concentration de richesses et de pouvoir dans les mains d’acteurs privés, cet état de choses peut aussi bénéficier à l’État lorsqu’il a la mainmise sur les nœuds énergétiques. Du reste, dans le monde actuel, les fossiles nourrissent non seulement des États forts mais aussi des régimes autoritaires, comme on le constate dans le cas des pétromonarchies ou de la Chine (où le pétrole représente environ 50% de la consommation électrique du pays).

Décentraliser et démocratiser l’énergie ?

Ce problème, Jancovici le laisse de côté, comme il laisse de côté les avantages très considérables de certaines énergies renouvelables en vue d’une gouvernance démocratisée de l’énergie. L’avantage du solaire, par exemple. Comme le note l’homme politique allemand Hermann Scheer dans The Solar Economy (2002, paru en français sous le titre Le Solaire et l’économie mondiale) : « Des chaînes d’approvisionnement en énergie renouvelable plus courtes rendront impossible la domination d’économies entières. » L’anthropologue américain Dominic Boyer ajoute, dans Energopolitics: Wind and Power in the Anthropocene (Duke University Press, 2019) : « L’énergie solaire […] présente les avantages physiques […] de l’ubiquité et de la surabondance, permettant ainsi des chaînes d’approvisionnement courtes, plus efficaces et décentralisées qui sont également plus susceptibles d’un contrôle politique démocratique. »

Sans doute les énergies renouvelables réclament-elles également d’importants investissements. Mais cet investissement pourrait parfaitement faire l’objet d’initiatives collectives décentralisées, pour peu que nous transformions notre imaginaire de l’énergie, que nous nous affranchissons en particulier du modèle du réseau électrique. C’est ce que soulignait récemment Philippe Descola : « Au lieu d’imaginer la capacité pour des collectifs locaux, des communes ou des regroupements de communes, d’obtenir une relative autosuffisance en ayant quelques panneaux photovoltaïques ou une ou deux éoliennes, on fait des camps d’éoliennes et des champs de panneaux voltaïques, qui sont ensuite transportés par des lignes à haute tension de la même façon que l’on produit l’électricité dans des centrales nucléaires. » Il faut, à ses yeux, faire sauter cette logique de centralisation à tout prix, pour aller vers davantage d’« autonomie » énergétique.