Entretien avec François Jarrige
Il paraît qu’on n’arrête pas le progrès. Les ouvrages de l’historien François Jarrige illustrent pourtant l’inverse. Maître de conférences à l’université de Bourgogne, il a publié en 2022 On arrête (parfois) le progrès (L’Echappée), un recueil de ses chroniques parues notamment dans le journal La Décroissance. Au fil de ces courts textes, le spécialiste du XIXe siècle et de l’histoire sociale des techniques raconte les nombreuses oppositions qu’a suscitées l’apparition de nouvelles infrastructures, technologies ou produits, qui font aujourd’hui partie de notre quotidien. Pour les imposer, leurs promoteurs ont usé et abusé de la notion de progrès, afin de leur conférer un caractère inéluctable. Aujourd’hui, analyse-t-il, le progrès – qu’on appelle désormais « innovation » – reste un champ de bataille sémantique. François Jarrige appelle donc à ouvrir la « boîte noire » de la technique et à ne pas laisser celle-ci dicter nos choix d’organisation sociale. Vous dites qu’on « arrête parfois le progrès ». Mais qu’est-ce que le progrès ? Des inventions ? Des droits ? Un rapport au temps ? François Jarrige : Le progrès est un mot un peu vide, dans lequel on peut mettre plein de choses. Il désigne pour moi fondamentalement un certain rapport social au temps. Chaque société se représente le temps, c’est-à-dire l’articulation entre passé, présent et futur, de différentes manières, parfois comme une stagnation, un déclin ou un cercle. La représentation sociale du temps de nos sociétés se caractérise par l’imaginaire du progrès, qui s’est mis en place à partir des XVIe et XVIIe siècles. Emerge alors progressivement l’idée que les sociétés européennes vont vers une amélioration de leur condition par une sorte de mouvement linéaire, évolutionniste. Mon intérêt, en tant qu’historien, est d’analyser les usages de cette notion de progrès et des significations plurielles qui lui ont été données. Or, ce qu’on entend derrière « progrès » a beaucoup changé. Etymologiquement, le terme veut d’abord dire « aller vers l’avant » et appartenait au langage militaire : on disait qu’une armée progresse. Jusqu’au XIXe siècle, le progrès n’était alors pas assimilé au progrès technique, mais plutôt à l’amélioration des mœurs, du savoir. Il va être ensuite ramené peu à peu à sa dimension technique, industrielle, et va correspondre à la capacité qu’ont les sociétés à maîtriser leur environnement et à extraire des ressources pour répondre à des besoins sociaux, via un système économique. « Le progrès est une idéologie, car c’est un discours qui accompagne une représentation située du monde et de l’avenir » Le progrès est donc une idéologie, car c’est un discours qui accompagne une représentation située du monde et de l’avenir. Il va devenir un sens commun, partagé, au XIXe siècle. La formule « on n’arrête pas le progrès », que je retourne ironiquement dans mon ouvrage, trouve ses premiers usages après les journées de juin 1848, quand les conservateurs récupèrent le pouvoir et cherchent à revenir sur les acquis de la Révolution que sont le suffrage universel, l’abolition de l’esclavage et la démocratie. Les républicains, pour affirmer qu’on ne peut pas revenir en arrière, disent alors qu’« on n’arrête pas le progrès ». Ce n’est que dans les années 1880-1890 que l’expression proliférera dans la presse pour parler du progrès technique, en particulier l’arrivée de l’automobile. Le but est alors d’encadrer la controverse sur l’adoption de cette nouvelle machine. Comment expliquer que les critiques du progrès soient aussi vieilles que le progrès lui-même, alors que ce dernier est censé répondre à des besoins sociaux ? F. J. : Le problème, c’est que le terme « progrès » est trop indéterminé. C’est du jargon, comme l’a dit le philosophe Charles Fourier. Progrès de quoi ? Pour qui ? Si l’on veut répondre au besoin qu’ont les gens de se déplacer, il existe une infinité de possibilités, de la marche à l’avion supersonique. Le choix de tel ou tel moyen sert certains intérêts économiques ou sociaux, au détriment d’autres. Il y a donc toujours controverse. Toutes nos grandes infrastructures techniques ont suscité doutes, débats et interrogations. Mais elles sont qualifiées de progrès une fois qu’elles se sont imposées. Inscrire leur réalisation dans le cadre du progrès est une manière, pour les gagnants, de refermer le champ de ce qui est possible. Dans le cas de la voiture, qui étaient ces perdants ou ces opposants qui n’avaient pas intérêt à la voir se développer ? F. J. : Les voitures avec moteur à explosion, qui apparaissent vers 1880-1890, n’étaient en fait qu’une distraction pour les riches jusqu’en 1914. Elles créaient des accidents, de la poussière, et les habitants des campagnes s’opposaient à ces nuisances. Certains cantons suisses ont interdit l’automobile au début du XXe siècle, et un juriste de la Sorbonne a créé une ligue contre les excès de l’automobile. En 1908, L’Humanité y voit même une nouvelle forme de lutte des classes dans laquelle la bourgeoisie s’approprie l’espace public. Par ailleurs, dès le début, la pollution causée par les fumées des automobiles est dénoncée. La Première Guerre mondiale va refermer cette controverse, en initiant le mouvement de motorisation. Mais l’on voit qu’il y avait beaucoup de bonnes raisons, sociales ou environnementales, de s’opposer à l’automobile. En tant qu’historien, l’intérêt est de ne pas postuler a priori que ces opposants étaient stupides, et de comprendre leurs raisons. Il ne faut donc pas regarder l’automobile depuis notre monde actuel, qui est un monde façonné par l’automobile. Ce même discours qui vante un progrès soi-disant inéluctable est-il toujours d’actualité ? N’est-ce pas le terme « innovation » qui joue désormais ce rôle ? F. J. : Les mots continuent de changer. L’imaginaire du progrès subsiste, même si ce qu’on met dedans a quelque peu évolué. Le mot « innovation », quant à lui, était très peu employé au XIXe siècle, essentiellement dans le domaine juridique. Il était même perçu négativement, et correspondait à quelque chose de nouveau qui remettait en cause l’ordre établi. L’obsession de l’innovation a surgi dans les années 1970-1980 et a remodelé le langage, jusqu’à presque se substituer au mot « progrès ». On va désormais l’utiliser pour qualifier les mêmes processus, comme l’automatisation du travail. Les travaux de Joseph Schumpeter sur l’innovation ont-ils eu une influence sur ce phénomène ? F. J. : Tout à fait. Les théories de Joseph Schumpeter, à la moitié du XXe siècle, ont introduit la centralité du mot « innovation » dans les discours économiques. On ne trouvait pas ce mot chez les économistes du XIXe siècle. Il surgit doucement au début du XXe siècle, mais c’est après 1945 que la théorie schumpétérienne prendra toute son importance, alors que les Etats européens sont lancés dans la modernisation et voient l’innovation comme condition de l’expansion économique. « Aujourd’hui, même si l’idée de progrès reste utilisée, par exemple dans le discours macronien, elle est quelque peu mise en sourdine au profit de la valorisation de l’innovation » Puis, vers les années 1970-1980, ce terme interne au champ économique va envahir l’ensemble de l’espace public et des imaginaires collectifs, jusqu’à devenir un mot-clé omniprésent dans la communication politique ou des entreprises. En parallèle, le terme « progrès » n’a-t-il pas aussi changé de sens, désignant désormais des avancées sociales ou juridiques, plutôt que techniques ? F. J. : Je n’en suis pas sûr. Après 1945, avec la mise en place de l’Etat-providence, le « progrès » a été ramené au progrès de l’Etat social et de la redistribution, mais avec l’idée que ceux-ci étaient possibles parce qu’ils étaient arrimés à un système productif qui trouvait sa croissance grâce à l’innovation. De manière assez cyclique, le « progrès » n’a cessé de mourir. Après 1918 et les horreurs de la guerre, l’idée que le progrès est mort était assez partagée chez les intellectuels. Même chose depuis les années 1970, avec les chocs pétroliers, le retournement de la conjoncture économique et l’émergence des questions écologiques. La CFDT a par exemple publié au début des années 1970 un livre sur « les dégâts du progrès ». Aujourd’hui, même si l’idée de progrès reste utilisée, par exemple dans le discours macronien, elle est quelque peu mise en sourdine au profit de la valorisation de l’innovation. Il est en effet plus compliqué désormais de célébrer le progrès, au vu des crises et des régressions sociales que l’on observe autour de nous. Promouvoir le mot « innovation » permet donc, dans ce contexte, de réactiver cet imaginaire du progrès, donc de cadrer les controverses sociotechniques, comme c’était le cas du progrès au début du XXe siècle. Quelles sont, aujourd’hui, ces controverses où sont mobilisées les notions de progrès et d’innovation ? F. J. : Le débat sur les organismes génétiquement modifiés (OGM), il y a une vingtaine d’années, a joué un rôle important. Ils avaient été présentés comme une grande innovation scientifique pouvant résoudre des problèmes fondamentaux comme la faim dans le monde, mais ont suscité une énorme controverse. Des promoteurs des OGM ont par exemple comparé dans la presse leurs opposants à des ouvriers briseurs de machines du XIXe siècle. On a donc vu se réactiver une opposition caricaturale entre technophiles en faveur du progrès et opposants réactionnaires ou ignorants. Plus généralement, le mot innovation s’est diffusé, dans les années 1980-1990, en lien avec l’installation d’un nouveau système technique : l’informatique. Propre, décentralisé et dématérialisé, le numérique devait résoudre les contradictions du vieux système technique industriel, polluant et centralisé. Il est donc devenu le nouveau visage du progrès. Puis on s’est rendu compte autour de 2010 qu’il ne remettait pas vraiment en cause le vieux monde industriel mais qu’il permettait au contraire son déploiement, sous d’autres formes et dans d’autres lieux. J’identifie donc, d’une part, des controverses sur les techniques numériques – par exemple la 5G – et, d’autre part, des controverses sur les grandes infrastructures – routes, aéroports, lignes TGV. Ces controverses sociotechniques s’articulent aujourd’hui sur la question écologique, qui implique de prendre en compte les flux de matières qui structurent notre monde technique. L’écologie remodèle la façon dont s’organise la technocritique contemporaine et lui donne une nouvelle vigueur. Ces opposants écologistes à certains projets sont souvent dépeints comme réfractaires à toute forme de progrès. Comment analyser cette critique ? F. J. : Cette manière de cadrer le débat empêche d’avancer : s’opposer à une innovation n’est pas s’opposer à toute innovation. Mais présenter la controverse ainsi est un outil commercial qui vise à créer du désir et à construire le caractère inéluctable d’une certaine trajectoire sociotechnique. Le débat n’est donc pas entre pro et antiprogrès, car le progrès ne veut pas dire grand-chose : tout le monde est pour ! Le véritable clivage se joue entre ceux qui utilisent la catégorie de progrès afin de créer un marché pour leur marchandise ou susciter l’adhésion à leur projet, et ceux qui veulent ouvrir la signification de ce mot, quitte à s’opposer à certains de ces projets ou marchandises. Si le progrès est d’aller le plus vite possible d’un point A à un point B, le TGV est un progrès. Mais si le progrès consiste à utiliser le moins d’énergie possible pour se déplacer, ou d’avoir le plus de dessertes possibles sur le réseau ferré, le TGV n’est pas un progrès. La technique est devenue une boîte noire et ce sont ceux qui savent l’ouvrir qui portent souvent les controverses Il faut noter par ailleurs que ceux qui s’opposent à certains projets ne sont pas des ignares, mais souvent des ingénieurs ou des scientifiques, qui comprennent très bien les techniques en question. La technique est en effet devenue une boîte noire – peu de gens savent comment fonctionne leur smartphone ou un OGM – et ce sont ceux qui savent l’ouvrir qui portent souvent les controverses. Le mouvement low tech est par exemple composé de nombreux ingénieurs, qui font vivre le débat sur les choix techniques, et dépassent l’opposition stérile entre pro et antitechnique, en montrant que tout choix technique est en fait un choix sociopolitique. L’opposition entre innovation et technocritique s’incarne-t-elle aujourd’hui dans la controverse entre développement durable et décroissance ? F. J. : Oui, le débat entre décroissance et développement durable est sans doute le visage contemporain du débat sur la signification du progrès. Il s’agit en fait de deux catégories récentes. « Décroissance » est un terme inventé par des économistes hétérodoxes dans les années 1970 avant de se diffuser dans les années 1990-2000. Le « développement durable » vient, quant à lui, du rapport Brundtland de 1983, qui vise à réorienter le progrès en inventant un développement économique découplé de ses impacts négatifs grâce aux innovations. Cette rhétorique du développement durable a fonctionné pendant vingt ans, mais on s’est aperçu que les impacts environnementaux s’étaient accélérés. C’est dans ce contexte que la décroissance émerge dans le débat public. Vous parlez de la décroissance comme d’un « spectre », comme on parlait du « spectre du communisme » au XIXe siècle. Peut-on dire que la décroissance joue aujourd’hui le même rôle que le communisme à l’époque, celui d’un imaginaire concurrent, mais sans contenu précis en matière de politiques publiques ou d’organisation sociale ? F. J. : Après avoir été inventé par l’économiste Nicholas Georgescu-Roegen, le terme « décroissance » a été promu par le philosophe et économiste Serge Latouche, qui en parlait comme d’un « mot obus » à la fonction d’abord provocatrice et politique. Il fallait, selon lui, accompagner un changement d’imaginaire – c’est-à-dire ce que l’on considère comme désirable – avant d’établir une théorie économique décroissante ou des propositions de politiques publiques. Ce qui est intéressant, c’est que le mot « décroissance » est désormais pris au sérieux, et l’on commence à voir émerger des théories économiques ou des débats académiques très sérieux sur son contenu concret. Reste qu’aujourd’hui, des discours politiques continuent de brandir la décroissance comme un repoussoir. Quand je la compare au communisme, c’est donc un peu une provocation, car les deux mots ont la même fonction. Les opposants à la décroissance évoquent celle-ci comme la bourgeoisie de la Monarchie de Juillet parlait du communisme : pour faire peur. Le pilier de l’ordre social postrévolutionnaire était la propriété privée, de la même manière que la croissance du PIB est un pilier de l’ordre social depuis la deuxième moitié du XXe siècle. Etre technocritique aujourd’hui, c’est donc être décroissant ? F. J. : J’emprunte le terme « technocritique » au philosophe Jean-Pierre Dupuy. Décroissance et techno-critique désignent deux choses différentes, mais qui ont des liens très étroits. La technocritique est une réflexion sur nos systèmes techniques, là où la décroissance est un projet de société plus large, qui englobe nécessairement une forme de technocritique, car les systèmes techniques construisent notre monde en organisant ses flux de matières. Le technosolutionnisme découle de l’imaginaire du progrès et revient à penser que, pour tout problème social, il existe une solution technique. Vous avez un problème à l’école ? Numérisez l’école ! Il s’agit dans tous les cas de contrer le technosolutionnisme, qui découle de l’imaginaire du progrès et qui revient à penser que, pour tout problème social, il existe une solution technique. Vous avez un problème à l’école ? Numérisez l’école ! Idem pour les hôpitaux ou l’agriculture. Nous sommes dans un moment technosolutionniste. La décroissance, elle, affirme qu’il faut certes des outils techniques – car l’humain est un être technique, qui entretient un rapport au monde via des artefacts –, mais qu’il faut ouvrir la boîte noire de ces artefacts et, surtout, penser d’abord les choix d’organisation sociale et les modes de vie. Le technosolutionnisme est cependant compréhensible, car la complexité des problèmes actuels est telle qu’il semble plus simple de s’en tenir à une solution technique. Et une multitude d’acteurs ont intérêt à tenir ce discours : des filières industrielles et économiques, des élus ou des chercheurs en recherche de financement, qui entretiennent une économie de la promesse technoscientifique. On semble voir converger des éléments du discours décroissant – sur la nécessité de la sobriété – et des discours valorisant des solutions techniques, notamment les énergies renouvelables. Le débat est-il en train de changer en raison de l’urgence écologique ? F. J. : Il est fascinant de voir comment, en six mois, le mot « sobriété », qui était un repoussoir il y a dix ans, est devenu un terme clé d’un gouvernement libéral et modernisateur. Il est indéniable que nous sommes dans un basculement dans la nature du débat, mais j’ignore si cela aboutira à une convergence ou à une radicalisation des oppositions. Il ne faut cependant pas sous-entendre que la décroissance conduirait à s’opposer aux énergies renouvelables. Le problème avec les énergies renouvelables, ce ne sont pas les techniques en elles-mêmes, mais c’est de croire qu’elles permettraient le même type d’organisation sociale qu’ont permis les énergies fossiles et le nucléaire. Plutôt qu’un consensus entre tenants de la décroissance et du développement durable, nous observons une sorte d’ambiguïté, de décalage, car parallèlement au discours de sobriété tenu par les pouvoirs publics, l’exploitation d’énergies fossiles et le technosolutionnisme continuent de prospérer. Pour accompagner le nécessaire processus de décroissance, il faudra plein d’énergies renouvelables afin de décarboner notre système économique. Mais je trouve très naïfs les discours politiques ou médiatiques qui affirment que l’on décarbonera en vingt ou trente ans notre système qui a été construit sur les énergies fossiles depuis cent cinquante ans et est entièrement dépendant de celles-ci. Le charbon et le pétrole sont partout, y compris dans les éoliennes de 250 mètres de haut que l’on déploie. C’est pourquoi les énergies renouvelables, évidemment nécessaires, ne sont que des outils pour accompagner un processus préalable de réorganisation des modes de vie, de notre rapport au vivant. Le monde de l’éolien ne sera donc pas le monde centralisé et productiviste du nucléaire ou du pétrole. Le décalage que nous vivons est d’autant plus fort que le système énergétique mondial est contrôlé par de grands groupes qui n’ont jamais eu autant de pouvoir. Quand Total se présente comme un des principaux acteurs de la transition énergétique, on mesure à quel point nous nous trouvons dans un moment de paradoxes. Mais il faut accepter que nous soyons traversés par ces contradictions, et qu’il n’existe pas de solution simple pour en sortir. Ce qui est triste, c’est qu’il n’y ait pas plus d’honnêteté à ce sujet dans la parole politique. alternatives économiques