Robin des bois 

Ils offrent le gaz contre la réforme des retraites

Dans la région de Marseille, Mediapart a suivi Paul* et Marcel*, techniciens gaz à GRDF qui enchaînent les journées de grève et les manifestations. Mais ce n’est pas tout. Ils trafiquent des compteurs de gaz pour que les usagers ne payent que la moitié de leur consommation, voire rien du tout.

Habillés de noir, masqués, gantés et discrets, ils annoncent le programme, les yeux rieurs : « Aujourd’hui, c’est opération gaz gratuit ! » On appellera le premier Paul, le second Marcel. « Comme Paul Marcel, notre modèle », s’amusent les deux gaziers, en référence au ministre communiste de la production industrielle à l’origine de la création d’EDF-GDF et de la nationalisation de l’énergie en 1946.

Il est aussi celui qui créera les œuvres sociales d’EDF-GDF, chères à Marcel et Paul. « C’est lui qui nous a légué le statut dont on jouit encore aujourd’hui et que le gouvernement ne cesse d’attaquer. » Pour rappel, la réforme des retraites prévoit la fin du régime spécial des travailleurs des industries électriques et gazières. 

Le rendez-vous est fixé à 6 h 15 du matin ce dimanche 12 février, devant le café fermé d’une toute petite place, comptant à peine un autre commerce et une pharmacie, dans la région de Marseille. 

Les deux gaziers arrivent dans une voiture qui n’est pas la leur, le coffre plein de stickers CGT, drapeaux et autres mégaphones. « Les gens nous prêtent leur voiture quand on fait ces actions pour pas qu’on vienne avec nos propres véhicules et qu’on soit reconnus directement », affirme Paul, tout en essayant d’éviter au maximum les caméras du quartier… Tâche plutôt aisée pour les deux gaziers qui connaissent très bien les allées, les cités, les coffrets gaz du coin, puisque c’est aussi là qu’ils travaillent.

En cas de doute, pas de GPS non plus. Lors des actions « Robin des bois », chacun laisse son téléphone portable à la maison.

Opération – 50 % sur le gaz dans les quartiers populaires

Marcel est le petit, Paul, le grand et, chacun avec sa clé à pipe, ils ouvrent les coffrets gaz du quartier, y plongent les mains quelques secondes, les referment aussitôt avant d’y coller un sticker bleu qui annonce : « Électricité et gaz augmentés ! Pouvoir d’achat amputé ! Financiers gavés ! Agents énervés. » 

C’est notre grain de sable à nous, c’est ce qu’on peut faire à notre niveau pour le bien commun.

Marcel et Paul, gaziers

Chaque coffret marqué du carré bleu ne comptabilise plus que la moitié du gaz utilisé par les habitant·es. Mieux, les coffrets démunis du « boîtier jaune » qui assure la télécommunication entre les coffrets et les réseaux peuvent être complètement coupés sans que GRDF s’en rende compte : « Opération 100 % gratuite pour les habitants de cet ensemble ! Et notre employeur ne s’en rendra compte que quand ils dépêcheront un agent pour relever les compteurs, dans six mois ou plus. » 

« C’est pas ça qui va les sortir de la galère mais c’est mieux que rien. C’est notre grain de sable à nous, c’est ce qu’on peut faire à notre niveau pour le bien commun, et c’est toujours ça de moins dans la poche de ceux qui spéculent sur l’énergie », s’accordent à dire Marcel et Paul. 

Le soleil du Sud ne s’est toujours pas levé, les deux compères continuent d’ouvrir des robinets, arpentant rapidement les allées de la ville pour ne pas être interrompus. « Si les habitants nous demandent ce qu’on fait, on leur dit, mais si on croise des policiers, on leur ment », sourit Paul. Le silence est complet, rares sont les âmes déjà éveillées. 

Les actions « Robin des Bois » sont menées depuis 2004

Ces actions, menées par les agents mobilisés des industries électriques et gazières, ne sont pas nouvelles. Depuis 2004, date du changement de statut d’EDF-GDF et de l’ouverture de son capital à des investisseurs privés, des agents ont repris la main sur leur outil de travail pour s’opposer à certaines réformes, protester contre la hausse des prix de l’énergie ou pour exiger des augmentations de salaire.

« Depuis, on continue, rappelle Fabrice Coudour, secrétaire général de la CGT Mines-Énergie. Au quotidien, des agents font ce type d’actions “Robin des bois”, mais elles sont beaucoup plus nombreuses quand on est mobilisés et on continuera à leur montrer qu’on a la main sur l’outil productif, de bout en bout. »

On risque notre job et des poursuites en justice en faisant ça. Mais on le fait pour obtenir le retrait de la réforme.

Marcel, gazier

Les raisons de la colère sont nombreuses. Marcel et Paul, entre deux coups de clé à pipe, rappellent la flambée sans précédent des prix de l’énergie, l’inflation qui prend au cou les agent·es et l’ensemble de la population, la destruction du service public de l’énergie, les profits records faits par leurs entreprises, avec un bénéfice net d’environ 3,7 milliards d’euros pour Engie selon les chiffres de février 2022.

Depuis le début du mouvement contre la réforme des retraites, ils se sont mis en grève à chaque appel intersyndical et comptent bien ne plus reprendre le travail après le 7 mars, date à laquelle les syndicats promettent une journée de grève totale, dans tous les secteurs… Tout en continuant leurs activités nocturnes sur le réseau. 

« On risque notre job et des poursuites en justice en faisant ça, rappelle, sous le masque, Marcel. Mais on le fait parce que si on ne coûte pas cher à ce gouvernement, on n’obtiendra jamais le retrait de la réforme des retraites. On trouve aussi scandaleux le prix auquel les gens payent leur électricité et leur gaz. Pour nous, ça c’est du bien commun, c’est nécessaire pour que les gens vivent dignement et ça ne devrait pas être soumis à la loi du marché. » Paul acquiesce. 

Après les ensembles, les gaziers se dirigent vers les grandes tours – vingt étages, cinq logements par palier. Certaines ne sont pas équipées du « boîtier jaune » qui assure la communication avec GRDF : « Là c’est le jackpot, s’enthousiasment les techniciens. On vient de passer un peu plus de cent logements en gratuité de gaz, rien que sur cette tour. » Deux stickers rouge et noir de la section marseillaise de la CGT Énergie ornent désormais le coffret. 

Depuis le début du mouvement, on a retiré une soixantaine de boîtiers liés à des compteurs Linky.

Renaud Henry, CGT Énergie Marseille

« Depuis le début du mouvement, au niveau de l’électricité, on a retiré une soixantaine de boîtiers liés à des compteurs Linky, ce qui fait qu’on a déconnecté à peu près 60 000 Marseillais », comptabilise Renaud Henry, secrétaire général de la CGT Énergie à Marseille, depuis son local syndical. Pour ces foyers, Enedis ne pourra plus réduire a minima l’électricité de ceux et celles qui ne s’acquitteront pas de leurs factures. Ils et elles devraient jouir du courant normalement, et non pas des 1 000 watts accordés aux plus pauvres. Une alimentation qui ne permet pas, par exemple, de brancher une machine à café et un frigo à la fois. 

« Si Enedis veut quand même leur enlever le courant, il faudra qu’ils dépêchent des agents sur place, poursuit le cégétiste. On a demandé à nos agents de ne plus répondre à ces ordres-là. » 

La section marseillaise de la CGT Énergie revendique aussi le passage au tarif réduit de plusieurs boulangeries et petits commerces, ainsi que des opérations gaz à – 50 %, voire gaz gratuit, pour deux quartiers populaires de la ville.

Au niveau national, la Fédération nationale des mines et de l’énergie CGT ne boude pas son plaisir à aligner les chiffres : « Une trentaine de bâtiments de santé ne payent plus l’électricité, il y a à peu près 500 foyers précaires à qui on a rétabli l’électricité après qu’ils ont été coupés. Entre 300 et 400 petites entreprises payent désormais leur électricité à tarif réduit et plus de 100 000 foyers, dont les compteurs Linky ont été coupés du réseau, ne peuvent plus subir de baisse de charge si jamais ils ne payent pas… Il y a aussi quelques permanences de députés macronistes favorables à la réforme qu’on a privées de courant », liste Fabrice Coudour. 

7 heures du matin, fin de l’action

Dans la région de Marseille, Paul et Marcel s’offrent une cigarette.  Il est 7 heures du matin, les habitant·es commencent à sortir, quelques voitures circulent, il est temps de plier bagage mais ils promettent de revenir les jours suivants, « pour finir le travail ». « À deux, c’est pas vilain », encourage Paul.

En moins d’une heure, ils ont ouvert les robinets d’une quinzaine de coffrets, passant des centaines d’habitant·es en gratuité de gaz ou leur permettant de ne payer que la moitié du prix de leur consommation. 

Autour d’un café serré sans sucre, ils tombent le masque, les gants, le bonnet. « Pour ne pas que la boulangère pense qu’on va la braquer. » Paul et Marcel pensent que l’allongement du temps de cotisation, le rapport de l’âge légal de départ à la retraite, la suppression des régimes spéciaux protecteurs ne sont pas seulement des mesures techniques mais des choix politiques violents.

« Ils veulent supprimer notre régime alors qu’il est à l’équilibre et qu’il est même excédentaire au point de reverser une partie de nos cotisations au régime général », débute l’un. « Et comme ça ne va pas dans leur narratif que notre régime soit excédentaire, ils essayent de nous faire comme à la SNCF : ils multiplient les intérimaires pour avoir moins de statutaires qui cotisent au régime spécial, ce qui fait qu’il finira par se casser la gueule », complète l’autre. 

Lundi, un rendez-vous chez la députée LREM

Sans surprise, ils souhaiteraient que leur régime protecteur soit appliqué à l’ensemble des travailleurs et des travailleuses. « Si ce n’est pas possible tel quel, on pourrait au moins généraliser l’idée de solidarité qui sous-tend notre système, et qui veut que chaque agent cotise à la hauteur de ses moyens », rêve Paul, les perles de sucre de sa brioche plein les doigts. 

Ils en ont conscience, leurs actions de ce type sont populaires. Cependant, « Robin des bois », dont Marcel, Paul et les autres se revendiquent, ne fait pas que redistribuer aux pauvres : il truande aussi les puissants. Les électriciens et gaziers marseillais comptent bien en faire la démonstration cette semaine. Pas de nom, pas de lieu, pas de précision mais ils l’assurent : « On va agir ces jours-ci, parce qu’ils ne comprennent que ça : le rapport de force. »

Lundi 13 février, les agents mobilisés rendront visite à Claire Pitollat, députée Renaissance de Marseille et ancienne agente EDF. « On a rendez-vous, d’abord pour discuter, assure Renaud Henry, de la CGT Énergie locale. Et après, on verra ce qu’on fait selon l’accueil qu’elle nous réserve et ses réponses à nos questions. » 

mediapart.fr