IRSN = Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire
« Le risque est celui d’un effondrement de la confiance sociale »
Quatre-vingt-un chercheurs et experts de l’environnement, parmi lesquels Françoise Roure, Arnaud Schwartz ou Cédric Villani s’alarment dans une tribune au « Monde » du projet de démantèlement de l’IRSN, qui va ralentir la transition énergétique et écologique.
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Le conseil de politique nucléaire du 3 février a proposé, à moins qu’il ne s’agisse d’une décision, de démanteler l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) et d’en regrouper les forces au sein de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) pour la partie expertise et du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) pour la recherche.
L’IRSN a été créé en 2002 comme établissement public autonome à statut d’établissement public à caractère industriel et commercial, à partir de deux entités : l’Office de protection contre les rayonnements ionisants, qui était chargé de la radioprotection, et l’Institut de protection et de sûreté nucléaire, service du CEA doté d’une gouvernance propre et d’un directeur, mais pas autonome. L’idée de départ était de mettre en place un institut expert de l’ensemble des risques nucléaires, y compris ceux liés à la défense et à la radioprotection, indépendant des décideurs et des promoteurs des technologies nucléaires.
On notera que cet institut a été créé et reste financé par le budget de la recherche publique. L’IRSN est donc expert des risques nucléaires sanitaires et environnementaux, et organisme de recherche sur les questions qui nourrissent son expertise. Il est en revanche strictement séparé des opérateurs du nucléaire comme EDF, de la recherche sur les technologies du nucléaire comme le CEA et de la décision qui est de la responsabilité de l’ASN. Cette stricte séparation est une règle de base de l’expertise.
Leadership mondial de la France
Trois dimensions : indépendance, recherche, ouverture à la société fondent l’expertise et la crédibilité de l’IRSN. Sa recherche est reconnue comme de très haut niveau, en particulier dans le domaine des impacts sanitaires et environnementaux des faibles doses. Sa compétence en épidémiologie et en radioprotection est internationalement reconnue. Il est évalué par le Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur. Il participe à plusieurs projets et réseaux internationaux comme le réseau Etson (qui réunit les organismes techniques de sûreté européens).
C’est cela qui lui permet de ressourcer son expertise par les éléments de connaissance et les technologies les plus actuels, de lancer des investigations pour résoudre les questions encore non ou mal résolues, d’adapter les méthodes d’évaluation des risques aux nouveaux enjeux et à l’évolution des technologies nucléaires, de coopérer avec les meilleurs spécialistes de son domaine à l’échelle planétaire, d’accueillir en son sein des experts de très haut niveau, issus de la recherche et souvent exerçant parallèlement les deux métiers d’expert et de chercheur ; enfin, de contribuer au leadership mondial de la France dans le domaine de la sûreté nucléaire.
L’ouverture à la société amène l’IRSN à être en relation avec toutes les personnes physiques ou morales qui ont un lien, d’intérêt aussi bien que d’opposition, avec le monde du nucléaire. L’IRSN participe à des actions de recherche communes avec diverses parties prenantes, celles-ci sont strictement encadrées par des règles déontologiques qui ont été élaborées avec sa commission d’éthique et de déontologie. L’IRSN rencontre régulièrement les organisations non gouvernementales pro et antinucléaires, qui font part de leurs questionnements, en particulier concernant les impacts sanitaires et environnementaux du nucléaire ; il y apporte des réponses, souvent sous la forme de nouvelles investigations. Enfin, l’IRSN est un fournisseur de données indépendant et objectif, qui a d’ailleurs rétabli la vérité sur les retombées du « nuage de Tchernobyl », ce qui a considérablement accru sa crédibilité.
Séparer expertise et décision
L’indépendance est une notion compliquée qui résulte d’une construction longue. Elle s’acquiert au fil des actions. Elle est fragile et peut être ruinée très rapidement. Elle est consubstantielle à la confiance sociale, seule réelle méthode de reconnaissance de l’indépendance. C’est donc son mode de gouvernance, son ouverture à la société et le sérieux de ses analyses qui ont permis à l’IRSN, au fil du temps, d’être reconnu comme organisme d’expertise indépendant.
Enfin, à l’échelle mondiale, pour le moins dans le monde démocratique, les activités d’expertise et de décision sont séparées, la commission d’éthique et de déontologie de l’IRSN a émis un communiqué très clair sur les risques de regrouper ces deux métiers. La perte du lien avec la recherche et le regroupement entre expertise et décision, quelle que soit la configuration, risquent de ruiner l’édifice patiemment élaboré pour que la France dispose d’une expertise de très haut niveau sur les risques nucléaires. Le risque majeur est celui d’un effondrement de la fragile confiance sociale dans le domaine du nucléaire. De nombreux citoyens, aujourd’hui plutôt agnostiques sur le nucléaire, passeront dans le camp des opposants, car insatisfaits d’une expertise inféodée à la décision.
Le bouleversement proposé est supposé conserver les effectifs. La cible est donc bien l’expertise indépendante, qui serait plus véloce et moins tatillonne si elle venait renforcer l’ASN, dont on découvre qu’elle ne serait pas assez compétente. Cela au prix du découplage avec la recherche sur les risques, rendue au CEA. On peut s’interroger sur l’efficacité et les impacts de cette réforme. S’il s’agit de réduire les délais d’expertise avant la décision, la dramatique situation de l’EPR de Flamanville, dans la Manche, [qui accuse un nouveau retard] montre également qu’il existe des obstacles bien plus difficiles à franchir. Le risque est celui de mauvaises décisions ou de délais allongés par des recours, voire l’émergence non anticipée de contaminations ou d’accidents.
En tout état de cause, on ne voit pas comment la destruction de la confiance sociale, déjà largement entamée par des décisions qui interviennent avant la fin du débat public sur l’énergie nucléaire, serait un facteur d’accélération de la transition énergétique.
Premiers signataires : Francelyne Marano, professeure émérite de biologie et de toxicologie environnementale ; Françoise Roure, inspectrice générale, ancienne présidente de la section sécurité et risques du conseil général de l’économie ; Arnaud Schwartz, président de France Nature Environnement ; Eric Vindimian, membre associé de l’Autorité environnementale ; Cédric Villani, mathématicien, ancien président de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques
Source : Le Monde