Les paysans sont des rois muets
Le Salon de l’agriculture n’a pas laissé indemne le maraîcher bio Mathieu Yon. Il s’y joue une « comédie politique », bien loin de la réalité du secteur en crise.
Le néopaysan Mathieu Yon est chroniqueur pour Reporterre. Il vous raconte régulièrement les joies et les déboires de son installation dans la Drôme en tant que maraîcher biologique en circuit court.
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Je suis monté au Salon de l’agriculture pendant deux jours. Cette expérience ne m’a pas laissé indemne.
Mon champ n’est pas dans ce Salon. Mon métier n’est pas ici : des casques de réalité virtuelle montrent des vignes et leurs besoins en traitements phytosanitaires, des conférences évoquent sans peine la fin des agriculteurs, et le développement d’une agriculture de sous-traitance. Ici, les paysans sont au centre de toutes les attentions politiques et médiatiques, mais ils sont muets. Ils sont exposés, mais ils se dévoilent finalement assez peu.
En sortant du Salon, à la fin de cette première journée, je fus aspiré par une bouche de métro. Nous étions une foule dense attroupée dans la rame. Nous ne sentions pas le foin ou la paille, mais la chaleur humaine dégageait une odeur réconfortante. J’avais l’impression étrange que cette rame de métro était une étable, peuplée d’animaux urbains qui se tenaient chauds. Il nous manquait seulement la nuit froide, le vent sur l’herbe ou le bruit calme des mangeoires. En quittant le métro, un chant d’oiseau se mêlait au bruit des voitures, une cour de récréation était pleine de rires. De toute évidence : quelque chose voulait vivre.
Le lendemain, je retournais au Salon pour ma deuxième journée, notamment pour entendre le ministre de l’Agriculture Marc Fesneau annoncer un plan de souveraineté pour les fruits et légumes. Car la filière va mal : 60 % d’importations pour les fruits, 40 % pour les légumes. Nous attendions beaucoup de ce plan à la Confédération paysanne. Nous avions fait deux propositions structurelles au sein d’Interfel : les prix minimums d’entrée et la Sécurité sociale de l’alimentation. Aucune d’elles ne fut citée. Dans la foulée, nous avons donc rédigé un communiqué de presse.
« Une confrontation pour l’avenir du monde agricole »
C’est à ce moment que l’importance du Salon commença à apparaître : ce n’était pas seulement un décor de théâtre ou une comédie politique, mais le lieu d’une confrontation, pour l’avenir du monde agricole. J’en étais à ces réflexions, quand on me proposa d’aller manger le repas de midi au Cniel (l’Interprofession laitière), avec les collègues en élevage laitier de la Confédération paysanne. C’est en écoutant les histoires, les combats mais aussi les désaccords, c’est en enchaînant les verres de rouge que la réalité du Salon se dévoila.
Dans ce lieu, pendant quelques jours, nous étions des rois. Les journalistes réclamaient notre parole, les politiques mendiaient quelques photos avec nous, et les grandes écoles d’hôtellerie nous servaient comme si nous étions issus de la haute bourgeoisie parisienne, nous les « bouseux ». Alors nous buvions des canons, grisés par notre nombre, comme si la France comptait encore des millions de paysans.
Quand les effets de l’alcool retombèrent, je vis à nouveau les allées, le bitume et le béton. Je vis les visages fatigués des paysans et des visiteurs. Je pris le métro, puis un train pour revenir dans la Drôme. De retour chez moi, je poserai ma joue sur l’herbe, j’écouterai le merle percer le jour, je reprendrai mes outils. Et je repenserai à ce repas au Cniel, aux allées du Salon et à cette rame de métro. Je repenserai à cette terre qui ne nous lâche pas, aux étables et aux villes, aux fermes et aux immeubles, aux paysans et aux passants.
Égarés ensemble dans les trajectoires du progrès, nous avions un commun : quelque chose en nous qui veut vivre.
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