La lettre d’Adèle Haenel à “Télérama”
Alors que “Télérama” enquêtait sur la trajectoire de l’actrice, Adèle Haenel a, pour la première fois depuis les César 2020, accepté de prendre la parole. Elle a répondu à nos sollicitations par un courrier. Nous publions cette lettre en intégralité.
Ce fut d’abord une interrogation : où était donc passée l’actrice Adèle Haenel, absente des écrans ? Suivie d’une autre question : cette disparition était-elle choisie ou subie, après son coup d’éclat aux César 2020 qui divisa le monde du cinéma et au-delà ? Pour le savoir, nous avons enquêté, sollicité des témoignages, essuyé de nombreux refus à propos d’une personnalité considérée par beaucoup comme clivante. Ces questions, nous souhaitions les lui poser. C’est finalement par une lettre qu’elle a décidé de prendre la parole et d’expliquer pour la première fois ses choix politiques. L’expression brutale tient du cri, son rejet d’un monde auquel elle ne veut plus appartenir est sans appel, au risque de susciter à son tour le rejet. Fallait-il y donner suite dans un magazine qui, fidèle à ses valeurs, s’inscrit dans la réforme de la société et non dans la rupture ? Nous pensons que la radicalité de son discours éclaire sa trajectoire et peut faire écho à d’autres dans sa génération. Nous avons pris la liberté d’enquêter sur Adèle Haenel et d’interroger son parcours, nous lui laissons la liberté d’y répondre.
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« J’ai décidé de politiser mon arrêt du cinéma pour dénoncer la complaisance généralisée du métier vis-à-vis des agresseurs sexuels et, plus généralement, la manière dont ce milieu collabore avec l’ordre mortifère écocide raciste du monde tel qu’il est. Disons-le clairement : alors que la biodiversité s’effondre, que la militarisation de l’Europe s’emballe, que la faim et la misère ne cessent de se répandre, quelle est cette obsession du monde du cinéma — collégialement réuni aux César, en promotion pour ses films — de vouloir rester “léger” ? De ne surtout parler de “rien”.
Dans un contexte de mouvement social historique, on attend de voir si les pontes du cinéma comptent — comme les sponsors de l’industrie du luxe — sur la police pour que tout se passe comme d’habitude sur les tapis rouges du Festival de Cannes.
Il y a urgence : il n’y a plus d’avenir vivable pour personne à très court terme dans le cadre du capitalisme.
Remplir de vent l’espace médiatique a un but, celui de rendre l’ordre bourgeois aussi naturel que le bleu du ciel et de rendre inaudibles, marginales, les voix de celleux qui organisent la résistance pour que tous les humains puissent vivre dignement et qui essayent d’arracher un avenir à cette planète. Continuer de rendre désirable ce système est criminel. Il y a urgence : il n’y a plus d’avenir vivable pour personne à très court terme dans le cadre du capitalisme. Il est urgent de vocaliser cette alarme le plus fort possible.
Mais elles et eux toustes ensemble pendant ce temps se donnent la main pour sauver la face des Depardieu, des Polanski, des Boutonnat (1). Ça les incommode, ça les dérange que les victimes fassent trop de bruit, ils préféraient qu’on continue à disparaître et crever en silence. Ils sont prêts à tout pour défendre leurs chefs violeurs, ceux qui sont si riches qu’ils se croient d’une espèce supérieure, ceux qui spectacularisent cette supériorité en se vautrant dans des bruits de cochon, en chosifiant les femmes et les subalternes.
Les chefs se lèvent et pètent, les larbins du capital ricanent et applaudissent. Ils sont agrippés à leurs coupes de champagne rosé, prêts à chanter à ces ultrariches lobotomisés par le pouvoir toutes leurs plus belles chansons pour leur dire qu’ils seront toujours les plus innocents. Que c’est vrai les pauvres sont pauvres et c’est malheureux, que les femmes sont violées et c’est malheureux aussi, mais que ce n’est la faute ni des riches ni du système qui les exploitent. Et d’ailleurs la grande industrie produit à dose homéopathique des films sur les pauvres héroïques et des femmes exceptionnelles, histoire de capitaliser toujours davantage sur notre dos sans donner aucune force à notre mouvement. Que tout le monde reste bien à sa place. Je le redis : la HONTE.
Je vous annule de mon monde. Je pars, je me mets en grève.
Face au monopole de la parole et des finances de la bourgeoisie, je n’ai pas d’autres armes que mon corps et mon intégrité. De la cancel culture au sens premier : vous avez l’argent, la force et toute la gloire, vous vous en gargarisez, mais vous ne m’aurez pas comme spectatrice. Je vous annule de mon monde. Je pars, je me mets en grève, je rejoins mes camarades pour qui la recherche du sens et de la dignité prime sur celle de l’argent et du pouvoir.
Depuis 2019 je poursuis mon travail artistique dans la collaboration théâtrale et chorégraphique avec Gisèle Vienne. C’est une artiste qui construit une des œuvres les plus puissantes que j’ai jamais rencontrées. Face au détachement, à la vacuité et à la cruauté que l’industrie du cinéma érige en principe de fonctionnement, le sens, le travail et la beauté qu’elle met en permanence en jeu sont une lumière qui me permet de garder la foi dans ce que peut vouloir dire la puissance de l’art. »
— Adèle Haenel
(1) Note de la rédaction : dans ces affaires, les trois hommes contestent les faits qui leur sont reprochés.