« Suspendons les réseaux sociaux, pas les cours de philo ! »
Professeur et docteur en philosophie et auteur de plusieurs ouvrages, dont « La déconstruction de l’école » (La Lenteur, 2023), Renaud Garcia analyse la sanction infligée à René Chiche et Franklin Nyamsi, enseignants suspendus à cause de leurs prises de position sur Twitter.
Nous avons appris il y a quelques jours la suspension pour trois mois, sans traitement, de deux collègues professeurs de philosophie, messieurs Franklin Nyamsi et René Chiche. Selon le « journal de référence », Le Monde, le premier a écopé à la mi-mars d’une sanction directement énoncée par le ministre de l’Éducation nationale, en raison de critiques publiées sur les réseaux sociaux à propos de la « politique africaine de la France ». Quant au second, passé en conseil disciplinaire, ce sont vraisemblablement plusieurs saillies médiatiques qui auraient suscité l’indignation dans les couloirs du ministère et entraîné sa suspension depuis mi-avril. Notamment un tweet comparant les non-vaccinés rejetés en dehors de la citoyenneté lors de la mise en œuvre du pass vaccinal (selon les mots mêmes du président de la République contre les « irresponsables ») aux juifs sous le régime de Vichy. Pap Ndiaye a ainsi évoqué des propos qui « n’entrent pas dans le droit de libre expression ». Des mots « outranciers, complotistes, injurieux, d’une très grande violence ». Des idées de nature à « impacter [sic] le bon fonctionnement du service public ».
Les problèmes soulevés par de telles sanctions, que l’on aura bien du mal à ne pas qualifier, au bas mot, d’autoritaires, ont été assez vite relevés. Comme l’ont déjà rappelé les membres de l’APPEP (Association des professeurs de philosophie de l’enseignement public) et un professeur de philosophie, cette affaire nous confronte à la labilité du « devoir de réserve » du fonctionnaire, impliquée par l’article 1 de la charte pour « l’école de la confiance » édictée par Jean-Michel Blanquer. Or, il n’existe pas, en France, dans la loi constitutionnelle, un tel devoir de réserve qui viendrait primer sur la liberté d’exprimer ses idées, aussi ineptes ou choquantes fussent-elles. Ce qui justifie d’ores et déjà de qualifier d’iniques les sanctions reçues par les deux enseignants.
À propos de Max Weber
Il y a peu, lors des manifestations contre la réforme des retraites, et il y a quelque temps, lors du soulèvement des gilets jaunes, les thuriféraires de l’ordre établi ont eu beau jeu de citer le sociologue allemand Max Weber et sa prétendue justification du monopole de la violence légitime par l’État. Sur la présente affaire, on pourrait tout autant disserter (on ne se refait pas !) sur le supposé principe de « neutralité axiologique » (neutralité quant aux valeurs morales, esthétiques ou religieuses) du professeur, dont on attribue la paternité à ce même Weber dans sa conférence sur « La science, profession et vocation », en 1917. Cela dans la mesure où l’on reproche aux deux suspendus d’être intervenus sur la place publique (virtuelle) en vantant leur statut d’enseignants de philosophie.
« L’essentiel réside non pas dans la « neutralité axiologique » mais dans le refus d’imposer ses valeurs dans l’espace de la classe. »
Traduit en français par l’expression « neutralité axiologique », le terme Wertfreiheit suggérerait le non-engagement de principe du savant. Autrement dit, un professeur ou un chercheur devrait s’abstenir de tout jugement partisan concernant les valeurs qui engagent le tout de la société. Dans les années 1960, les écoles de la Haute administration française utilisaient ce concept afin de saper les positionnements politiques marxisants. Mais Weber pensait son concept dans un cadre bien précis : celui de l’université allemande, dans laquelle lui-même, en tant qu’élève, avait été soumis à des enseignants nationalistes et antisémites – par exemple l’historien Heinrich von Treitschke (1834-1896), chantre du patriotisme prussien – profitant de leur situation hiérarchique pour asséner leurs dogmes à un auditoire soumis.
En réalité, il est possible d’embrasser à la fois des positions politiques et une exigence de rigueur dans le traitement disciplinaire des objets scientifiques. Les premières n’impliquent pas, ipso facto, la dégradation de la seconde. Pas plus qu’elles ne doivent nécessairement être endossées à l’extérieur de l’enceinte universitaire, ou à la sortie de la salle de cours. L’essentiel réside non pas dans la « neutralité axiologique » mais dans le refus d’imposer ses valeurs dans l’espace de la classe, où la parole d’autorité fait face à un auditoire captif et passif. Par conséquent, si nous venions à apprendre que Franklin Nyamsi et René Chiche ont utilisé leurs heures de cours pour endoctriner leurs élèves et faire la propagande de leurs idées, alors ils auraient négligé l’exigence d’objectivité scientifique et commis une faute déontologique méritant sanction. Ici, et ici seulement, le « service public » aurait été « impacté » – comme l’exprime le sabir managérial des commissions de discipline.
Refuser Twitter
Dans l’attente, sans doute vaine, de telles révélations, on ne peut que constater la chose suivante : ces deux enseignants ont jugé bon d’utiliser des fils de discussion virtuels et des micros d’émissions de télévision ou de radio pour dresser des constats critiques du système néocolonial de la « Françafrique » d’une part, du système scolaire français et de la gestion étatique du Covid-19 d’autre part. Ils l’ont fait en tant que citoyens intéressés par la chose publique, également en tant que représentant syndical pour René Chiche. Il se trouve qu’ils exercent le métier de professeur de philosophie. Si cette discipline a encore un sens – soit dit en passant, avec la place que lui accorde la réforme Blanquer-Mathiot dans son nouveau baccalauréat « à la carte », on n’a plus guère de certitudes sur ce point –, alors elle éduque à la confrontation des idées et se nourrit de la circulation la plus large possible des arguments. Elle n’immunise pas pour autant contre les raccourcis, les effets de manche et les sottises.
« Une collection de tweets ne fait pas une œuvre. »
On peut détester ou suivre René Chiche et Franklin Nyamsi, leur trouver tous les défauts du monde ou en faire de courageux martyrs de la vérité, les placer dans le « bon » ou le « mauvais » camp politique, là n’est pas la question. La phrase rebattue attribuée, de façon fautive, à Voltaire, tient certes dans un tweet, elle n’en reste pas moins pertinente en l’espèce : je déteste ce que vous écrivez, mais je me battrai pour que vous continuiez à le dire. Nous nous en tenons à ce principe.
Les jolies formules n’empêchent pas d’être lucide sur ce que cette affaire manifeste de l’époque et du présent gouvernement. Deux professeurs de philosophie font du buzz en se repaissant de leur nombre de « suiveurs » tandis que Pap Ndiaye dénonce des propos complotistes. Un philosophe pourrait y réfléchir à deux fois avant d’utiliser, pour la promotion de ses réflexions, des outils qui déchirent à la fois le tissu social et le cortex cérébral de la grande masse des gens. Une collection de tweets ne fait pas une œuvre, et l’on est en droit de penser que ces collègues exerceraient mieux leur talent en continuant d’écrire des livres et de faire des cours de bonne tenue – ce dont il n’y a du reste aucune raison de douter –, plutôt que de disrupter leurs neurones en y ajoutant chaque jour ou presque une nouvelle couche de bruit médiatique. Pour notre part, nous préférons lire des enquêtes documentées sur la période du Covid-19 – comme l’ouvrage de Pièces et main-d’œuvre (un collectif grenoblois), Le règne machinal. La crise sanitaire et au-delà (Service compris, 2022) ou la brochure du collectif Écran Total, « À quoi l’épidémie nous confine-t-elle ? » (2021) – plutôt que lever un pouce virtuel à la lecture d’un tweet bien troussé.
Et le « complotisme »
En retour, le ministre de l’Éducation nationale dénonce des propos « complotistes ». Tout notre temps est là, celui de la « double pensée » orwellienne, rhabillée sous les oripeaux du « en même temps » macronien. C’est le même pouvoir qui accélère d’un côté la numérisation intégrale des services publics – au premier chef l’éducation – et de la vie humaine en général, sous les vocables « transition » et « sobriété énergétique », pour déplorer d’un autre côté la prolifération d’informations erronées ou délirantes sur Internet, qu’il faudrait donc cadrer par de « bonnes pratiques ».
D’où le projet de loi contre les fake news, avec la constitution d’un Observatoire du conspirationnisme, la nomination dans les journaux de référence de traqueurs de fausses nouvelles, ou encore la mise en place d’une commission sur le complotisme et la désinformation, intitulée « Les Lumières à l’ère numérique », présidée par le sociologue Gérald Bronner. Bref, à son stade de production industriel, le « complotisme » est devenu une stratégie de gouvernement pour diffamer, puis éliminer toute position critique. Comme le dit finement Gérald Bronner, dernier faux-nez en date d’O’Brien, l’intellectuel de parti qui ramène Winston Smith à la raison dans 1984 : « Par théorie du complot, il faut entendre simplement une interprétation des faits qui conteste la version officielle » (Pour la science n° 449, 2015).
marianne.net