La crise des sources que personne n’a vu venir
Des dizaines de milliers de foyers français, dont l’habitation n’a jamais été reliée au réseau public d’eau potable, mais qui utilisaient une source située sur leur propriété ou à proximité, risquent de voir celle-ci se tarir avant l’été. Déjà nombre d’entre eux appellent leur mairie au secours. Dans le même temps, en application d’une directive européenne tout juste transcrite en droit français, les collectivités locales doivent désormais fournir de l’eau potable à ceux qui en sont privés. Une véritable bombe à retardement.
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Le bureau panoramique du nouveau service des eaux de la communauté de communes Causses Aigoual Cévennes Terres Solidaires offre une vue à couper le souffle sur la vallée de l’Espérou. Nous l’avons rejoint après deux heures d’ascension de la départementale en lacets qu’il faut gravir pour atteindre les villages situés sur les crêtes, au fin fond de ces Cévennes gardoises dont le sous-sol voit se succéder substrats sédimentaires, granit et schistes.
En ce jeudi d’avril, dans le bureau de l’Espérou, les quatre salariés de la régie, opérationnelle depuis le 1er janvier dernier, travaillent à mettre sur pied le nouveau service — il remplace ceux des dix-sept communes qui géraient seules l’eau et l’assainissement avant l’adoption de la loi Notre en 2015 (1). Même à l’échelle des 5 500 habitants de la communauté de communes, la tâche est colossale.
Il a fallu dresser un état des lieux précis de chacun des dix-sept services, récupérer les archives disponibles, préparer la numérisation du tout, surmonter les innombrables chausse-trappes juridiques et comptables d’un encadrement réglementaire qui a connu trois lois d’adaptation successives depuis 2018… Sans compter l’épée de Damoclès des associations d’élus qui veulent purement et simplement annuler ces transferts de compétence de distribution de l’eau potable, comme l’a fait une majorité de sénateurs le 15 mars dernier. Le transfert de compétences n’est pas un long fleuve tranquille.
Mais ce jour-là, quand le téléphone sonne, c’est la surprise et la perplexité qui se peignent sur les visages. Une habitante de Lassalle, un village voisin, appelle le service au secours. La source qui l’alimentait jusque là, présente sur sa propriété quand elle en a fait l’acquisition avec son mari, avant même leur départ en retraite il y a quelques années, vient de se tarir. Comment faire pour avoir de l’eau ?
Noémie Jeanjean, la jeune responsable du nouveau service de la communauté de communes, n’a pas la réponse. Et va devoir se tourner vers l’agence régionale de santé (ARS) ou la préfecture, qu’elle contactera le lendemain, après avoir reçu d’autres appels identiques.
Très étendue, la collectivité de 5 500 habitants compte parmi ses administrés nombre de résidents secondaires, souvent originaires de Marseille ou de Montpellier, qui s’étaient acheté un petit coin de paradis, doté d’une source.
En ce printemps sur lequel plane le spectre d’une nouvelle sécheresse historique cet été, le piège se referme. Sur le seul territoire de la communauté de communes il concerne potentiellement des centaines de foyers, maisons ou hameaux isolés, qui n’ont jamais été reliés au réseau d’adduction d’eau potable. Impossible de tous les connecter au réseau : il faudrait tirer des dizaines de kilomètres de tuyaux en montagne. À 50 000 à 150 000 euros du kilomètre, il ne faut pas y songer.
« Aucune information n’est disponible sur le coût des solutions de secours mises en œuvre par les services d’eau potable cette année ; les opérations qui ont sans doute été les plus coûteuses sont en particulier les interconnexions de secours, les nombreuses opérations de citernage, et l’achat et la distribution d’eau en bouteille », pointait le 15 mars dernier un (sévère) rapport d’information interministériel dédié à la gestion de la sécheresse de 2022 (2).
Maquis réglementaire
D’après l’INSEE, la France comptait 37,2 millions de logements en 2021. La même année on recensait d’après la Fédération professionnelle des entreprises de l’eau 29 millions et demi d’abonnés au réseau public d’eau potable.
On imagine volontiers que tout le monde en France est raccordé à l’eau potable. Ce n’est pas toujours vrai, notamment si on réside dans un hameau reculé, si on emménage dans un nouveau lotissement, ou si on a fait l’acquisition d’une bicoque à restaurer dans un coin reculé.
Sur le principe, tout particulier peut, à sa demande, être raccordé au réseau public de distribution. Le célèbre arrêt « Carrère » du Conseil d’État (mai 1991) précisait que, pour la distribution d’eau potable, les frais d’extension du réseau sont à la charge de la « collectivité de rattachement ».
Concrètement, le particulier doit faire une demande d’adhésion au service public de distribution d’eau potable (et donc de raccordement) par lettre recommandée avec accusé de réception.
C’est là que les difficultés commencent, avec nombre de restrictions, comme le distinguo entre parcelle bâtie ou non bâtie. Dans ce second cas de figure, le raccordement n’est pas obligatoire.
Mais c’est surtout l’existence ou non d’un zonage qui va faire la différence. L’article 54 de la loi du 30 décembre 2006 sur l’eau et les milieux aquatiques (LEMA) a posé le principe d’une compétence obligatoire des communes en matière de distribution d’eau potable.
Ce principe était assorti de l’obligation d’arrêter sans délai un schéma de distribution pour déterminer les zones desservies (ou non) par le réseau. Au fil du temps la jurisprudence a passablement borné le « droit au raccordement », qui en fait n’existe pas vraiment.
En résumé la collectivité peut refuser de relier au réseau, soit une construction « non autorisée », soit un hameau « trop éloigné » (Conseil d’État, 30 mai 1962, « Parmentier », Lebon p. 912). Mais qu’est-ce que ça veut dire, « trop éloigné » ?
En outre, le fameux arrêt Carrère de 1991 stipulait que la collectivité doit prendre le coût en charge seulement si c’est elle qui décide de l’extension, et donc de la délivrance des permis de construire (3)…
Résultat : sur le terrain, jusqu’ici les collectivités refusaient le plus souvent le raccordement, soit au motif de l’absence d’un zonage, soit parce que la parcelle du demandeur était trop éloignée de l’extrémité du réseau déjà existant, et que le raccordement aurait généré un coût excessif pour la collectivité.
Mais tout ça c’était avant. Avant la crise et la sécheresse qui menace à nouveau pour l’été prochain. Car c’est un peu partout en France que les sources se tarissent. Que peuvent faire les collectivités ?
Notre jeune responsable de service cévenole a interpellé l’ARS et la Préfecture, qui lui ont répondu fin avril. Sur le principe, si le pétitionnaire réside à l’intérieur du zonage il faudra le raccorder. Si le coût apparaît prohibitif, on proposera au demandeur de participer financièrement via un « fonds de concours », qui est une contribution financière à des travaux publics destinés à des administrés (réponses ministérielles) avec un maximum de 80 % demandé à l’usager et 20 % à la collectivité. En montagne, vu l’éloignement des habitations, ce n’est pas gagné…
Une nouvelle obligation
Mais ce n’est pas tout. Les collectivités locales exerçant la compétence de distribution d’eau potable vont désormais être contraintes de fournir de l’eau à leurs administrés qui n’y avaient pas accès, en application d’un texte d’origine communautaire transcrit en droit français en décembre dernier. Une révolution. On considère généralement qu’environ un million de personnes n’ont pas accès à l’eau potable en France. Résidents d’habitats précaires ou de bidonvilles, SDF, squatteurs…
L’affaire débute au milieu des années 2010. Alors que l’Europe engage la révision d’une directive de 1998 sur l’eau potable, des milliers d’activistes altermondialistes saisissent le Parlement européen afin d’inscrire le « droit à l’eau » dans la réglementation communautaire. Contre toute attente, la pétition « ICE » recueille plus d’un million de signatures et le Parlement vote en septembre 1995 l’inscription du droit d’accès à l’eau dans les textes communautaires, contre l’avis de la Commission. Après des batailles homériques, le texte de la directive révisée est finalement adopté et vient donc d’être transcrit en droit français.
L’ordonnance n°2022-1611 du 22 décembre 2022 relative à l’accès et à la qualité des eaux destinées à la consommation humaine) est suivie de deux décrets d’application (n° 2022-1720 du 29 décembre 2022 relatif à la sécurité sanitaire des eaux destinées à la consommation humaine et n° 2022-1721 du 29 décembre 2022 relatif à l’amélioration des conditions d’accès de tous à l’eau destinée à la consommation humains, accompagnées de rien moins de quinze circulaires… (4).
Ceci dans un silence assourdissant du gouvernement, des associations d’élus et organes professionnels du secteur, déjà empêtrés dans le « Plan eau » annoncé à grand son de trompe le 30 mars dernier à Serre-Poncon par Emmanuel Macron (5).
Cette nouveauté va faire grand bruit dans les collectivités, car elles devront désormais établir un « diagnostic territorial » au terme duquel elles devront proposer les modalités d’une délivrance en eau potable permettant de couvrir les quantités correspondantes aux usages essentiels des personnes physiques, soit de 50 à 100 litres d’eau par personne et par jour.
« On va se retrouver dans un bordel invraisemblable, confesse un professionnel du secteur. Onze mille collectivités déjà à l’os à qui on refile des missions qui relèvent du social. Ingérable. »
De fait, les responsables des collectivités que nous avons interrogés, soit tombaient des nues, soit cherchaient déjà tous les moyens de surseoir, par exemple en inscrivant la réalisation du fameux « diagnostic territorial » dans le temps long…
Nous avons vu qu’on ne pourrait pas tirer des kilomètres de tuyaux dans toutes les campagnes. Idem pour les bornes-fontaines dont l’équilibre économique ne peut-être atteint qu’en milieu urbain, en les dotant d’un système monétique adapté.
À défaut, la collectivité va devoir acheter des citernes pour venir en aide aux naufragés de l’eau potable. De quelle taille ? Petites, pour pouvoir accéder aux hameaux les plus reculés, mais il faudra alors multiplier les navettes. Plus grosses ? Elles n’accéderont pas à certaines propriétés.
Gros bémol : « l’eau distribuée ne peut être considérée comme potable pour les usages alimentaires ou sensibles (brossage des dents, toilette des personnes fragiles et nourrisson…) compte tenu des conditions de transport et de stockage », précise une ARS (6). On va donc vendre une eau qui, administrativement parlant, ne sera pas potable. Courteline bonjour.
Et on passe sur les joyeusetés de l’établissement du tarif et la facturation. Un forfait ou un coût au m3 qui intègre le coût d’usage du véhicule, le carburant par rapport au dernier point d’eau (km), le temps des agents du service, le linéaire entre la route d’accès et le réservoir, etc.
Une crise sans fin ?
Au sud des Cévennes, dans un petit hameau perdu dans les collines qui surplombent Saillans, dans la Drôme provençale, le maire, qui a en charge une quinzaine d’administrés, se débat pour financer en même temps la réfection du réservoir qui les alimente en eau potable et l’extension du réseau de protection contre l’incendie, géré par le service départemental d’incendie et de secours, qui lui a imposé des travaux dans le hameau.
Au-delà, tous les pays de bocage, la Vendée, les Deux-Sèvres, la Normandie, sont eux aussi concernés, de nombreux hameaux n’y ayant jamais été connectés à l’eau potable.
Mais c’est la Catalogne française qui fait désormais figure de hot spot de la sécheresse qui frappe l’hexagone depuis l’été 2022. Les propriétaires de maisons branchées sur un puits prélevant à moins de dix mètres de la surface y constatent déjà que leur puits se tarit. En cette fin avril, dans le quartier du Pilou au Soler, sans eau dans la maison, des habitants sont déjà partis.
La maire, Armelle Revel Fourcade, avoue son impuissance dans un entretien accordé au quotidien local L’Indépendant. À moins de 10 mètres, la nappe s’est asséchée. Et pour trouver de l’eau, il faut aller chercher plus loin profond, jusqu’à 35 mètres.
Le téléphone de Daniel Minc, gérant de la société Aquaforages à Saint-André, n’arrête pas de sonner depuis quelques mois. Le Soler mais aussi Ille-sur-Têt, Saint-Féliu, Saint-André, Bages, Brouilla, les zones en crise ne cessent de s’étendre.
Alors qu’en off, la préfecture reconnaît qu’il existerait déjà près de 2000 forages illégaux dans le département, les conséquences d’un prélèvement plus marqué dans la nappe profonde, dite du pliocène, demeurent inconnues et inquiètent fortement la communauté scientifique.
L’été sera chaud.
Marc Laimé ; le monde diplo
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(1) Loi portant sur la nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe), Ministère de la Transition énergétique
(2) « Retour d’expérience sur la gestion de l’eau lors de la sécheresse de 2022 » (PDF), Inspection générale de l’Environnement et du Développement durable, Inspection générale de l’administration, Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux, mars 2023
(3) « Pas d’eau, pas de permis ? », Éric Landot (sur son blog juridique), 29 avril 2023
(4) « Décret n°2022-1721 du 29 décembre 2022 relatif à l’amélioration des conditions d’accès de tous à l’eau destinée à la consommation humaine, Journal officiel, 30 décembre 2022
(5) « Macron : le grand Plan Eau qui fait flop », Marc Laimé, Blast, 4 avril 2023
(6) Note d’information N° DGS/EA4/2023/61 du 14 avril 2023 relative à la mise en œuvre des nouvelles dispositions prises notamment dans le cadre de la transposition de la directive (UE) 2020/2184 du Parlement européen et du Conseil relative à la qualité des eaux destinées à la consommation humaine, sur le blog d’Eric Landot