Qui a tué le bac philo ?

« La philosophie est l’épreuve reine à la nouvelle version du bac »

C’est ce qu’affirmait Jean-Michel Blanquer, alors ministre de l’Éducation nationale, en 2021. Mais si l’on en croit les élèves comme les professeurs, la réalité concrète est tout autre… Au point qu’on se demande qui a tué le bac philo. Explications.

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« La note de philosophie n’est pas décisive pour le baccalauréat, ce qui compte, c’est la spécialité », estime Lilie, élève au lycée Jacques-Monod, à Clamart (Hauts-de-Seine), en spécialité Humanités, Littérature et Philosophie (HLP). Si la philosophie compte si peu pour l’examen final, c’est d’abord parce qu’elle est dotée d’un coefficient assez faible : 8 en bac général et 4 en bac technologique, tandis que chacune des épreuves de spécialité a un coefficient 16, soit 32 en tout, ce qui représente quasiment un tiers de la note globale du baccalauréat.

Mon bac, je l’ai quoi qu’il en soit” Zoé, élève de terminale

Non seulement l’écrit de philosophie pèse assez peu dans la note de l’examen final, mais il n’est pas pris en compte sur la plateforme Parcoursup, dont les résultats sont déjà tombés le jeudi 1er juin. « La note arrive trop tard », résume Ève, en filière Sciences et Technologies du Management et de la Gestion (STMG) dans le même lycée. Au moment de passer les épreuves, les élèves connaissent donc 82 % de leur note du bac, et certains ont déjà été acceptés dans leur future formation. C’est le cas de Zoé, en terminale au lycée François-Truffaut, à Bondoufle (Essonne), déjà acceptée en fac de Lettres et confiante pour l’épreuve de philosophie à venir, qui pourra « éventuellement lui permettre d’avoir une meilleure mention ». Les sites qui permettent d’anticiper les résultats en fonction des notes à venir montrent aux élèves que l’enjeu est minime : « Mon bac, je l’ai quoi qu’il en soit », tranche Zoé.

 « Un footing après un marathon »

Pour ne rien arranger, les conditions de préparation de l’épreuve sont loin d’être idéales, particulièrement au troisième trimestre. Marie Perret, professeure de philosophie et présidente de l’Association des professeurs de philosophie de l’enseignement public (Appep) pointe les difficultés rencontrées depuis le retour des vacances de printemps : « Les élèves sont très fatigués par leurs épreuves de spécialité. L’un d’entre eux m’a dit, à propos de l’épreuve de philosophie et du grand oral à venir, qu’il avait l’impression de “devoir courir un footing après avoir fait un marathon”. » Un autre élève lui a également envoyé un message sur l’ENT – l’espace virtuel d’apprentissage qui est la plateforme d’échange entre les professeurs, les élèves et le personnel éducatif – : « J’essaie de me mettre au travail, mais depuis les notes de “spé”, je n’y arrive plus. […] Je n’ai plus aucune motivation à travailler. »

Les deux tiers de la classe ont tout simplement cessé de venir”Mano, élève de terminale à Nîmes

Les élèves sont donc de plus en plus nombreux à cesser tout simplement d’aller en cours, comme l’indique Mano, en terminale au lycée Philippe-Lamour à Nîmes (30), qui constate « un très fort absentéisme, avec les deux tiers de la classe qui ont tout simplement cessé de venir ». Face à cette ambiance de démobilisation générale et de pré-vacances, le ministre de l’Éducation nationale Pap N’Diaye, a rappelé aux élèves sur le réseau social Twitter que « l’épreuve de philosophie arriv[ait] vite », et qu’il fallait donc « poursuivre leurs efforts », sans « rien lâcher ». Un discours qui semble avoir été suivi d’un impact plutôt faible, si l’on en croit les élèves que nous avons interrogés : « En classe, on sent bien que l’ambiance est relâchée », témoigne Lilie.

Une invisibilisation volontaire ?

Ce choix de calendrier a donc considérablement changé le rapport qu’entretiennent les élèves avec cette épreuve qui ouvrait jadis le début des écrits de l’examen national. À présent, regrette Marie Perret, le bac philo « est totalement invisibilisé, il devient insignifiant et perd jusqu’à sa portée symbolique ». Un rapport publié par l’Appep estime que la philosophie est aujourd’hui « réduite à un folklore médiatique, destiné à entretenir l’illusion que le baccalauréat continue d’exister ».

Un constat navrant, qui semble trancher avec le projet initial annoncé par Jean-Michel Blanquer en 2018, qui professait vouloir faire de la philosophique l’épreuve « universelle » et la « reine du baccalauréat ». La philosophe Souâd Ayada, présidente du Conseil supérieur des programmes lors de la mise en place de la réforme du bac en 2018, avait également affirmé dans les colonnes du Figaro que le maintien de l’épreuve à l’écrit témoignait de « l’attachement du ministre de l’Éducation nationale à la singularité française de l’enseignement de la philosophie ».

Dans ce cas, que s’est-il passé ? Cette situation est-elle le résultat d’une volonté politique de porter atteinte à l’enseignement de la philosophie en terminale en s’attaquant – discrètement mais efficacement – à l’épreuve finale, ou vient-elle simplement d’une erreur et d’un manque d’anticipation des concepteurs de la réforme ? Si l’on en croit les interventions de l’Appep, il était possible de prévoir la situation actuelle, comme un témoigne cette interview datant de 2018, dans laquelle le professeur de philosophie Nicolas Frank, alors président de l’association, dénonçait déjà l’absurdité d’une note qui « ne compte pas pour l’orientation postbac » des élèves.

Malgré les nombreuses alertes et oppositions des enseignants de philosophie, la réforme a donc été maintenue en l’état, tandis que la philosophie semble de plus en plus être effacée des discours des politiques à son sujet. Comme le remarque Marie Perret, cette discipline et l’épreuve associée « n’ont pas été évoquées une seule fois » par Édouard Geffray, le directeur général de l’enseignement scolaire, lors de la table ronde sur la rentrée organisée par la commission parlementaire des affaires culturelles, le 21 septembre 2022.

Que les épreuves de spécialités aient elles aussi lieu en juin pourrait au moins permettre d’avoir un bloc d’épreuves cohérent et unique” Marie Perret, présidente de l’Appep

Pour redonner un sens à l’épreuve de philosophie et plus largement au baccalauréat, il faudrait au moins « que les épreuves de spécialités aient elles aussi lieu en juin. Cela ne remplacerait pas une vraie session d’examen, mais pourrait au moins permettre d’avoir un bloc d’épreuves cohérent et unique », préconise Marie Perret.

La force de l’épreuve

S’il faut sauver cette épreuve, revendique la professeure, « c’est parce qu’elle est précieuse. Pendant quatre heures, les élèves ont le temps de donner audience à une pensée, de penser vraiment. Qui, aujourd’hui, peut réfléchir pendant plusieurs heures à une question qui intéresse tout homme en tant qu’il est humain ? »

Réalisée dans de bonnes conditions et avec sérieux, l’épreuve de philosophie peut en effet être vécue, non comme un simple exercice scolaire, mais comme une aventure intellectuelle. Dans un ouvrage de corrigés de dissertation intitulé Problématiques philosophiques, Bernard Baas, professeur, montre que l’exercice philosophique n’est jamais « l’application aveugle de quelques recettes ». Il faut l’entendre, dit-il, au sens du verbe latin exercere, « qui signifie “mettre en mouvement”, “tenir en haleine”, “ne pas laisser en repos”, donc, littéralement “inquiéter” ». Ainsi considérée, l’épreuve n’est pas un exposé ennuyeux de doctrines mais bien une invitation au « courage intellectuel ».

Via la dissertation philosophique, “on propose [aux] jeunes de ces questions qui ont plus d’une fois ébranlé le monde” Alain, philosophe

Via la dissertation philosophique, « on propose [aux] jeunes de ces questions qui ont plus d’une fois ébranlé le monde », écrit le philosophe Alain dans ses Propos sur l’éducation. Les interroger sur des thèmes comme « religion, justice, échelle des valeurs, civilisation, destinée de l’homme », invite, dit-il, à « secouer l’arbre », c’est-à-dire à les bousculer pour leur permettre de découvrir, au détour d’une question, une idée détonante, ou curieuse, qui leur donne l’envie d’aller plus loin. L’exercice de la dissertation est alors capable de mettre au jour certains scandales et d’ébranler, voire d’indigner profondément celui qui s’y prête avec intérêt.

« Penser, c’est dire non », affirme à ce titre Alain dans une célèbre formule des Propos sur le pouvoir. L’exercice de pensée philosophique correspond en ce sens à ce que le philosophe appelle « réfléchir », ce qui consiste à « nier ce que l’on croit ». Il peut alors devenir, entre autres, une manière d’échapper aux illusions et aux mensonges « du tyran » ou du « prêcheur ».

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