La nouvelle vague

Un document propagé par le collectif Ruptures

Dossier n°11 ; de juin 2023

ÉDITORIAL

Vu au cinéma il y a quelques semaines, le film La syndicaliste revient sur l’histoire de Maureen Kearney, syndicaliste lanceuse d’alerte en 2012 sur un accord secret entre Henri Proglio, le PDG d’Areva, et une entreprise chinoise. Scandale d’État ? Maureen Kearney a été retrouvée à son domicile, attachée, un couteau dans le vagin, avec un « A » gravé au couteau sur le ventre.

Pendant longtemps, médias et magistrats ont oscillé entre timide dénonciation d’une affaire d’État… et méfiance face à un complot ourdi par une « affabulatrice ». Ainsi, elle a d’abord été condamnée pour avoir inventé son viol, avant d’être relaxée1. Aucune enquête n’est aujourd’hui en cours pour identifier ses aggresseurs.

À la même époque, les effectifs d’Areva (renommée par la suite Orano) sont passés de 76 000 salariés en 2010 à 19 000 salariés en 2020 : une baisse de 78 %. Que sont devenus ces salariés ? Quelles conséquences cela peut-il avoir en termes de maintenance des installations nucléaires et de sûreté nucléaire ? Et alors que des suppressions d’emploi de moindre ampleur bénéficient parfois d’une couverture médiatique importante, comment se fait il qu’une telle réduction des effectifs dans un secteur aussi sensible, ait été si peu analysée ?

Notre vie quotidienne, notre santé, nos trajectoires individuelles sont largement impactées par les choix stratégiques des industriels et de l’État, qu’il s’agisse d’accords secrets ou de décisions publiques. L’information des citoyens est donc nécessaire si nous voulons avoir une once de pouvoir d’agir2. Or, dans le domaine du nucléaire, ce manque d’information est patent. Nous essayons modestement dans ce numéro d’y remédier, en décryptant la crise énergétique de cet hiver et ses liens avec l’industrie nucléaire.

(1) Notamment après qu’une agression similaire ait été mise au jour, à l’encontre de l’épouse d’un cadre de Veolia, en conflit avec la direction. Veolia était à l’époque dirigée par le même Henri Proglio.

(2) Saluons le jeune mensuel La Brèche (disponible en kiosques) qui enquête sur ces sujets environnementaux, sanitaires et industriels.

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NUCLÉAIRE : LA SOCIÉTÉ DU RISQUE

Dans notre numéro 7, nous critiquions la gestion du quotidien énergétique des Français via l’appli écowatt calquée sur la gestion covidienne. Aujourd’hui, alors que l’été s’annonce, les sueurs froides d’EDF concernant l’approvisionnement de l’électricité cet hiver sont passées, et contrairement à ce que beaucoup imaginaient, il n’y a pas eu de black-out. Mais maintenant la canicule s’annonce…

Nous voulons poser dans ce numéro quelques questions sur la crise structurelle de l’énergie, que les sécheresses à venir ne feront qu’aggraver du fait du refroidissement des centrales nucléaires. Comme nous allons l’expliquer, nous pensons que le nucléaire est une technologie qui n’a jamais été réfléchie démocratiquement alors qu’elle présente des risques inconsidérés pour l’humanité. C’est pourquoi les difficultés à venir ont toutes les chances d’être gérées de manière autoritaire, sans aucune consultation ni réflexion de fond.

Un peu d’histoire

C’est avant tout l’expérimentation militaire d’après-guerre qui a rendu possible la maîtrise de l’atome avec la création de réacteurs produisant le matériel fissible nécessaire à la bombe. C’est cela qui a permis de développer le programme nucléaire civil par la suite. Ainsi, à partir de 1974, 58 réacteurs ont été construits en France avec les infrastructures colossales qui allaient avec, tant pour la production des pièces dans les forges du Creusot que pour l’enrichissement de l’uranium ainsi que pour une partie du stockage à La Haye et bientôt à Bure.

Cette industrie de pointe supposait dès le départ un engagement à long terme sans possibilité de faire marche arrière avec un Etat centralisé, un haut degré de spéciali­sation et d’expertise et des moyens financiers colossaux.

Aujourd’hui c’est le nucléaire qui assure 63 % de la production d’électricité de notre pays. Quand on sait le degré de dépendance de notre société aux énergies, la crise énergétique de cet hiver 2022 était prévisible. Et pourtant…

Des centrales qui rouillent

Il y a bien eu une baisse significative de la consommation cet hiver (environ 15 %) mais affirmer comme les médias l’ont fait que c’est elle qui a évité des coupures est un leurre. Il serait fâcheux d’oublier que cet hiver à été particulièrement doux avec un mois de février s’apparentant à une caricature du réchauffement climatique. En outre, la France a massivement importé de l’électricité de l’étranger (engendrant 7,4 milliards de déficit à EDF). D’ailleurs, la baisse de la consommation a surtout eu pour cause la hausse importante des coûts malgré le bouclier tarifaire, dont le coût s’élèvera, lui, à 44 milliards d’euros pour 2023 !

Ce qu’il faut retenir de cet épisode hivernal, c’est que ce scénario de pénurie a toutes les chances de se reproduire. Tout d’abord, parce que les épisodes de canicules et de sécheresses ne feront que s’accentuer et mettront à très rude épreuve les infrastructures de production d’énergie. La canicule de l’été dernier est la cause du plus faible rendement hydroélectrique depuis 1976. Autant dire que dans ces situations de canicules interminables et sans vent, ce n’est pas l’éolien qui changera la donne ! Ne restera que le système nucléaire… mais il ne sera pas épargné ! Sans parler des coûts, il faut de l’eau en grande quantité pour refroidir les réacteurs et ils doivent être arrêtés lorsqu’elle est trop chaude ou vient à manquer, comme ce fut le cas en 2003.

On peut s’inquiéter davantage encore au vu de l’état du parc nucléaire français. C’est bien sa fragilité qui a été à l’origine du manque d’électricité l’hiver dernier. Rappelez-vous : le 21 octobre 2021, à la suite d’un contrôle sur le réacteur 1 de la centrale nucléaire de Civaux, EDF informait l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) d’une anomalie. L’ASN relevait d’importantes corrosions affectant de nombreuses parties du réacteur et de ses systèmes de refroidissement. L’enquête qui a suivi a révélé, à la surprise des techniciens, la présence de corrosions similaires sur quinze autres réacteurs, à leur tour mis à l’arrêt. Comment autant d’anomalies aussi graves ont-elles pu passer inaperçues jusque-là ? Est-on si sûr du progrès technologique lorsqu’on sait que parmi ces quinze réacteurs, quatre sont les plus récents du parc français, mis en service à la fin des années 1990 (ce sont également les plus puissants) ? Notre pays mise sur une technologie très dangereuse et le groupe EDF qui en a la charge reconnaît lui-même être dépassé lorsqu’il conclut à la mi-décembre 2021 qu’il s’agissait de corrosion sous contrainte, il ajoute « qu’on ne pensait pas susceptible d’apparaître à cet endroit ». Cela laisse songeur !

Une gestion désastreuse

Ce phénomène de corrosion est pourtant connu des ingénieurs depuis 19841. Si EDF connaît ces risques, pourquoi ne les a-t-il pas anticipés plus tôt ?

D’abord il semblerait qu’avoir des salariés correctement formés, multiplier les contrôles, changer régulièrement les pièces, tout cela se soit perdu en quelques années2. Ainsi, le groupe avait sa propre école de formation technique, mais elle n’existe plus aujourd’hui. Les salariés sont moins bien formés ; et pour des raisons économiques, EDF recourt désormais systématiquement à de la sous-traitance afin de réaliser jusqu’à 80 % du travail. Le personnel changeant très régulièrement, il n’a pas le temps d’apprendre et de connaître les risques de ce secteur pourtant particulièrement dangereux. Il ne peut donc pas réaliser un travail fiable. Le véritable fiasco et les malfaçons du chantier EPR de Flamanville l’illustrent parfaitement : il y avait jusqu’à 30 niveaux de sous-traitance sur le site !

La perte des savoir-faire d’EDF s’explique aussi par l’augmentation de la bureaucratie. Nombre de managers ne connaissent plus le terrain et le métier technique, et sont incapables de contrôler correctement la qualité du travail réalisé par les techniciens.

Pour ses opérations d’entretien, EDF recourt désormais à des intérimaires dont le statut ne donne aucune protection en cas d’accident ou de sur-exposition à la radioactivité. Certains de ces « nomades du nucléaire » témoignent : on leur fait exécuter des maintenances le plus rapidement possible, dans des conditions exécrables. Pour garder leur client, les sous-traitants font en sorte de ne jamais annoncer de mauvaises nouvelles, alors que leur mission principale est justement de contrôler l’état des équipements ! Le documentaire RAS – Nucléaire : rien à signaler3 en dit long sur la dégradation vertigineuse des conditions de travail de ce personnel oublié et que personne ne protège : payés au forfait, les sous-traitants bâclent le travail, au péril des ouvriers, et finalement à notre péril à tous.

Précisons qu’EDF ne change aujourd’hui les pièces de ses centrales que lorsqu’elles sont défectueuses, alors que l’entreprise devait à l’origine les changer avant toute possibilité de panne. Plus grave encore : certaines pièces ne sont tout simplement plus disponibles. Comment faire ? La réponse est simple : pousser à bout l’existant… et signer « RAS » lors des inspections, quelle que soit la situation sur le terrain. Sauf que certaines anomalies ne peuvent plus passer inaperçues. Tel fut le cas l’automne dernier.

Nucléariser d’abord, réfléchir ensuite

Quand bien même nos centrales seraient conçues, gérées et entretenues avec la plus grande rigueur, il reste que le risque zéro concernant un accident n’existe pas. Fukushima nous l’a violemment rappelé : un accident nucléaire majeur peut également subvenir dans un pays réputé pour ses technologies de pointe. Faut-il blâmer l’erreur humaine ? Une catastrophe naturelle ? Pour Fukushima, ça aura été les deux… mais pour ce qui est de « l’erreur humaine », l’analyse détaillée de l’IRSN sur le déroulement de l’accident a mis en relief un point qui nous concerne également en France : la formation trop légère de plusieurs techniciens a entraîné de grosses méconnaissances sur le comportement d’un réacteur accidenté et sur l’utilisation des systèmes de secours ; et, par voie de conséquence, ont aggravé l’accident. Ainsi, nous créons des systèmes si complexes que l’erreur humaine devient difficilement évitable. Les conséquences de celle-ci sont alors redoutables ». Ce n’est donc pas de « l’erreur humaine » qu’il faut se scandaliser, mais des choix industriels qui lui donnent toutes les chances de survenir.

Désormais, personne ne sait quoi faire des déchets, pas plus que des centrales en fin de vie. Quant aux problèmes de résistance de certains matériaux ils restent insolubles. La décision raisonnable aurait donc été de ne pas mettre en oeuvre la technologie nucléaire.

Doit-on jeter la pierre à EDF ? Aux politiciens qui ont fait ce choix du nucléaire ? Le programme nucléaire français civil et militaire a été décidé sans consultation du peuple, ni même débat à l’Assemblée nationale. Et aujourd’hui ? En 2018, Macron avait promis la fermeture de quatorze réacteurs. En 2022, après une consultation publique ajournée parce qu’EDF a vendu la mèche de la construction en avance de pièces des EPR2, le même Macron annonce l’ouverture de six à quatorze nouveaux réacteurs supplémentaires. Cela alors même qu’EDF n’a pas les moyens d’entretenir le parc existant… Quant à EDF, il faut rappeler que c’est l’Etat français qui est derrière : tous les organismes officiels de contrôle et de réglementation du nucléaire sont étatiques. Cette absence d’indépendance permet à l’État d’être à la fois celui qui produit et celui qui contrôle, celui qui décide et celui qui informe. Or, en cas d’accident, les Etats ont systématiquement minimisé voir nié la gravité des événements. Rappelez-vous comment la France a géré les retombées de Tchernobyl. Ou comment, au Japon en 2011, la dose maximale admissible est passée comme par magie de 1 mSv par an à… 20 ! L’État cherche avant tout à protéger ses institutions avant de protéger la population.

Un monde fini

Face au réchauffement climatique, le nucléaire est considéré comme la technologie du « moindre mal » par des experts autoproclamés comme Jancovici. Mais le « mal » qu’il provoque (cancers, no man’s lands, exploitation en Afrique, pollutions persistantes…) est systématiquement minimisé, voire occulté. Notre société se focalise sur les bienfaits (énergie soi-disant « gratuite », « illimitée », « décarbonnée »). Mais les bénéfices que nos sociétés occidentales en tirent se font au détriment d’autres gens, d’autres territoires ou d’autres espèces vivantes. Les pays industrialisés n’ont pas encore pris conscience du réel prix à payer pour cette énergie continue et confortable, et ce d’autant plus en cas d’accident. A Fukushima, la grosse majorité de la contamination était retombée au large grâce à un vent d’ouest salvateur. Aurons-nous cette chance ? Quant à l’iode, elle protège certes des cancers de la thyroïde… mais pas de tous les autres, inévitables dans ce genre de situation.

Nous ne devons donc pas voir ces risques de coupures comme un simple « mauvais moment à passer », mais comme un véritable avertissement. Les centrales nucléaires sont de gigantesques barils de poudre. Les construire était déjà un mauvais choix ; la course au profit risque d’en allumer la mèche. Les politiques tablent sur le pouvoir de la technologie et sur le règne des experts pour nous « sauver » sans se remettre en question ni consulter la population. Rendons-nous à l’évidence : la technologie ne nous sauvera pas et les experts n’arrêteront pas les futures catastrophes à la frontière.

Alors que la France prévoit d’augmenter sa consommation d’électricité de « 55 % à 85 % » d’ici 20504 afin de répondre au mode de vie gorgé de gadgets connectés aussi futiles que nocifs, posons-nous cette question de fond : avons-nous besoin de ce déferlement de technologies pour jouir d’une vie un tant soit peu digne et qui fasse sens ?

Notes

(1) Thierry Gadaut, « Corrosion nucléaire : EDF savait depuis… 1984 », reporterre.net, 31/05/2022.

(2) « Surchauffe au coeur de la machine nucléaire : la série podcast », sur basta.media, 13/07/2022.

(3) Film documentaire de Alain de Halleux, 2009.

(4) Avis Perspective de la demande française d’électricité d’ici 2050, Académie des technologies, 10/03/2021 (année de référence : 2019).

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Vagues nouvelles

Un monde à bout de souffle

Comme vous le savez, La nouvelle vague est distribuée gratuitement. Et comme vous vous en doutez, les membres de Ruptures ne sont pas nés avec une petite cuillère en argent dans la bouche. D’où un déficit structurel des finances du collectif ! Pour y remédier, nous venons d’éditer en série limitée un recueil des 10 premiers numéros du journal, avec couverture sérigraphiée et reliure manuelle. Cette anthologie est vendue 10€ en soutien au collectif, dans les libraires grenobloises Les Modernes, Antigone et La Nouvelle Dérive.

Cinquante nuances de brun

Autre parution du collectif, la brochure Lois répressives et autres bagatelles (France, 1974-2022) se livre à l’inventaire de cinquante années de lois sécuritaires. Cette inflation juridique produit une société de surveillance généralisée, certes privée des oripeaux du fascisme historique, mais obsédée par les normes et l’encadrement social. La mise en perspective que permet cette brochure est utile pour réfléchir à la nature des mesures sanitaires mises en place de 2020 à 2022, et particulièrement au pass sanitaire (en réaction auquel notre collectif s’est constitué en septembre 2021). Publication disponible dans les mêmes librairies, et en téléchargement sur notre site internet.

Face au pillage de l’eau : résistance

Nous étions présents le 1er avril dernier à la manifestation contre l’accaparement des ressources naturelles par les industriels de l’électronique à Brignoud et Crolles, organisée par le collectif STopMicro (interviewé dans notre n°8). Et nous n’y étions pas seuls, puisque 1000 personnes ont défilé dans la bonne humeur.

Ne laissons pas les industriels faire la loi !

Contre la résilience

Nous avons lu l’excellent livre de Thierry Ribault Contre la résilience (L’Échappée, 2021). Ce chercheur au CNRS qui a vécu à Fukushima explique comment la notion de « résilience » considère la crise, toutes les crises, comme des « opportunités » pour se renforcer. La résilience est une véritable technologie du consentement qui encourage les populations à « s’immuniser psychologiquement », mais aussi à souffrir, voire à accepter d’être martyr… toujours pour le bien commun. Cette privatisation du risque qui va de pair avec une nationalisation du peuple est une technique de gouvernement, qui fait écho – même si ce n’est pas la même – aux mesures sanitaires gouvernementales de 2020-2022, basées elles aussi sur l’individualisation des risques, mais avec un côté « protecteur » inédit. À partir de ce livre, on peut se livrer à une étude comparée de ces deux traitements du risque, pour comprendre à quelle sauce on veut nous manger.

Pendant les publicités, l’effondrement continue

Dernière manifestation en date de la crise environnementale et climatique : l’annonce de la disparition de 60 % des oiseaux des champs en France depuis 1980. En cause : l’usage des pesticides, des engrais, et dans une moindre mesure, du réchauffement climatique. Cette dégradation fait écho aux causes environnementales de la crise sanitaire, que nous avons développées dans le numéro 6 de La nouvelle vague, en juin 2022.

Pour entendre à nouveau le chant des oiseaux, et pour éviter les prochaines pandémies, finissons-en avec le capitalisme industriel !

http://collectifruptures.wordpress.com

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