Un article dans politis
Après le rejet en septembre 2022 d’un projet de loi fondamentale qui aurait fait sortir le pays de quarante années de néolibéralisme, les partis conservateurs ont obtenu la majorité des sièges au Congrès constitutionnel. Leur proposition sera soumise au peuple par référendum en décembre 2023.
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Ce mercredi 7 juin, les 51 conseillers constitutionnels élus le 7 mai dernier commencent à rédiger une nouvelle proposition de Constitution pour le Chili. La droite traditionnelle et l’extrême droite ont conquis 68 % des sièges et auront le champ libre pour écrire le texte fondateur. La gauche proche du gouvernement de Gabriel Boric n’a obtenu que 32 % et n’aura pas de droit de veto. La contre-attaque, après la révolte sociale de 2019, est en marche. « Le Chili s’est réveillé ! » était le slogan de la révolte d’octobre 2019… « et il s’est vite rendormi », ironise l’humoriste féministe Natalia Valdebenito.
En septembre 2022, quand la première proposition de Constitution écrite par une Assemblée constituante autoproclamée écologique et sociale a été rejetée par 64 % des votants, l’espoir de sortie du néolibéralisme s’est envolé. Tous ceux dont les regards étaient rivés sur le Chili, émerveillés par la réussite du soulèvement populaire de 2019, sont restés bouche bée : que s’était-il passé ?
Une Constitution écologique et sociale trop ambitieuse pour un pays ultralibéral
Depuis le retour à la démocratie en 1990, après dix-sept années de dictature du général Pinochet, le peuple chilien n’avait pas connu de bouleversements politiques. En Amérique du Sud, le petit pays andin était une « oasis », comme le définissait Sebastián Piñera, le président milliardaire et libéral en place lors du soulèvement populaire de 2019. Stable politiquement et économiquement, le Chili attire les investisseurs du monde entier sur son territoire, qui regorge de cuivre et de lithium, entre autres.
Laboratoire du néolibéralisme, le pays a privatisé son éducation, sa santé, ses routes et même ses sources d’eau. L’Assemblée constituante de 2021-2022 – dont les membres étaient majoritairement issus des mouvements sociaux, des peuples originaires et des partis de gauche – a soumis au vote du peuple une proposition qui voulait renverser ce modèle et sortir du « tout-privé » en donnant des droits à la nature, l’accès universel à l’éducation et à la santé, ou encore en définissant l’eau comme un bien commun inappropriable. Elle a échoué.
La droite a cherché, dès le début, à torpiller et à boycotter le travail constitutionnel.
Portés par l’espoir d’un changement institutionnel majeur, les anciens constituants ont écrit un texte exemplaire pour répondre à l’urgence climatique et donner des droits sociaux aux Chiliens, mais ils ont oublié la puissance des forces conservatrices et néolibérales. Politologue à l’université du Chili, Claudia Heiss considère que « les peuples originaires et les mouvements sociaux ont défendu au sein de l’Assemblée ce pour quoi ils avaient été élus ». Mais, sur certains débats, elle reconnaît « qu’ils auraient peut-être dû ouvrir davantage le dialogue avec ceux qui pensaient différemment ». Selon elle, « ils ont probablement manqué d’une vision plus réaliste et inclusive des secteurs modérés de droite ».
En effet, la révolte sociale de 2019 a représenté un tremblement de terre pour les partis politiques de droite conservatrice et libérale. Au sein de la première Assemblée constituante, la droite était minoritaire et n’a pas eu voix au chapitre lors de l’élaboration de la proposition qui visait à remplacer la Constitution de Pinochet, adoptée en 1980. C’est en dehors des murs du Congrès de Santiago que les néolibéraux ont agi pour que la proposition soit rejetée lors du référendum de septembre 2022. Et ils ont réussi.
« L’idée que la Constitution menaçait la propriété privée s’est rapidement installée. Les fausses informations accompagnées d’une interprétation malhonnête de la Constitution » ont également joué un rôle fondamental, selon Claudia Heiss. « On entendait dire que la nouvelle Constitution allait retirer leur maison aux propriétaires » ou que « les femmes pourraient avorter jusqu’à neuf mois de grossesse ». Claudia Heiss explique que « les demandes de la révolte sociale [droits à l’éducation, au logement digne, à l’avortement, etc., NDLR] ont généré un durcissement des secteurs conservateurs ». Mois après mois, « avec l’augmentation de l’insécurité publique et économique, les secteurs d’extrême droite ont pesé davantage » sur l’échiquier politique, jusqu’à sortir vainqueurs de la dernière élection et remporter une majorité de sièges dans le Congrès constitutionnel qui va écrire la nouvelle proposition.
Menaces de mort pour les anciens conventionnels progressistes
Dès le premier mois de la première Assemblée constituante en août 2021, les conventionnels progressistes ont été discrédités. Dans une tribune publiée par Ciper, un des seuls journaux progressistes chiliens, Pedro Santander, directeur d’un groupe d’universitaires interdisciplinaire de l’Université catholique de Valparaiso qui avait pour mission « le suivi des discours de haine sur les réseaux » pendant l’année d’écriture de la Constitution, alertait sur une « Assemblée constitutionnelle attaquée de toutes parts, avec plusieurs moyens pour l’affaiblir ». La plus flagrante était « les attaques médiatiques […]. Le duopole journalistique chilien (le quotidien La Tercera et le site Emol) » a déployé « tout un arsenal pour discréditer l’Assemblée : […] gros titres, tribunes, éditos, etc. ». Par ailleurs, l’équipe universitaire de Pedro Santander a détecté près de 8 000 comptes Twitter constituant une « troupe numérique » dédiée aux « attaques coordonnées contre la Convention constitutionnelle et sa présidente ».
Manuela Royo, ex-constituante, porte-parole du mouvement écologique Modatima, confirme cette analyse. « La droite a cherché, dès le début, à torpiller et à boycotter le travail constitutionnel. » Elle ajoute qu’elle et d’autres conventionnels, des femmes principalement, ont « reçu à plusieurs reprises des menaces de mort ». Elle s’inquiète que, « malgré des preuves et une plainte, le ministère public n’ait pas agi ».
Processus électoral faussé
En novembre 2019, plusieurs semaines après la révolte sociale qui a secoué le Chili, les partis politiques en place ont signé un « accord pour la paix et la nouvelle Constitution », dans la perspective de calmer les ardeurs de la rue. L’accord définissait les contours du processus qui allait se mettre en place pour répondre à la demande principale de la rue : une nouvelle loi fondamentale. Celle de Pinochet, toujours en vigueur, est le socle du modèle néolibéral qui semble désormais immuable. Une majorité des nouveaux conventionnels élus en mai dernier appartiennent au Parti républicain, qui s’est toujours exprimé en faveur du maintien de la Constitution adoptée pendant la dictature.
Parmi les différents points qui composaient l’accord pour la paix, le diable se cachait dans un détail : la participation au premier référendum (où le « oui » à une nouvelle Constitution l’a emporté à 80 %) et pour l’élection des 155 constituants (dont la gauche est sortie majoritaire) n’était pas obligatoire. Moins de 50 % des votants s’étaient exprimés. En revanche, la participation au référendum qui a rejeté la proposition constitutionnelle était, elle, obligatoire, avec amende à la clé : 85 % des votants se sont déplacés aux urnes.
L’électorat qui a choisi les membres de l’Assemblée constituante n’était pas le même que celui qui a rejeté sa proposition.
« Ce fut un grand problème car l’électorat qui a choisi les membres de l’Assemblée constituante n’était pas le même que celui qui a rejeté sa proposition », regrette Claudia Heiss. Elle ajoute que, depuis la révolte sociale, « la population proteste contre le système politique dans son ensemble ». Selon elle, « ce ne sont pas des votes idéologiques ou pour des programmes, mais contre les pouvoirs en place ». Depuis mars 2022, « le gouvernement est de gauche et le vote majoritaire va donc à l’extrême droite, qui incarne ceux qui sont en dehors du système politique. »
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Commentaire reçu
Pas un mot sur la responsabilité de Boric et de la gauche parlementaire qui nous a conduit à cette situation