« Il y a des violences que l’État affronte et d’autres auxquelles il consent »
Fin juin, la dissolution des Soulèvements de la Terre a été décrétée au motif des actions violentes promues ou encouragées par le mouvement écologiste. L’Etat s’accommode pourtant bien des violences commises de longue date par les tenants de l’agriculture productiviste, rappelle dans sa chronique Stéphane Foucart, journaliste au « Monde ».
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Il s’agit de l’un des enseignements à tirer des émeutes venant de secouer la France : outre quelques déclarations convenues, aucune « convergence des luttes » ne s’est opérée de manière tangible, entre la jeunesse révoltée des quartiers sensibles et les tenants des Soulèvements de la Terre. S’il faut le souligner, c’est qu’une telle convergence était attendue par certains comme la preuve a posteriori du bien-fondé de la dissolution du réseau écologiste, soupçonné d’utiliser la cause environnementale comme simple prétexte à la destruction de l’ordre républicain.
Cette convergence n’est pas advenue, et la dissolution des Soulèvements de la Terre restera comme un événement politique majeur. Si l’on en doute, il suffit de méditer ce fait simple : la France est désormais un pays dans lequel a été déclaré illégal un mouvement dont se réclament la lauréate nationale du prix Nobel de littérature, le dernier titulaire de la chaire d’anthropologie du Collège de France, des centaines d’artistes, de parlementaires, d’enseignants, d’universitaires et de chercheurs, ainsi que des partis politiques, des associations par ailleurs déclarées d’utilité publique, des syndicats d’agriculteurs ou de magistrats.
Le choix de la dissolution témoigne d’abord d’une certaine imperméabilité aux alertes de cénacles peu suspects de menées « écoterroristes ». Le 15 juin, sept rapporteurs spéciaux des Nations unies publiaient à l’adresse de la France une alerte s’inquiétant d’une « tendance à la stigmatisation et à la criminalisation des personnes et organisations (…) œuvrant pour la défense des droits humains et de l’environnement », justifiant un « usage excessif, répété et amplifié de la force ».
Longue liste de violences aux personnes
Un recours à la force que le gouvernement justifie par la violence de certains militants – violence au cœur des motifs avancés pour dissoudre le mouvement. Mais, en l’espèce, il y a des violences que l’Etat affronte et d’autres auxquelles il consent.
Mi-juin, dans Le Point, Arnaud Rousseau, le président de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), exigeait la mise hors circuit du réseau écologiste, précisant qu’à défaut il n’était « pas sûr de tenir longtemps [s]es troupes ». Injonction délicate à gérer : lutter contre la violence d’une organisation en cédant aux menaces de violence d’une autre organisation, cela ne manque pas de sel.
Les mots de M. Rousseau ne sont pas des paroles en l’air. La liste est longue des violences aux personnes, des destructions de bâtiments publics, des menaces et des intimidations perpétrées par les milieux de l’agriculture productiviste. Fin juin, le journal en ligne Basta ! en a fait un recensement éloquent. Février 1982 : la ministre de l’agriculture, Edith Cresson, est retenue contre son gré par des militants de la FNSEA dans une ferme du Calvados et doit être évacuée par hélicoptère (« Mme Cresson dut courir à travers un pré vers la zone d’atterrissage préservée par les forces de l’ordre », rapporte Le Monde à l’époque).
Février 1999 : plus d’une centaine d’agriculteurs de la FNSEA investissent le ministère de l’environnement et saccagent le bureau de la ministre, Dominique Voynet. Novembre 2004 : le centre des impôts de Morlaix (Finistère) est pris d’assaut, investi et dévasté par des militants du syndicat, un policier est grièvement blessé. Novembre 2013 : le blocus de la capitale par les tracteurs se solde par des accidents sur les barrages, provoquant la mort d’un pompier de 28 ans.
Septembre 2014 : toujours à Morlaix, deux bâtiments publics, le centre de la Mutualité sociale agricole et celui des impôts, sont incendiés. Juillet 2015 : dans plusieurs villes du Grand Ouest, des milliers d’éleveurs détruisent du mobilier urbain et mettent à sac un supermarché… Et ce n’est là qu’un petit échantillon.
Orchestration de l’indignation publique
Entre 2015 et 2022, France Nature Environnement a recensé plus d’une cinquantaine d’agressions contre des membres de la fédération, de menaces, de dégradations matérielles, etc. Dernier fait d’armes : le saccage de la maison de Patrick Picaud, vice-président de l’association Nature Environnement 17, dans la Charente-Maritime, le 22 mars, et l’agression de son épouse par des manifestants de la FNSEA.
Une semaine plus tard, dans la nuit du 30 au 31 mars, le siège de l’Office français de la biodiversité, à Brest (Finistère), était incendié en marge d’une manifestation de pêcheurs – on cherche en vain, dans les rangs du gouvernement, une expression publique de soutien aux fonctionnaires visés.
On cherche avec aussi peu de succès une réaction aux menaces de séquestration publiquement exprimées, fin mars, par un syndicaliste agricole, contre Jean-Luc Algay, le maire de L’Houmeau (Charente-Maritime), coupable de vouloir acquérir des terres, autour de sa commune, pour y installer un maraîcher bio.
Il suffit d’imaginer le bouillonnement du théâtre politique si des atteintes aux biens et aux personnes de cette magnitude avaient été commises au nom de l’environnement, pour comprendre que ce n’est pas la violence des militants écologistes qui est en cause dans leur stigmatisation. C’est l’orchestration de l’indignation publique et le narratif politique qui est tissé autour. A défaut de ce storytelling, les mêmes manifestations de violence semblent tout à coup ordinaires.
C’est d’ailleurs l’un des enjeux des luttes environnementales : faire valoir que la violence revêt bien des formes, et que celles-ci sont inégalement perçues par la société, bien au-delà de la politique conduite par tel ou tel gouvernement. Alors que les violences qui défendent des intérêts privés peuvent paraître comme légitimes, celles qui visent à préserver de l’accaparement ou de la destruction des communs comme l’eau, le climat ou la biodiversité sont, au contraire, vécues comme insupportables.
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Lire aussi l’éditorial : Les Soulèvements de la Terre, une dissolution problématique