Elle est parvenue à convaincre le gouvernement qu’il ne tient que par elle
Certains policiers se sentent en position de force au point de réclamer un statut au-dessus des lois. Leur haute hiérarchie, pour « recoller » au terrain, adhère à ces propos extrémistes, déplorent, dans une tribune au « Monde », le professeur de droit pénal Olivier Cahn et le sociologue Christian Mouhanna.
Au regard du code de procédure pénale, qui soumet les mesures de contrainte aux principes de stricte nécessité et de proportionnalité et n’envisage la détention provisoire qu’à titre exceptionnel, la pertinence des incarcérations récentes de policiers peut se discuter. Mais l’intervention de Frédéric Veaux, le directeur général de la police nationale (DGPN), en faveur du policier de la brigade anticriminalité de Marseille placé en détention provisoire, suivie de l’approbation apportée à ses propos par le préfet de police et de la « confiance » témoignée par le ministre de l’intérieur, dépasse la solidarité de corps.
En déclarant : « De façon générale, je considère qu’avant un éventuel procès un policier n’a pas sa place en prison, même s’il a pu commettre des fautes ou des erreurs graves », le DGPN contribue à la différencialisation juridique, revendiquée par des policiers. Les syndicats de police martèlent que « si les policiers n’ont pas plus de droits, ils n’en ont pas moins ».
La réalité est que, depuis des années, ils exigent le privilège de droits qui les distingueraient des citoyens, au-delà des moyens légitimes dévolus à la force publique. Depuis 2016, ils voient même cette exigence progressivement satisfaite par le législateur. Cela se traduit par des dispositions matérielles, telles que l’exception à la décote sur le cumul emploi-retraite ou la gratuité des transports, ou par des mesures problématiques : usage des armes au-delà de la légitime défense ; rupture de la tradition républicaine considérant d’une égale gravité la violence illicite subie par un agent de la force publique et celle qu’il exerce ; doctrine du maintien de l’ordre et techniques de surveillance contraires aux droits européens.
Par-delà l’atteinte à la séparation des pouvoirs, la déclaration du DGPN s’inscrit dans la contestation par la force publique de la légitimité même d’un contrôle extérieur, particulièrement juridictionnel, alors même que, dès les années 1920, le juriste Raymond Carré de Malberg (1861-1935) soulignait que ce contrôle fonde la distinction entre l’Etat de police et l’Etat de droit. Cette contestation passe aussi par la revendication d’une présomption de légitime défense ou celle de l’interdiction de filmer l’activité des agents, et s’exprime par des manifestations hostiles organisées autour des tribunaux lorsqu’un policier y est jugé.
Aveu de faiblesse
Pourtant, si les policiers ne cessent d’obtenir de nouveaux pouvoirs, cela ne mène à l’apaisement ni de leurs récriminations ni de leurs relations avec la population. Comment comprendre, alors, que leurs syndicats soient si bien entendus, même défendus parfois contre la loi, par leurs autorités de tutelle ? Le DGPN est prisonnier des revendications d’une partie des policiers, engagés dans une surenchère permanente. Ses paroles sont un aveu de faiblesse face à la fraction la plus sécuritaire de ses troupes. Discrédités par leur mode de management encore largement fondé sur la politique du chiffre, les chefs de la police ne savent plus comment renouer avec ceux qui ne voient le rôle du policier que dans l’affrontement face à des individus considérés comme « nuisibles ».
Tout est bon, dès lors, pour « recoller » au terrain, y compris adhérer aux propos les plus extrémistes et attaquer l’Etat de droit. Loin de constituer un corps de conception et de réflexion sur l’action publique en matière de sécurité, la haute hiérarchie du ministère de l’intérieur se trouve ainsi contrainte d’adhérer à des effets de groupe où seules les plus fortes paroles valent. C’est d’autant plus nécessaire au DGPN qu’il porte une réforme contestée de la police nationale, dont l’effet est de noyer la police judiciaire dans les structures de la sécurité publique, où l’on voit souvent la justice seulement comme un – mauvais – auxiliaire de la police. Pour mener cette réforme à son terme, il doit à tout prix conserver le soutien des agents de la sécurité publique.
Mise en valeur de l’intelligence
De surcroît, si certains policiers se sentent aujourd’hui en position de force au point de réclamer un statut au-dessus des lois, c’est que l’institution policière est parvenue, depuis quelques années, à convaincre le gouvernement qu’il ne tient que par elle. L’article 12 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen prévoit pourtant que la garantie de ces droits « nécessite une force publique » et précise que celle-ci est « instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée ».
Dénoncée par le sociologue Dominique Monjardet (1943-2006), l’inversion hiérarchique, où ce n’est plus la base qui obéit au sommet mais l’inverse, est devenue un mode de fonctionnement institutionnel politique, et les policiers les plus radicaux se sentent en situation de monnayer la stabilité des institutions.
Quelques jours après le décès de Jean-Marc Erbès, premier directeur de la formation de la police nationale et grand défenseur de l’écoute des policiers, on ne peut que regretter la posture adoptée par l’institution policière, dominée par des discours qui ne privilégient que la force. Le métier de policier est un métier dur, exigeant, nécessaire, et ne saurait être réduit à l’action violente et aux moyens de la soustraire au contrôle du juge et des citoyens. Si l’on veut restaurer l’autorité du policier, cela passera par la mise en valeur de son intelligence, de sa capacité à analyser les situations et à les régler légalement, et non en imposant la peur, qui ne dissuade ni les criminels ni les individus marginalisés, ou en soustrayant la police aux principes de l’État de droit.