En 2014, à l’occasion de la sortie de son livre, Denis Merklen accordait un entretien pour le site Q2C
10 ans après, ces échanges restent toujours d’une forte actualité.
« Une action sans paroles ? Pas exactement. Disruptif, l’incendie apparaît comme l’action qui tente de dire quelque chose et qui cherche à faire parler, à rendre audibles et visibles une réalité et des points de vue qui ont du mal à participer aux échanges discursifs de l’espace public et des institutions. Telle est peut-être l’essence même des incendies : faire parler. Tel est, en tout cas, son effet le plus saillant. […] Mais nous sommes confrontés à un paradoxe apparent, car si l’essence des incendies est de faire parler, un épais silence les accompagne. Il convient alors de s’interroger sur ce silence qui entoure, comme pour les étouffer, les incendies. Quels sont les locuteurs qui se taisent ? Quelle est la parole qui ne se prononce pas ? Et pour quelles raisons. Et surtout quel est le statut des paroles qui se taisent et de celles qui se prononcent. ? » (p. 307).
C’est par ces lignes que Denis Merklen résume à la fois l’objet et la méthode de son enquête. Nous lui avons proposé, pour cet entretien, de réagir justement à ces paroles – d’habitants, de jeunes, d’hommes politiques, de bibliothécaires mais aussi à ses propres propos – que cet ouvrage nous invite à entendre.
« J’ai essayé de prendre les pierres et les cocktails Molotov lancés contre les premières comme étant des messages. Il n’y a pas que les livres pour abriter des productions de sens. […] Incendies et caillassages parlent autant de ceux qui lancent pierres et cocktails Molotov que des bibliothèques auxquelles ils s’adressent. » (Denis Merklen)
Les incendies de bibliothèques sont aussi énigmatiques que chargés de sens, et cependant, les messages que ces actions portent ne sont pas énoncés par ceux qui en sont les auteurs. Mais plus curieusement encore est le fait que la parole politique, professionnelle ou militante, celle des journalistes et même les sciences sociales ne se soient jamais occupés de ces faits pourtant chargés d’autant de significations que de questions. Pierres et cocktails Molotov tombent dans oreilles complètement sourdes. Le discours politique en France n’a parlé de ces incendies de bibliothèques que pour les condamner et dire que ce sont des actes aberrants. Ceci peut paraître normal. Cependant, ces condamnations sont une autre manière de sortir ces faits de l’espace de débat politique et de ne pas en parler. N’importe quel observateur étranger aurait pu penser que l’incendie d’une bibliothèque provoquerait une grande émotion et des grands débats dans un pays comme la France tant elle attache de l’importance politique à la culture, à l’écrit, au livre. Et pourtant, il n’en est rien. Ce n’est qu’avec la publication de ce livre qu’on « découvre » que des bibliothèques sont incendiées plus ou moins fréquemment et depuis plusieurs années. Qu’est qui empêche la parole politique de prendre ces faits et les conflits qui leur sont associés comme objet de débat ?
La bibliothèque est « l’équipement culturel le plus symbolique de notre démocratie » (note du 5 décembre 2005 du ministre de la Culture Renaud Donnedieu de Vabres envoyée au maire de Saint-Denis à l’occasion de l’incendie de la médiathèque Gulliver).
Le ministre de la culture énonce ici une vérité importante de notre régime politique. Mais du même coup il tente de disqualifier ceux qui ont incendié la bibliothèque. Or, paradoxalement, il donne la mesure de l’importance de ces attaques et de ces actions menées par une fraction des classes populaires. Elles ne visent pas simplement un équipement culturel dans un quartier difficile. Ces classes populaires sont en train de nous dire peut-être que les conflits qui les concernent et auxquels elles participent touchent le cœur de notre vie démocratique et de notre système de gouvernement. Je pense aussi bien au chômage qu’à l’éducation et surtout au rapport de ces individus et de ces familles avec les institutions dont elles dépendent pour la résolution de leurs problèmes essentielles, de l’école à la police, des services sociaux aux services urbains. C’est la raison par laquelle ces incendies se présentent comme inacceptables. Les prendre en compte c’est prendre en compte la difficulté du politique à agir sur ces dimensions centrales de la vie sociale.
« Ils mettent des bibliothèques pour nous endormir, pour qu’on reste dans son coin, tranquilles, à lire. Ce que les jeunes veulent, c’est du travail. La réponse c’est : « Cultivez-vous et restez dans vos coins. » On t’impose un truc ! » (Youssef, homme, 28 ans, sans emploi).
Lorsque ce jeune homme a ainsi répondu à notre discussion sur les bibliothèques dans les quartiers, j’ai été étonné. Contrairement à l’idée de l’illustration, une idée chère à toute la tradition de la gauche selon laquelle la lecture, la culture et le livre sont des éléments essentiels de la construction de l’esprit critique, il pense que les bibliothèques sont là pour les « endormir ». Non pas pour les réveiller mais pour les assoupir. Lorsqu’on entend des discours qualifier la bibliothèque et la profession de bibliothécaire comme la « promotion de la lecture plaisir », on se pose des questions et on comprend mieux le discours de cette personne. Dans ces univers hautement conflictuels que sont ces quartiers difficiles, que vient faire une bibliothèque ? Cette personne pose une question très pertinente sur le rôle de la bibliothèque mais également sur la littérature qui s’adresse à ces univers. La lecture qui y est promue vise les personnes en tant qu’individus, pour « leur offrir autre chose » mais aussi pour les aider « à s’en sortir ». Mais cette personne parle à la première personne du pluriel. Il invoque un « nous », collectif qui ne cherche pas du plaisir mais une voie et une voix de protestation face au chômage.
« Dans la population ados, on voit cette espèce de honte qu’il y a à fréquenter les bibliothèques. On la fréquente quand on est seul, mais pas en bande. Devant les copains, c’est encore la honte de fréquenter les bibliothèques. » (Ninon, bibliothécaire, 31 ans, catégorie B).
Beaucoup de jeunes de ces quartiers pauvres lisent et écrivent beaucoup : des blogs, des chansons et même de livres. Mais certaines formes de la lecture et surtout les bibliothèques restent associées à l’enfance et au féminin. C’est un lieu commun de la culture populaire de tous les temps. Cependant, la scolarisation de masse jusqu’à des niveaux importants et l’impact des nouvelles technologies sont en train de modifier cette traditionnelle aversion de la culture masculine dans les classes populaires. Nous avons une foule de jeunes de banlieue qui pratiquent l’écriture, deviennent auteurs de chansons, livres, blogs, etc. Et ce faisant, nous observons les classes populaires prendre la parole sur des registres divers. Les bibliothèques, cependant, semblent souffrir encore de ce genre de positionnement. Et ceci malgré les très importants efforts de modernisation, d’ouverture et de modernisation que mettent en place les bibliothèques et les médiathèques. C’est le cas, par exemple du réseau de médiathèques de Plaine Commune, dans le 93, où nous avons fait une partie importante de nos enquêtes.
« Oui, qu’ils s’en prennent à des institutions culturelles, oui ça me paraît pas si bizarre, étrange illogique. Parce que finalement la Culture, telle qu’on l’entend avec un grand C, c’est pas leur culture forcément. Ils ont une culture qu’on ne prend pas forcément en compte, qu’on dénigre. » (une bibliothécaire).
Ce bibliothécaire fait référence à un conflit qui opère toujours, même si les ambiguïtés sont trop nombreuses pour les résumer sur cette seule phrase. Nous observons effectivement une position au sein des classes populaires qui oppose d’un côté la culture savante, « le français », les humanités, la littérature et la culture scolaire à la culture du groupe de l’autre côté. Mais il y a aussi une position qui revendique ces formes, ces styles et ces contenus « savants » comme appartenant aussi à la culture populaire et qui refusent de les penser comme réservées aux classes moyennes et aux riches. Presque en miroir, nous avons au sein de la profession de bibliothécaires mais aussi des enseignants et d’autres agents culturels, des positions similairement opposées. Les uns pensent que la bibliothèque et les politiques culturelles doivent s’approcher du goût populaire et qualifient les autres d’élitisme. Ces dernières pensent que les bibliothèques et les autres dispositifs sont là pour « apporter autre chose » aux classes populaires et non pas pour les servir à nouveau le même plat que les industries culturelles leur proposent comme des fast food. Ces dernières accusent les premiers de démagogie voire de populisme. Les premiers ciblent avant tout la baisse de la lecture et de la fréquentation de la bibliothèque, les deuxièmes ciblent surtout les industries culturelles et la culture de masse comme une forme d’appauvrissement culturelle qui ajoutée à l’appauvrissement économique fait peser des gros risques sur les classes populaires. Les premiers mettent l’accent sur les productions qui émanent de ces catégories sociales, les autres ont du mal à les reconnaître. Le Rap et le Hip-Hop sont des terrains où ces débats ont fait et continuent à faire rage : est-ce une musique d’expression et de contenus contestataires ou est-ce une culture qui revendique des valeurs machistes, de violence, de consommation et d’accès au luxe superflu ?
« Les orientations collectives par lesquelles jadis les bibliothèques populaires visaient la production de collectif et de forces sociales semble définitivement absentes des orientations des bibliothèques de quartier. Or, qu’est-ce que les uns et les autres gagnent à l’individuation ? » (Denis Merklen)
La professionnalisation des bibliothécaires et l’intégration de la bibliothèques au sein des structures de gouvernement local, municipales la plupart du temps, a un impact considérable sur la relation qu’elles entretiennent avec ces quartiers. La bibliothèque est pensée comme un espace public et comme un service public, et les lecteurs sont pensés comme les usagers de ce service public. Cette situation diffère considérablement de l’époque, pas si éloignée de nous, où des bibliothèques étaient mises en place par des organisations sociales ou politiques comme les partis, les syndicats et autres associations et qui les concevaient comme des « bibliothèques populaires ». Ces dernières n’étaient pas conçues comme un service public et les lecteurs comme des usagers. Elles pensaient en termes collectifs et leur action s’adressait à une classe ou à une catégorie sociale. Même lorsqu’elle s’adresse aux classes populaires, comme un espace offert aux périphéries de la ville et de la société, la politique actuelle des bibliothèque réduit considérablement les capacités de la politique culturelle d’agir au sein des conflits qui traversent ces univers populaires (racisme, chômage, etc.). Du coup la bibliothèque perd la possibilité de s’associer aux formes de protestation et de contestation, notamment lorsque celles-ci visent l’Etat et les institutions publiques comme la police ou l’école. Elle perd, par exemple, la possibilité, d’aider à produire une intelligibilité du social où le rapport de ces catégories populaires au marché du travail est en lien avec les problèmes de racisme ou de conflit avec les institutions. Il s’agit là d’une difficulté majeure pour les bibliothèques notamment lorsqu’elles continuent à concevoir leur action dans le sens de l’émancipation et de la possibilité pour les classes populaires de se constituer en force collective.
Naturellement placées sous l’orbite du service public, les bibliothèques sont pensées et pensent leurs publics en milieu populaire comme une action en direction de personnes défavorisées, en les aidant à « s’en sortir ». La cible de la bibliothèque aujourd’hui ne peut pas être un groupe social ou un collectif mais des individus placées en situation défavorable. C’est pourquoi la lecture et l’écriture sont conçues comme solitaires et réflexives, comme une propriété de l’individu. Cette conception de l’écriture et de la lecture est loin d’être naturelle. Non seulement elle rompt avec des vieilles traditions et pratiques fortement enracinées dans les classes populaires où la lecture était collective, elle rompt aussi avec des formes actuelles de rapport au texte profondément enracinées dans le collectif – comme chaque fois que des textes issus de ces milieux revendiquent un « nous » (« banlieusard et fier de l’être », par exemple) et tentent d’identifier des adversaires.
Propos recueillis par Grégory Chambat pour Q2C
Pourquoi brûle-t-on des bibliothèques ? Denis Merklen, Presses de l’ENSSIB, 2013, 39 €, 349 p.
https://www.questionsdeclasses.org/pourquoi-brule-t-on-des/
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Pour lire sur le net :
https://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/documents/69422-pourquo