De l’appel au calme au rappel à l’ordre

Suite de la mort de Nahel

La séquence médiatique qui fait suite à la mort de Nahel et aux émeutes dans les quartiers populaires est exemplaire à plus d’un titre. Discussions à sens unique sur des plateaux uniformes, reprise sans distance de la communication préfectorale, sources « non officielles » contestées, pénurie d’analyse et images chocs en boucle ont été les ingrédients d’une soupe peu ragoutante. La plupart des médias ont aussi multiplié injonctions et prescriptions à l’égard de leurs invités qui contestaient la lecture policière et sécuritaire qui s’imposait partout : toute personne refusant d’appeler au calme était automatiquement rappelée à l’ordre.

L’appel au calme


Les révoltes dans les quartiers populaires dans les jours suivants la mort de Nahel tué par un policier ont laissé peu de place à la nuance, et les médias ont tranché : avant toute discussion, il faut appeler au calme. « 
On est obligé de faire passer ce message-là ! On est obligé de faire passer ce message-là ! » clame Maxime Switek sur BFM-TV (28/06). Sur LCP quand le député Renaissance Robin Reda condamne « cet embrasement-là » qu’il qualifie « d’injustifiable  », la présentatrice Myriam Encaoua l’accompagne d’un « c’est clair » approbateur (29/06). Dans « C dans l’air » sur France 5, Caroline Roux consulte les autres journalistes sur son plateau à propos des « jeunes  » : « Est-ce qu’ils entendent les messages d’apaisement, est-ce que la parole politique a encore du poids pour les faire rentrer tranquillement à la maison ? » La déconnexion est totale et le ton est donné. D’ailleurs France Info a compris : «  l’urgence, ces derniers jours, c’était le retour à l’ordre. » [1] Mais c’est Alba Ventura, la chroniqueuse matinale de RTL, qui résume le mieux la rengaine médiatique du moment (RTL, 3/07) : « Dans les moments de crise, de tensions extrêmes, lorsqu’on est une personnalité politique, à la hauteur de sa fonction, on fait preuve de responsabilité. Et quand des émeutes secouent notre démocratie, la responsabilité est d’appeler au calme. Quand on jette de l’huile sur le feu, on est un danger public.  »

Dans la presse écrite, c’est la même tambouille. Du haut de son magistère, Le Monde assène : « la gravité de la situation impose à tous, pour l’instant, le devoir d’appeler au calme. » (3/07) Le Parisien propose une variante et incite à «  avoir (…) le courage (…) de l’apaisement » (30/06). Sur le site de 20 Minutes on se demande « quel positionnement (…) adoptera la famille de la victime ? » Et on espère : « diffusera-t-elle un message d’appel au calme, ce qui aurait assurément un poids ? » (29/06) Les exemples sont légion. À la façon d’un algorithme, le slogan est repris mécaniquement dans chaque article ou éditorial qui mentionne les mots clés de « banlieue  », « cités  », « Nahel  » ou « émeutes  ».

Et si certains dirigeants ou partis politiques ne reprennent pas l’antienne la main sur le cœur et dans les termes prescrits par les journalistes, ceux-ci ne manquent pas de le mentionner. « Le refus d’appeler au calme signe la trahison républicaine de certains responsables politiques » claironne ainsi Christophe Barbier dans l’hebdomadaire macroniste Franc-Tireur (6/07). L’éditorialiste politique vedette de France 2, Nathalie Saint-Cricq, va même jusqu’à affirmer que ceux qui n’appellent pas au calme « cautionnent ou légitiment la violence » : « Alors c’est une formule stylistique qui n’est pas « j’appelle à la violence », mais « je n’appelle pas au calme ». » (France 5, 29/06) Comme aucun autre mot d’ordre que l’appel au calme n’est toléré, il est normal que la directrice de Marianne, Natacha Polony, se fâche sur Arte (30/06) : « quand on voit l’extrême gauche ou la Nupes, les Insoumis qui en sont à appeler quasiment à l’insurrection, c’est tout aussi scandaleux [que] (…) les tweets de toute l’extrême droite. » Feignant de lui apporter la contradiction, le journaliste de France Culture Frédéric Says constate bêtement : « Ils refusent d’appeler au calme ». Et il est temps de les rappeler à l’ordre.

Le rappel à l’ordre


Refuser d’appeler au calme ne signifie pas ne pas vouloir le retour au calme, exclure d’appeler au calme ne revient pas nécessairement à appeler à l’agitation. Mais le distinguo est trop subtil pour les perroquets des ondes qui vont d’abord répertorier les fautifs : « C’est tous ceux qui quelque part, alimentent, manipulent ou qui exploitent ce qui se passe.  » Et Olivier Bost les désigne sur RTL : «  la liste n’est pas exhaustive d’ailleurs au passage : la France insoumise, le comité Adama Traoré jusqu’aux islamo-séparatistes. » (30/06) Sur Europe 1, Alexis Brezet complète le répertoire : « les incendiaires de la NUPES, les boutefeux de LFI. Les Jean-Luc Mélenchon, les Sandrine Rousseau, les Marine Tondelier. Tous ceux-là qui d’habitude hurlent si fort contre la récupération et là se jettent comme des vautours sur ce drame dans l’espoir d’alimenter leur petite révolution. Alors oui, ceux-là, à coup sûr, sont inexcusables  » (29 juin). Le Monde choisit de mettre Éric Zemmour et Jean-Luc Mélenchon sur le même plan : « Deux attitudes également incendiaires. Pour ces deux-là, l’évidence saute aux yeux : il ne s’agit plus de sauver la République mais de la faire tomber. »

Puis une fois les coupables bien repérés on spécule sur les raisons d’un tel positionnement. Et pour Renaud Dély, rien de plus simple : « on sait pourquoi la France insoumise le fait, pour deux raisons. D’abord, parce qu’ils sont dans une stratégie de radicalisation et de chaos pour essayer d’installer un face à face à terme entre eux et l’extrême droite, et d’autre part, pour des raisons électoralistes y compris dans ces quartiers-là. » (France Info, 30/06) Renaud Dély sait. Et il n’est pas le seul. Sur Sud Radio (le 1/07), les commentateurs de la droite extrême s’alignent sur son point de vue. D’abord le philosophe de télévision, Michel Onfray : « C’est une stratégie et une tactique politique de Jean-Luc Mélenchon qui est personnage vraiment détestable. C’est une catastrophe pour l’histoire de France (…). Ils vont découvrir très vite qu’ils ont mis en place un monstre qui leur échappe.  » Mis au défi par de tels propos, le politologue et chroniqueur Guillaume Bigot se doit de surenchérir pour ne pas être débordé sur sa droite : « Oui, le vrai parti de l’étranger, c’est LFI. Faut pas oublier EELV, ils se tirent la bourre aussi. Il y a une course à l’échalote (…). Tous ces gens-là ont une complicité avec l’islamisme (…). Ils sont des collaborateurs de l’extrême droite islamique (…). Ils disent qu’ils veulent la sixième République, ils disent qu’ils veulent faire tomber le capitalisme pour sauver le climat ; mais là ils sont prêts à la politique, non pas de la terre brûlée, mais de la République brûlée (…). Ils font brûler la République.  » Rien de moins.

Aussi, quand les dangereux agitateurs susnommés se retrouvent confrontés aux questions des journalistes, on est plus proche du passage à tabac que de l’interview. C’est le cas pour la députée Alma Dufour lorsqu’elle est interrogée par Myriam Encaoua sur LCP (29/06) : « Est-ce que vous nous dites ce soir : « j’appelle au calme » ? Est-ce que vous pouvez le dire, ça ?  » ; « Non mais vous ne répondez pas à ma question-là ! Je vous ai posé une question très très précise. » ; « Donc vous condamnez au fond, ce soir, tous ces incidents ou pas ? » etc. Autre invité, autre journaliste, mais même ambiance sur France Info (4/07) avec le député LFI Manuel Bompard qui subit un interrogatoire en règle par Agathe Lambret : « Mais pourquoi vous n’avez pas appelé au calme, par exemple ?  » ; « Pourquoi vous n’avez pas appelé au calme ?  » ; « Manuel Bompard, (…) est-ce que vous avez encouragé les exactions par votre silence ? » ; « Mais c’est pas le rôle d’un élu d’appeler au calme ? » etc. Le même se retrouve confronté à la question sur BFM-TV/RMC dans une séquence d’anthologie orchestrée par Apolline de Malherbe (6/07) : « Je vous ai posé une question : est-ce que vous condamnez ces violences ? » ; « Il y a quand même cette question aussi de l’appel au calme. » ; « j’ai posé une question très précise : Avez-vous appelé au calme ? » etc.

Dans tous les cas, les questions sont à sens unique et la nuance est tout simplement interdite. À la manière des interviews qui suivent les débordements en marge des manifestations (et le fameux : « condamnez-vous les violences ? »), les journalistes ont trouvé ici une variante aussi peu subtile (« appelez-vous au calme ?  ») qui occupe l’essentiel de leurs entretiens et leur permet ainsi de faire – à peu de frais – abstraction du reste (montrer pour cacher) tout en passant pour des contradicteurs de choc.

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Cette séquence médiatique en deux temps indique aussi que si les médias n’ont pas le pouvoir « d’appeler au calme », ils ont le pouvoir de contraindre une partie des politiques à le faire. Par son pilonnage intensif, le récit médiatique a précédé l’outrance du récit politique sur cette affaire, en construisant (encore une fois) LFI comme un ennemi de l’intérieur sortant du champ républicain. Et ce n’est pas un hasard si, lors de la séance des questions au gouvernement, la Première ministre Élisabeth Borne s’est pliée aux exigences médiatiques du moment en répondant à l’intervention de Mathilde Panot :

« Vous refusez de condamner clairement les violences, vous refusez d’appeler au calme […]. Quand vos députés rejettent tout appel au calme, vous sortez du champ républicain ! Quand une de vos députés affirme que « la fin justifie les moyens », vous sortez du champ républicain ! Quand votre leader parle de permis de tuer pour les policiers, de peine de mort pour les jeunes de quartiers et nous traite de chiens de garde, vous sortez du champ républicain ! »

À bien y regarder, on peut se demander si ces quelques phrases n’ont pas été empruntées à un éditorial vespéral ou à un entretien musclé entendu le matin même.

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