Le drame survenu le 12 août dans la Manche ne vous a surement pas échappé.
Notre indignation, notre tristesse et notre colère devant ce terrible événement qui aurait pu être mille fois évité, vous l’imaginez sans peine. Car nous savons que vous les partagez.
Nous avons déjà communiqué sur le sujet à maintes reprises, mais nous faisons le choix de ne pas le faire une nouvelle fois ici.
À la place, pour nous échapper quelques instants de ce présent, nous vous proposons de partager ensemble un moment de rêverie : un futur parmi d’autres, mais un futur qu’on aimerait voir advenir.
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J’ai l’impression que mon corps se refuse à quitter le train, mais je suis bien obligée de me forcer, c’est le terminus. Je m’attendais à être assaillie par une vague de souvenirs tristounets et de flashbacks couleurs sépia comme dans les films, mais une fois sur le quai, rien de spécial. Me voilà dans une gare quelconque et un peu moche, comme des dizaines d’autres en France.
En haut des escaliers qui mènent au hall, je me fais la réflexion qu’un élément a tout de même changé : les agents de la Police Aux Frontières ne sont plus cachés à l’angle du couloir pour surprendre les personnes racisées dans l’espoir qu’elles n’aient pas leurs papiers.
S’il vous faut illustrer le mot « racisme » pour l’expliquer aux gamins, cette scène tient lieu d’exemple ultime : les blancs qui sortent de la gare en sifflotant, perdus dans leurs pensées, les écouteurs vissés dans les oreilles, et à quelques mètres de là, une bande de policiers surexcités, brulants de trouver des non-blancs à arrêter. Croyez-le ou non, mais avant, ce genre d’absurdité arrivait tous les jours.
Et voilà les souvenirs qui déboulent, je n’aurais jamais cru qu’un passage dans ce vieux couloir serait ma madeleine de Proust.
J’ai quelques heures à tuer avant ce soir, je dois prendre le ferry pour rejoindre l’Angleterre. Pourquoi ne pas faire un tour en ville en attendant ?
Ça ne va pas être une balade nostalgique, l’époque où j’étais bénévole à L’Auberge des Migrants au début des années 2020 ne me manque absolument pas.
Je suis bien heureuse qu’elle appartienne au passé. Qu’elle y reste.
Les grands changements qui ont mis fin à cette époque sombre, sont arrivés presque par surprise.
Oh, il y a bien eu quelques signaux faibles auparavant : la dislocation de l’empire médiatique Bolloré après sa mort tragique en glissant sur une flaque d’huile de palme – la retraite politique inattendue de Marine Le Pen, partie ouvrir une pension pour chats – les refuges pour les exilés ukrainiens finalement ouverts à toutes les nationalités, etc.
Mais jamais on n’aurait imaginé que la libre circulation pour toutes et tous advienne pour de vrai. Alors que ça nous paraît tellement naturel aujourd’hui.
Je décide d’aller jeter un œil à la « mer de rochers » du centre-ville de Calais pour voir si elle est toujours là. Pour l’anecdote historique, il s’agissait d’une vaste zone couverte de rochers le long des canaux du centre-ville créée afin que des exilés ne puissent pas planter leur tente dans un zone trop visible pour les passants. Un symbole ignoble et spectaculaire.
Les rochers n’ont pas bougé. Ils sont pour la plupart couverts de graffitis ou repeints aux couleurs de l’arc-en-ciel, mais toujours présents. Un guide est en train de promener un groupe de touristes au milieu du terrain. Des personnes font des selfies avec les rochers. J’aperçois aussi un petit tronçon de barbelés resté debout. Jadis, il faisait partie d’un grillage de plusieurs centaines mètres. Il est maintenant protégé par une grande cloche de verre, probablement pour ne pas être endommagé par des touristes trop tactiles.
Ça me paraît de mauvais goût d’avoir gardé tout ça après la décision d’arrêter une fois pour toutes cette histoire de frontières, mais j’imagine qu’il faut garder des preuves physiques des erreurs de l’Histoire si on ne veut pas être condamné à les répéter.
Devant le jardin public, un vieil homme m’attrape par la manche. Je détecte une profonde détresse dans ses grands yeux humides. « Ça n’est pas à vous par hasard ? » me lance-t-il en me mettant sous le nez une tente délavée modèle 2 secondes, saucissonnée avec une corde. Derrière sa crinière blanche et sa barbe broussailleuse, je finis par le reconnaitre. Il s’agit du commissaire de police qui encadrait les expulsions des campements des exilés toutes les 48h. « Cette tente n’a pas été volée, elle a seulement été confisquée. Je suis là pour la rendre. » rajoute-t-il.
Je lui réponds poliment que ça n’est pas à moi et il se détourne pour aller engager la discussion avec d’autres passants.
« Il n’est pas méchant, ça fait des années qu’il erre dans les rues en essayant de rendre des tentes, parfois on lui en prend une pour lui faire plaisir.» me dit une dame qui a observé la scène. Pauvre homme, les remords l’auront rendu maboul.
Culpabilité, tu entraines décidément les humains sur des sentiers bien surprenants : je ne peux pas m’empêcher de sourire en voyant la devanture du marchand de journaux qui nous donne les dernières nouvelles du tour de France de Gerald Darmanin. Il est bien arrivé à Marseille. Depuis qu’il a entrepris de traverser la France en rampant, pour offrir aux victimes de violences policières de leur laver les pieds en guise de repentir, il fait souvent l’actualité.
Je longe un terrain vague sur lequel des centaines d’exilés (sur)vivaient quand j’étais bénévole. Ça me rappelle que l’État avait justifié leur expulsion par la construction « imminente » d’un bâtiment sur le site. 14 ans après, c’est toujours le même terrain vague. On l’avait bien dit, que c’était du bluff.
Un peu plus à l’ouest je reconnais « l’hôtel des CRS », dont l’imposante silhouette se détache toujours du ciel. On n’a jamais vraiment su comment la cohabition avec les autres clients se passait (imaginez l’ambiance du week-end en famille) mais le fait est que le parking était en permanence rempli de fourgons de CRS et que c’est ici que logeait une grande partie de ceux qui étaient déployés sur le littoral pour harceler les exilés. Visiblement, le bâtiment a été victime d’un incendie. Je contourne l’immeuble et je tombe sur des dizaines de véhicules de police calcinés dont les épaves ont été laissées sur place. La nature a repris ses droits et une épaisse couche de lierre a englouti le parking.
J’aperçois ici ou là une mésange qui niche dans le rétroviseur d’un fourgon et un lapin qui bondit d’un l’habitacle conducteur avant d’aller se perdre dans les fourrés, c’est un doux spectacle.
Une rapide recherche sur internet m’apprend que l’incendie s’est déclaré lors d’une soirée trop arrosée entre les pensionnaires et que la rencontre d’un palet de lacrymogène et d’un rideau en velours y serait pour quelque chose. Aucun mort à déplorer, mais beaucoup de mutations en Corse.
Bizarrement, cette petite balade dans Calais finit par me faire du bien, enfin on y respire. Abattre 65 km de murs et barbelés, ça laisse passer le vent. Cette gifle d’air frais vient me rappeler que certaines choses peuvent parfois changer pour le mieux. Fini le triste spectacle des personnes en errance perpétuelle, de la violence de leurs conditions d’existence, de l’attente interminable, de l’ennui.
Mes pas m’ont porté tout seuls dans cette rue familière. La municipalité n’a toujours pas rebouché les nids de poules.
Ce hangar gris et bleu qui dépasse de la haie, c’est celui de l’Auberge des Migrants. Sans aucune gêne, j’entre dans la cour. Pour voir. « On n’a plus de place pour aujourd’hui, revenez demain » me dit un jeune homme à l’allure de surfeur. « Vous pouvez réserver en ligne, il y a 3 types de parcours en fonction de votre niveau : bleu, rouge, et noir. Est-ce que vous avez déjà fait de l’accrobranche ? » ajoute-t-il. J’aurais dû m’en douter… L’endroit me paraissait bien trop calme, trop ordonné : pas de bénévoles britanniques qui se trémoussent sur du vieux rock en coupant des oignons, pas de camionnettes déglinguées renversant un tas de palettes pendant une manœuvre hasardeuse, pas de mégots qui tapissent le sol. Je questionne le bougre sur cette anomalie, mais il travaille ici depuis 2 ans et n’a jamais entendu parler de l’Auberge Des Migrants et affirme que le hangar a toujours été occupé par des tyroliennes et des ponts suspendus.
Au bout du compte, un employé de la société voisine m’apprend que les associations ont plié bagages pour s’installer on ne sait où et que « L’Auberge Des Migrants » se nommerait à présent « L’Auberge Des Enfants De La Terre » et lutterait contre la déforestation en Amazonie. Je trouve le terrain d’intervention un peu loin de Calais et la reconversion pas évidente au premier abord, mais ça n’est peut-être pas si surprenant. J’imagine que certaines personnes ont besoin d’avoir toujours une cause à défendre.
C’est enfin l’heure d’embarquer, adios Calais. Je regarde fixement les vagues, appuyée au bastingage. Je ne sais pas trop ce que j’espère y voir mais je ne peux pas décoller mes yeux des flots. Un petit couple avec une poussette passe près de moi. Il me semble reconnaître quelques mots en langue farsi. Avant, la liberté de circulation était un lointain rêve pour certains, et ordinaire comme un café matinal pour d’autres. Pour moi, à qui le hasard a permis de naître avec le privilège de pouvoir aller à peu près n’importe où en montrant un bout papier, entre 2023 et maintenant, la différence n’est pas bien grande.
Mais pour bien des humains, tout a changé. Tout devrait changer ? Tout peut changer ? Je ne sais plus. À mesure que la nuit tombe, et que la fatigue pointe son nez, je m’embrouille un peu dans le temps et les époques, en quelle année somme-nous vraiment ? Je vais me trouver un coin pour faire un petit roupillon et surement que demain, ce monde tournera mieux.
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