Le naufrage de l’État de droit
Malgré les violences croissantes des forces de l’ordre, l’impunité policière semble en voie d’être consacrée. Les revendications des syndicats de police pour des prérogatives étendues et une immunité totale risquent de transformer la France en un État policier, avec de graves implications politiques et sociétales. Refonder une authentique police républicaine est une urgence vitale.
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Un récent article de Mediapart donne un aperçu de l’effroyable bilan (provisoire) des violences policières après la mort de Nahel. Si un tel déchainement de blessures, de mutilations et de morts avait eu lieu dans quelque lointain pays dit dictatorial, l’indignation serait unanime, et le Conseil des droits de l’homme de l’ONU se serait depuis longtemps réuni en session extraordinaire. Mais voilà, il s’agit de la « patrie des droits de l’homme », dont les forces de police ne sauraient être que d’une pureté immaculée. Honni soit qui mal y pense. A tout seigneur, tout honneur. Ou, pour le dire en latin (car nous sommes un pays supérieurement raffiné), Quod licet Iovi, non licet bovi [Ce qui est permis à Jupiter n’est pas permis aux vaches].
Les « vaches » en question seraient évidemment les forces paramilitaires sans foi ni loi des pays « non-civilisés » (c’est-à-dire non-occidentaux), et certainement pas nos très-policées forces de l’ordre, qui, se croyant sorties tout droit de la cuisse de Jupiter, réclament tous les droits, jusqu’au permis de tuer sans être inquiétées par la justice, pas même pour sauver les apparences : car l’impunité policière est déjà profondément gravée dans les rouages du système. Les rarissimes détentions provisoires et inculpations de membres de la maréchaussée ont pour rôle essentiel de contenir la colère populaire, et finissent le plus souvent par un classement sans suite ou des peines dérisoires. Les morts de Rémi Fraisse, Adama Traoré, Zineb Redouane, Cédric Chouviat, Steve Maia Caniço, Wissam El Yamni, etc. (une longue et interminable litanie de la honte), en témoignent de manière aussi éloquente que glaçante.
Mais ces privilèges d’un autre âge ne suffisent plus à nos « cognes », qui réclament collectivement les prérogatives d’agents 007 et l’immunité totale qui va avec (sans les capacités physiques & intellectuelles attendues a priori). Pourquoi s’en priveraient-ils ? Ils sont le dernier rempart d’une Macronie aux abois (ce n’est pas pour rien que depuis 2017, le budget du ministère de l’Intérieur a bondi de près de 4 milliards : la « fin de l’abondance » n’est pas pour tout le monde…), et la conscience de leur puissance conjuguée à leur mépris le plus total pour leur Code de déontologie amène leur fer de lance antirépublicain à tomber totalement le masque pour s’efforcer de saisir une « opportunité historique », celle de faire tomber les derniers vestiges de l’Etat de droit pour faire basculer la France vers un Etat policier assumé. Un tel bouleversement serait probablement un prélude à l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite, qui, de facto, fait déjà la pluie et le beau temps dans les cercles politico-médiatiques dominants.
Rappelons que l’État de droit est censé reposer sur trois piliers :
- le respect de la hiérarchie des normes (la Constitution prime sur les lois votées par le Parlement, qui doivent régir les décisions gouvernementales, etc. ; mais nous avons assisté à une multiplication de projets de loi anticonstitutionnels, tel celui sur la « sécurité globale » et le passage visant à pénaliser la « provocation à l’identification » des forces de l’ordre, et in fine à interdire de filmer les interventions de la police) ;
- l’égalité des citoyens devant la loi (qui doit s’appliquer à tous, sans qu’aucun corps, classe sociale ou caste dirigeante ne soient au-dessus des lois ; mais lorsque la mise en examen devient presque une condition d’accès à un poste ministériel, et qu’une simple mesure de détention provisoire pour le passage à tabac en bande organisée d’Hedi, laissé pour mort et trépané dans une opération chirurgicale d’urgence suite à un tir de LBD reçu en pleine tête, suscite une fronde des policiers restée impunie, comment prétendre que la loi reste la même pour tous ?) ;
- la mise en place de la séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire (seul rempart contre les abus de pouvoir et l’autoritarisme, foulé aux pieds lorsque des hauts responsables de la police nationale et le ministre de l’intérieur lui-même remettent en cause publiquement des décisions de justice).
Que reste-t-il de tout cela après 6 ans de Macronie, qui ont érigé le fait du prince en mode de gouvernement et s’acharnent à faire tomber tous les derniers vestiges de l’Etat de droit (saluons la résistance héroïque du Syndicat de la magistrature, dernier bastion de l’indépendance de la justice) ?
D’ores et déjà, la menace policière de « rébellion » (un délit réel ou présumé qui justifie tous les sévices & poursuites pénales lorsqu’il est imputé au simple citoyen) ne saurait être plus explicite : « Le risque de désengagement des policiers lors de prochaines séquences de crise est sans précédent ! », tonne SGP Police. Traduction : « Cède, gouvernement honni, ou ne compte plus sur nous pour réprimer dans le sang les prochaines “hordes sauvages” de Gilets Jaunes ou autres “nuisibles” qui déferleront aux portes de tes palais dorés. » Ces velléités de sédition et de prise de pouvoir par un coup de force avaient déjà été formulées de manière on ne peut plus explicite par Alliance et l’UNSA Police : « Aujourd’hui les policiers sont au combat », « nous sommes en guerre », « Demain nous serons en résistance »… Au lieu de limoger les factieux voire de les poursuivre en justice pour atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation, le gouvernement a réagi par un mutisme confondant (à la Macron) ou une abjecte soumission à tous leurs desideratas (à la Darmanin).
Noblesse bien française oblige, donc, ni les violences des forces de police, ni leurs tendances quasi-putschistes, ni l’assujettissement gravissime du pouvoir à ces nervis fascisants n’ont fait les titres de nos médias aux ordres, pas plus qu’ils n’ont suscité les commentaires indignés des politiciens et autres commentateurs « autorisés à penser ». Bien au contraire : de même que les syndicats voyous rivalisent dans leur surenchère autoritaire, nos édiles rivalisent de servilité dans leurs déclarations d’amour les plus passionnées adressées à la flicaille, en particulier aux agents mis en examen pour mutilation ou homicide de leurs concitoyens. Car bien que les Mohamed Bendriss, Hedi Rouabah, et autres Jalil, Abdelkarim ou Mehdi ne soient que des « métèques » aux yeux de certains, les victimes sont bien des Françaises et des Français.
Cette course à l’infamie s’inscrit dans la droite ligne des tirades outragées déclamées dans tout l’Hexagone au sujet des émeutes urbaines consécutives à la mort de Nahel Merzouk, assassiné de sang-froid par un policier : combien de ministres, d’élus, de journaleux et autres « intellectuels » ont eu l’indécence de condamner les émeutiers et de verser des larmes de crocodile sur le mobilier urbain détruit, sans avoir le moindre mot, la moindre pensée pour Nahel et ses proches ? Combien de ceux-là qui avaient condamné avec indignation la cagnotte du Gilet Jaune et ex-boxeur Christophe Dettinger, rapidement bloquée par Leetchi puis fermée par la justice, sont-ils restés muets (voire ont été apologétiques) face à la cagnotte de l’ignoble folliculaire Jean Messiha qui a fait du meurtrier de Nahel un millionnaire ? Est-ce qu’on se rend compte que notre fameux « raffinement civilisationnel » consiste à accorder plus de valeur au métal et au béton qu’à la chair et au sang humains, et à récompenser le meurtre d’un seul enfant à hauteur de ce que, à l’époque du Far West sauvage, les autorités mexicaines payaient pour le scalp de plusieurs milliers d’Apaches ?
Pour reprendre les mots d’un célèbre homme politique, il est plus que temps de « nettoyer au Karcher toute cette racaille » en uniforme, et de refonder une véritable police républicaine dont le rôle sera de servir et protéger la population, non de la terroriser.
Alain Marshal sur son blog de mediapart