Un livre d’actualité de Ludivine Bantigny
Ludivine Bantigny est historienne, enseignante-chercheuse, autrice de nombreux livres d’histoire sur les mouvements sociaux et les révolutions ainsi que d’essais sur la situation politique. Elle vient de publier « Que faire ? Stratégies d’hier et d’aujourd’hui pour une vraie démocratie » (10/18, 2023).
Il est souvent triste et violent, ce monde, comme un monstre froid qui abîme les choses et les gens. Pourtant, à la compétition nous pouvons opposer la puissance née de l’autonomie, de la coopération et de l’égalité. C’est pourquoi modifier les rapports sociaux de propriété et de production n’est pas une fin mais un moyen. La fin est bien dans l’émancipation, la possibilité de délibérer et déterminer ce qui est juste et bon pour toutes et tous.
Pendant des décennies on nous a dit et répété qu’il n’y avait pas d’alternative, surtout plus d’espoirs à avoir. C’était ce monde-là et rien d’autre, tel qu’il va et ne va pas -« c’est comme ça ».
Nous connaissons et pratiquons déjà bien des formes d’émancipation : on le voit dans tous les gestes et tous les liens du quotidien, quand ils esquivent ou refusent les sommations, l’impératif de rentabilité, l’obsession de l’évaluation et la compétition.
Le capital et sa férocité
Le capitalisme entend soumettre à sa loi l’eau, l’air, les océans, l’espace, l’énergie, la vie, nos esprits. Cette captation démesurée brise les liens et les usages au seul profit du profit. Qui produit ne sait plus dans quelles conditions ; qui consomme ne sait rien de la production. La vie entière doit se plier à la lutte pour le partage des marchés. Le commandement de cette loi impose d’abaisser toujours plus le « coût » du travail par les horaires flexibles, la pression sur les salaires et l’extension des contrats précaires.
Repenser la démocratie
L’usage du « 49-3 », le « travailler plus » et plus longtemps, la langue de bois en contreplaqué, les droites en expansion qui rivalisent avec l’extrême droite, les guerres en Europe et ailleurs, des personnes qui votent en désespoir de cause, par peur du pire, qui ne votent plus ou ne votent pas parce que la démocratie représentative ne les représente pas, qui ne croient pas en « l’homme providentiel » ni au « sauveur suprême ». La démocratie véritable ce n’est pas ça.
Nous vivons généralement une double dépossession : de notre travail, sur le plan socio-économique et de la décision démocratique, sur le plan politique. Sur ces deux plans imbriqués, il nous faut poser les conditions d’une réappropriation.
La démocratie vraie c’est que chacune, chacun puisse gouverner. Nous avons trop admis l’idée que la démocratie était forcément représentative. Mais cette assimilation entre « représentants » et « démocratie » est, comme souvent historiquement déterminée. Elle résulte d’un long processus de canalisation et même de répression de la parole collective.
Travailler mieux et beaucoup moins
« Travailler plus ». Vraiment ? Chaque fois que surgit l’injonction, je pense à celles et ceux qui consacrent leur vie au travail et en connaissent chaque jour les pathologies spécifiques, l’épuisement, les troubles musculo-squelettiques, le stress, le burn-out, les cauchemars nés de la mise en concurrence, les relents de l’évaluation, les fêlures de la compétition. Parfois jusqu’au suicide… Si nous n’avons pas la maîtrise de ce que nous produisons et échangeons, des façons dont nous devons oeuvrer, jour après jour, quel pouvoir avons-nous réellement sur nos vies ?
Une perspective autogestionnaire
L’autogestion élargit l’horizon. Elle transforme les individus en favorisant les échanges et les partages d’expérience. Elle intensifie l’existence, en la rendant plus riche par les pratiques de solidarité et coopération. Elle permet aussi un usage des ressources conscient des périls que connaît le vivant.
En terminer avec la propriété
La démocratie vraie suppose de revoir nos conceptions de la propriété. De plus l’enjeu est l’égalité de l’accès aux biens : car, en définitive, ce qui est constitutif du bonheur dans le rapport aux biens est moins qu’ils soient à nous que le fait qu’on accède à ce qui, dans leurs fonctionnalités, est essentiel à notre existence. L’obsolescence intégrée est une aberration saccageuse, extravagante et destructrice. Mais si, au lieu de fétichiser ce qu’on possède, on privilégiait ce à quoi on accède, tout serait si différent. On cesserait d’acheter, on emprunterait et on louerait. Les unités de production auraient tout intérêt à ce que les fabrications durent longtemps.
Déjà-là
Pour ne plus être dans une position défensive face au pouvoir et au capital qui s’en prennent à tout ce qui forme une protection collective, évoquons les propositions de Bernard Friot et du Réseau Salariat prolongées et débattues par Frédéric Lordon. Le déjà-là de l’émancipation existe sous deux formes : le salaire à vie dans la fonction publique et la Sécurité Sociale que le Réseau Salariat propose d’étendre par exemple à la nourriture en créant une Sécurité Sociale de l’Alimentation.
Des réformes pour changer la vie
Cette « gauche » qui ne l’était plus et qui se faisait passer pour telle a considérablement abîmé les valeurs et les imaginaires, en vantant sans cesse le marché et l’entreprise, en marginalisant et en méprisant tout ce qui n’allait pas dans ce sens. C’est une évolution dramatique dont nous payons toujours aujourd’hui le prix. En se fondant sur les faits historiques, et non par fétichisme anti-capitaliste, si on ne touche pas aux rapports sociaux de production et de propriété ni au système financier, bien des acquis seront balayés.
On peut citer deux faits historiques :
– au printemps 1982 le gouvernement fait procéder au blocage des prix et des salaires, pour lutter contre l’inflation en octobre 1982 il libère les prix mais pas les salaires.
– le 17 juillet 1985, dans Le Matin, François Hollande insistait sur la nécessité de « respecter les grands équilibres au risque de sacrifier l’emploi » et vantait « le dynamisme du marché financier ».
Depuis la grève on voit l’horizon
La politique comme bien commun ne peut être réduite aux arènes parlementaires. Elles nous confinent à l’impuissance. Nous ne pouvons aller seulement d’élection en élection. C’est le risque du réformisme : miser sur la voie électorale, préférer les manifestations aux grèves, soutenir les mouvements bien sûr mais en les canalisant, ne pas poser les questions essentielles : la perspective autogestionnaire, les enjeux de propriété et la démocratie réelle. Cela ne signifie pas qu’il faille négliger les élections. Elles permettent des rapports de force et d’intenses moments de discussion et de politisation.
Tous les bouts : réformes et révolution
Entre la menace fasciste et la destruction méthodique du vivant il y a de quoi désespérer. Le monde n’a plus la vie devant soi.
Il faut pouvoir se préparer à des formes alternatives, en coexistence, se réapproprier la démocratie directe, se familiariser avec la forme des comités populaires capables de décider. On peut concevoir une assemblée fédérée composée de délégations désignées par secteurs d’activité, chargée de la planification, des redistributions et de la coordination des coopérations. Auprès d’elle pourrait exister une assemblée de délégué.es mandaté .es sur une base davantage territoriale. L’assemblée centrale aurait un rôle pour les questions qui ne peuvent être tranchées à l’échelle locale. L' »Etat » serait la fédération des différentes assemblées.
Ce monde est violent. Violence du mépris social et des abîmes qui nous séparent des possédants. Violence du chantage à l’emploi qui conduit à tout accepter, fait voler en éclats les solidarités. Violence de la souffrance au chômage, au travail, de la mise en concurrence, du management par l’obéissance, violence des contrôles au faciès et des discriminations, violences policières, violence sans nom faite aux personnes exilées, violence de l’exploitation, violence du saccage que subit le vivant. Face à cette violence on ne peut écarter la violence comme un outil de résistance utilisé comme droit à se défendre.
L’avenir nous pouvons le penser différent : à partir des espoirs du passé, des désirs inassouvis et des appels réalisés. La révolution procède en général d’un long cycle de luttes qui débouche sur une crise révolutionnaire et ébranle l’hégémonie des classes au pouvoir. C’est une préparation patiente qui tend à déchirer l’habituelle passivité induite par cette hégémonie. Entre réformes et révolution il n’y a pas à trancher comme on le fait avec un couperet. L’histoire, les luttes et les êtres surtout le feront pour et avec nous. Ce que nous pouvons concevoir de plausible est un assemblage fertile de deux processus combinés : d’une part, des échappées de plus en plus nombreuses sous forme de lieux « libérés », territoires communalisés, zones à défendre et défendues de fait, coopératives de solidarités… ; d’autre part, un mouvement social qui s’accroîtrait comme une vague, puisant lui-même sa force dans ces espaces libérés, et qui pourrait aboutir à une prise de pouvoir révolutionnaire parce que les structures en place seraient délégitimées. Mais pour cela, il faut une préparation et des résistances : beaucoup de résistances auto-organisées.
Un système où l’argent, le profit et la concurrence sont les pivots des existences appelle de fait nos résistances.
Louise Michel l’avait espéré toute sa vie : « Il faudra bien qu’enfin le nid de l’humanité soit sur une branche solide, il faudra bien qu’on en change la base au lieu de perdre le temps à placer autrement les brins de paille. »
Gars Sensrang ; abonné de mediapart