Cédric Villani : « Nous devons alerter les parlementaires sur les risques de la réforme de la sécurité nucléaire »
Cédric Villani Mathématicien, ancien député (non inscrit) de l’Essonne et ancien président de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et techniques (Opecst)
Le gouvernement s’apprête à présenter un projet de loi qui remet en cause brusquement les piliers de la sécurité nucléaire. En particulier la séparation claire des fonctions d’expertise scientifique – fournie par l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) – et de décision – qui relève de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN).
Motif invoqué : accélérer les procédures. Après le rejet de justesse, le 15 mars, d’un cavalier législatif, le gouvernement est revenu aussitôt à la charge grâce à la commande par la commission des affaires économiques du Sénat, en avril, d’un rapport à l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et techniques (Opecst). Puis le Conseil de politique nucléaire a annoncé le 19 juillet un projet de loi ad hoc. Un texte est en cours de préparation, mais l’exécutif traîne pour le mettre en consultation. Il devrait être déposé au Parlement en novembre, pour examen fin 2023 ou début 2024.
Trois anciens présidents de l’Opecst, dont le mathémticien Cédric Villani, des anciens dirigeants de l’IRSN et les responsables de trois grands syndicats ont signé une pétition adressé aux Parlementaires les alertant sur le grave danger de cette réforme et leur rappelant les principes d’une bonne gouvernance de la sécurité nucléaire. Ancien député (non inscrit) de l’Essonne, Cédric Villani revient sur cet appel lancé par l’intersyndicale de l’IRSN et que tous les citoyens sont également invités à signer.
Pourquoi avez-vous cosigné la pétition de l’intersyndicale de l’IRSN à l’attention des parlementaires et la tribune parue dans Le Monde qui la résume ? Que reprochez-vous à ce projet de réforme de la gouvernance de la sûreté nucléaire ?
Cédric Villani : J’ai signé ces textes avec, entre autres, deux autres anciens présidents de l’OPECST, Claude Birraux et Jean-Yves Le Déaut. Nous appartenons à des courants politiques différents, mais nous partageons la même inquiétude sur la réforme du système de sûreté nucléaire voulue par le gouvernement. Celui-ci entend avancer très vite sur ce dossier alors que les réponses à plusieurs interrogations majeures n’ont pas été apportées.
Il y a d’abord un risque de désorganisation. Le gouvernement veut lancer la plus grande restructuration du système de sûreté nucléaire depuis vingt ans, au moment même où il engage un énorme programme industriel, tant pour la construction de nouveaux réacteurs nucléaires que pour la prolongation du parc ancien. Le mener à bien nécessite une stabilité des institutions de sécurité. Ce n’est donc vraiment pas le bon moment pour les restructurer. C’est une question de bon sens.
Une deuxième préoccupation concerne la qualité du savoir mis au service de la sûreté. L’IRSN est un organisme de recherche scientifique ouvert, connecté à la recherche internationale, producteur de thèses universitaires et de connaissances sur des sujets en perpétuelle évolution. Si demain nous n’avons plus que de la fourniture d’expertise vouée au contrôle de conformité des équipements et des décisions, n’allons-nous pas appauvrir nos connaissances et notre réflexion en matière de sécurité ?
Un troisième sujet est la confiance. La séparation entre mission d’expertise scientifique et décision administrative est un pilier de la confiance du public. Souvenez-vous de Tchernobyl et du nuage arrêté aux frontières. C’est après cette histoire calamiteuse que la France a, peu à peu, su réorganiser son système de sûreté nucléaire et notamment séparer ces deux fonctions.
Aujourd’hui, la remise en cause de ce dualisme pourrait se traduire par la perte de confiance du public. On vient d’en avoir un indice clair avec la position prise par l’UFC-Que choisir, organisation de défense des consommateurs, contre l’absorption de l’IRSN par l’ASN.
De même qu’en démocratie, ceux qui jugent ne peuvent pas être ceux qui font les lois, en matière de sûreté, ceux qui contrôlent ne doivent pas être ceux qui expertisent. Il faut qu’il y ait une séparation, ou du moins un cloisonnement strict entre ces deux activités.
Sur ce point, le gouvernement nous assure que ces deux fonctions seront bien séparées au sein de la future institution… Mais pourquoi changer le dispositif actuel qui a fait ses preuves ? Et qu’est-ce qui nous garantit que ce cloisonnement sera effectif ? Il est bien plus difficile de l’obtenir au sein d’un seul organisme que dans deux organismes différents.
Quel est votre regard sur la manière donc cette réforme est menée ?
C. V. : Sur un sujet aussi grave que la sûreté nucléaire, on ne peut pas se permettre d’être expéditif. Le gouvernement s’était lancé une première fois dans une tentative de réforme l’hiver dernier. Il l’avait faite tambour battant, de façon incroyablement brouillonne, avec un amendement déposé fin février en milieu de navette parlementaire sur la loi d’accélération du nucléaire, et alors que toutes les instances de l’IRSN et le Haut comité pour la transparence et l’information sur la sécurité nucléaire avaient donné des avis négatifs.
Après l’échec de cette charge, le gouvernement est revenu à l’assaut, certes en prenant le temps de consulter un peu plus. C’est moins cavalier, mais cela reste extraordinairement léger par rapport à un sujet aussi important. L’Opecst a eu un peu moins de trois mois pour rédiger un rapport.
Et pas plus aujourd’hui qu’hier, le gouvernement n’apporte des réponses argumentées aux questions qui lui ont été posées. En quoi le système actuel n’est-il pas satisfaisant ? En quoi cette réforme améliorera la sûreté ? En quoi l’expertise sera-t-elle mieux assurée ? En quoi la confiance sera maintenue ? Comment éviter les risques de désorganisation ?
Le gouvernement n’apporte pas de réponses mais avance une espèce d’analyse naïve qui consiste à dire « une institution plutôt que deux, ça va être plus fluide, ça va aller plus vite ». Comme si un diagramme plus simple sur une feuille de papier pouvait faire office de boussole.
Est-ce que cette décision a été précédée d’un travail avec les institutions et les personnels intéressés ? De groupes de réflexion ? D’un rapport parlementaire fouillé ? Non. Cette précipitation est inadmissible. De la création de l’IRSN en 2001 à la loi de 2006 sur la transparence et la sécurité nucléaire et l’institution de l’ASN, les réformes de notre système de sûreté nucléaire ont nécessité du temps.
Votre appel a-t-il des chances d’être entendu par les parlementaires ?
C. V. : La composition de ce parlement le rend très peu lisible. Il n’y a pas de coalition définie, pas de programme clair. Cette situation est particulièrement instable. C’est un argument de plus pour dire que ce n’est certainement pas le bon moment pour se lancer dans une grande réforme de la sûreté nucléaire.
Au-delà de l’évaluation des chances de succès de notre pétition, je pense que c’est notre devoir de dire exactement ce que nous pensons et d’alerter nos élus sur le danger de cette réforme sur laquelle ils vont avoir prochainement à se prononcer. J’ajoute que chez les salariés de l’IRSN, l’inquiétude est très forte alors qu’ils sont l’un des piliers de notre système de sûreté.
Beaucoup d’entre eux, en choisissant cette belle institution, ont fait une croix sur des carrières plus lucratives. Ici comme ailleurs, nos ressources humaines sont notre bien le plus précieux. Une réforme des institutions doit se faire avec les personnes qui les font, non contre elles.
Propos recueillis par Antoine de Ravignan ; alternatives économiques