Un collectif de quatre intellectuels alerte sur le projet politique d’Emmanuel Macron, qui selon eux met à mal la démocratie afin de servir le marché.
On dit beaucoup de mal d’Emmanuel Macron à propos du passage en force de la réforme des retraites, mais on oublie qu’il est l’homme de la situation, dont la fonction historique aujourd’hui consiste à poursuivre un projet qui le dépasse. Expliquer l’impasse du pouvoir actuel par l’occasion qu’offre la Vè République de recourir à des moyens non conformes au libéralisme politique ne suffit donc pas : le 49.3 n’est ici que l’arme générique d’une guerre à la fois spécifique et plus large, comme le sont d’ailleurs les forces policières et leurs usages immodérés de la violence. Il est urgent que l’on comprenne bien en quoi le néolibéralisme, à ne pas confondre avec la non-intervention de l’État, est la pratique gouvernementale d’une guerre civile contre la démocratie, au sens ou Michel Foucault avançait que « la guerre civile est la matrice de toutes les luttes de pouvoir, de toutes les stratégies du pouvoir ».
Le néolibéralisme est né au tournant des années 1930 avec l’objectif de mettre en place un ordre politique qui garantirait les « libertés économiques ». Il fallait « rénover le libéralisme » en faisant de l’État la membrane protectrice de la concurrence marchande, la politique du laisser-faire des libéraux classiques et leur doctrine de l’État minimal ayant échoué à préserver le marché du dangereux désir d’égalité des masses.
L’aggravation des crises
Dès le départ, les thuriféraires du néolibéralisme ont ainsi explicitement identifié l’un des principaux problèmes qui menaçaient leur projet de fluidification du marché par l’État : la démocratie, toujours susceptible de mettre en danger le fonctionnement du marché. Leur stratégie politique, qui trouve ses racines dans une démophobie profondément réactionnaire, est restée invariable de Hayek à aujourd’hui. Elle consiste à neutraliser toutes les forces qui s’attaqueraient au principe de concurrence en se prévalant de la justice sociale, dénoncée comme un mythe.
Mais, est-il légitime de parle de « guerre civile » pour décrire la mise en place de l’État fort néolibéral contre les forces sociales et politiques hostiles au capitalisme ou simplement désireuses de plus d’égalité et de solidarité ?
A cet égard, l’histoire des relations entre la doctrine néolibérale et la pratique gouvernementale ne trompe pas. Dès 1927, l’économiste Ludwig von Mises (1881-1973) applaudit, à Vienne, lorsque les pouvoirs d’urgence donnés à la police pour réprimer une manifestation ouvrière firent 89 morts. Les trois Prix Nobel d’économie Friedrich Hayek (1974), Milton Friedman (1976) et James Buchanan (1986) se réunirent, à la société du Mont-Pèlerin, un groupe de réflexion libéral, pour célébrer la dictature du Chilien Augusto Pinochet, au faîte de sa répression. Margaret Thatcher (1925-2013), qui correspond avec Hayek, fit de son livre La Constitution de la liberté (1960) la bible du Parti conservateur : elle réprima militairement la grève des mineurs de 1984-1985 (trois morts et plus de 20 000 blessés) et s’attaqua durement aux émeutes des Noirs et des Indo-Pakistanais, tout en laissant l’extrême droite ratonner librement.
Le macronisme n’est donc pas violent par hasard. Il n‘utilise certes pas les moyens meurtriers des dictatures néolibérales d’Amérique latine, mais il ressemble de plus en plus au thatchérisme. En tout cas, il est conforme à cette stratégie de neutralisation de la puissance de décision collective quand cette dernière s’oppose à la logique du marché et du capital. Sa particularité historique tient à ce qu’il radicalise la logique néolibérale à contretemps dans une période où tous les signaux sociaux, politiques et écologiques sont au rouge, de sorte qu’il ne peut qu’aggraver toutes les crises latentes ou ouvertes. Le résultat est devant nous ; les raidissements convulsifs de M. Macron engendrent des résistances massives et déterminées de la société.
Emmanuel Macron croit utile à sa cause de jouer les défenseurs de l’« ordre républicain ». Dénoncer « les factions et les factieux », comme il l’a fait lors de son entretien télévisé du 22 mars, n’a d’autre sens que de fabriquer de l’ennemi à l’intérieur même de la société, selon une tradition bien établie des auteurs néolibéraux. C’est là un aspect et un ressort essentiel de toute guerre civile. Avec le néolibéralisme contemporain, cette « ennemisation » vise tous ceux qui, à travers leurs visions du monde, leurs formes de vie ou leurs luttes, paraissant aujourd’hui menacer la logique du marché ou le « monopole de la violence de l’État », des « islamogauchistes » ou « postcoloniaux » en passant par les «wokes ».
Puissance de coalition
Avec l’intention affirmée de dissoudre Les Soulèvements de la Terre ou de mettre en place une « cellule anti-ZAD », ce sont maintenant les termes d’« écoterrorisme » et d’« ultragauche » qui vont être systématiquement utilisés pour neutraliser toute critique de l’écologisme de marché du gouvernement. Même la Ligue des droits de l’homme est dans le collimateur, c’est dire où nous en sommes de la très grave régression en matière de démocratie. Un tel vertige dénonciateur présente l’immense intérêt de constituer celles et ceux qui dénoncent les diverses formes d’inégalité et de prédation en ennemis de la République, et de maintenir la croyance en la fonction pacificatrice de l’État, niant précisément par cette opération la guerre menée par cet État contre les adversaires de l’ordre néolibéral.
Mais derrière le « chaos » que Macron a déclenché, il convient de déceler l’autre monde que portent en eux les « factieux ». En quoi la défense d’une vie digne pour les travailleurs les plus âgés et les futurs retraités et la défense de la nature contre des projets destructeurs offrent-ils aujourd’hui une rare puissance de coalition ? Parce qu’en chaque cas, il est question d’une vie désirable et d’un monde habitable, inréconciliables avec la subordination de la vie et la domination du monde par le capital et son État. Il faudra s’y faire : devant l’urgence des crises, les logiques du commun et du capital apparaissent comme irréconciliables au plus grand nombre. En ce sens, le refus présidentiel et gouvernemental de tout « compromis » avec les syndicats traduit exactement cet état de guerre civile dont la grande masse de la population est la cible.
** **
Article paru dans le journal Le monde daté du 16 mai ; écrit par Pierre Dardot, Haud Gueguen, Christian Laval et Pierre Sauvêtre, auteurs du livre « Le choix de la guerre civile, une autres histoire du néolibéralisme » ; ed Lux, 2021