Ou le « premier président libéral-libertarien de l’histoire de l’humanité »
Une élection présidentielle en Argentine pourrait nous sembler fort exotique. Et de fait, à part sur lundimatin et d’autres excellents médias, personne ne s’était vraiment intéressé à ce qu’il se passait du côté de la « pampa. » Pourtant Javier Milei, qui, il y a quelques jours, s’était mis à entendre des voix en direct sur un plateau télé, est désormais élu président de l’Argentine. Avec lui, ce sont les paléo-libertariens qui viennent de s’emparer d’un État. Cet événement est si bizarre qu’il nous faudra du temps pour en cerner le sens historique. Nous publions aujourd’hui une traduction d’un texte de Pablo Stefanoni et Mariano Schuster, publié hier en espagnol, qui fait le point sur ce qu’il s’est passé et ce à quoi il faut désormais s’attendre. [1]
Une scène inédite s’ouvre en Argentine avec la victoire du leader libertarien. Comment comprendre ce virage politique qui a porté au pouvoir un outsider d’extrême droite ?
Le libertarien Javier Milei a remporté les élections présidentielles argentines avec 55,7 % des voix contre 44,3 % pour le péroniste Sergio Massa, soit une marge beaucoup plus importante que ce que prévoyaient les sondages. En l’espace de deux ans, cet outsider aligné sur l’extrême droite mondiale est passé des studios de télévision, où il était connu pour son style excentrique et ses cheveux indisciplinés, à la Casa Rosada. Comment l’Argentine en est-elle arrivée à cette situation, qui semblait impossible il y a encore quelques mois ? Pour la première fois dans l’histoire du pays, un individu n’ayant aucune expérience de gouvernement, dont le parti n’a jamais eu de maires ou gouverneurs et qui n’est pas représenté de manière significative au Congrès, est devenu président.
1. Javier Milei, homme sans expérience politique, connu pour ses discours anti-keynésiens virulents et son mépris de la « caste » politique, a conduit lors du processus électoral argentin une sorte de mutinerie électorale anti-progressiste. Ce processus a certes des particularités locales, mais il exprime un phénomène plus large qui transcende le pays qui vient de l’élire. Si le refus qui a conduit une partie des citoyens à voter pour Milei a, dans de nombreux cas, des fondements économiques, l’expansion du libertarien est également liée à un phénomène global d’émergence de droites alternatives aux discours anti-statu quo qui capturent le sentiment d’inconformité sociale et le rejet des élites politiques et culturelles. L’expansion de la droite ne se justifie pas toujours par des facteurs économiques. L’extrême droite crée des clivages en fonction des réalités locales et se développe également dans les pays prospères économiquement. Milei a intégré de nombreux discours de ces droites radicales mondiales, souvent sans bien les digérer, comme celui qui postule que le changement climatique est une invention du socialisme ou du « marxisme culturel », ou celui qui souligne que nous vivons dans une sorte de régime progressiste néo-totalitaire.
Dans une large mesure, le phénomène Milei s’est développé à partir de la base, a longtemps échappé aux regards des politologues – et des élites politiques et économiques elles-mêmes – et a réussi à teinter le mécontentement social d’une idéologie « paléolibertarienne » sans aucune tradition en Argentine (l’offre a crée sa propre demande). Ses slogans, « La casta tiene miedo » (La caste a peur) ou “¡Viva la libertad, carajo !” (Vive la liberté, bordel !) se mêlent à une esthétique rock qui différencie fortement Milei de la rigidité des vieux libéraux-conservateurs.
Son discours est entré en symbiose avec l’esprit ambiant du « qu’ils s’en aillent tous », à tel point qu’il a réussi à faire de ce slogan, lancé a époque de la contestation de 2001 contre l’hégémonie néolibérale, le cri de guerre de la nouvelle droite.
2. Économiste mathématique, à l’origine défenseur du libéralisme classique, Milei s’est converti en 2013 aux idées de l’école autrichienne d’économie dans sa version la plus radicale : celle de l’Américain Murray Rothbard. L’essor politique de Milei a été porté par son style flamboyant, son discours ordurier contre la « caste » politique et un ensemble d’idées ultra-radicales identifiées à l’anarcho-capitalisme et méfiantes à l’égard de la démocratie.
Depuis 2016, principalement grâce à ses apparitions télévisées, ses présentations de livres, ses vidéos YouTube ou ses cours publics dans les parcs, Milei a réussi à générer une forte attraction auprès de nombreux jeunes, qui ont commencé à lire divers auteurs libertariens et sont devenus sa première base de soutien. Après son saut en politique en 2021, lorsqu’il est entré à la Chambre des députés, il a obtenu un soutien trans-classes, qui incluait les quartiers populaires. C’est là que son discours, qui semble sortir tout droit de La Grève d’Ayn Rand, se rattache à l’entrepreneuriat populaire et à l’ambivalence – parfois radicale – de ces secteurs à l’égard de l’État. La pandémie et les mesures étatiques de confinement ont également nourri plusieurs des dynamiques pro-« liberté » incarnées par Milei.
3. Le soutien de Mauricio Macri, ancien président entre 2015 et 2019 et leader de « l’aile dure » de la coalition Juntos por el Cambio (JxC, « Ensemble pour le changement »), a été décisif pour donner à Milei une chance de l’emporter au second tour. Avec le soutien de Macri et de Patricia Bullrich (candidate de JxC qui avait été reléguée en troisième position au premier tour) [2], le discours anti-caste de Milei – qui semblait plafonner à 30 % des voix – s’est mué en celui de « Kirchnérisme ou liberté », qui avait été le slogan de Bullrich. Dès lors, sa stratégie a consisté à exprimer le vote antikirchnériste. A partir de cette base, il a obtenu la force suffisante pour affronter le péronisme. Mais, dans le même temps, Milei est devenu extrêmement dépendant de Macri. Ce dernier a vu dans le manque de structure de Milei, dans ses équipes peu fournies, la possibilité de reprendre le pouvoir après l’échec de son gouvernement : non seulement le macrisme fournira-t-il des cadres au miléisme naissant, mais ce dernier dépendra des législateurs de Macri pour atteindre un minimum de gouvernabilité.
4. Après le premier tour, Milei a abandonné ses appels les plus radicaux en faveur d’une privatisation totale de l’État, car ceux-ci entraient en conflit avec les sensibilités égalitaires et favorables au service public d’une grande partie de l’électorat. Ce dimanche, le candidat de La Libertad Avanza (LLA) a obtenu des résultats impressionnants dans la province stratégique de Buenos Aires, où le péronisme l’a emporté avec à peine plus d’un point d’écart. Le cas de la province de Buenos Aires est d’ailleurs symptomatique : depuis des années, le péronisme se targue d’y maintenir son bastion politico-spirituel. Le fait que la différence ait été si faible invite à repenser le pouvoir territorial historique du péronisme dans la province – déjà contesté en 2015 par le macrisme – et, surtout, dans ses zones les plus pauvres. Milei l’a largement emporté dans des régions du centre productif du pays comme Córdoba, Santa Fe et Mendoza, mais il a aussi gagné dans presque toutes les provinces argentines. La grande question qui se pose maintenant est de savoir ce qu’il reste de son programme le plus radical, y compris la dollarisation de l’économie, qu’il n’a jamais fini d’expliquer, ou la fermeture de la Banque centrale.
5. Milei a réussi à retourner en sa faveur sa défaite lors du débat présidentiel. Ce jour-là, Massa l’a battu presque par KO. Il était l’homme qui connaissait parfaitement l’État, qui savait quelle caméra regarder et qui « était invincible aux balles » bien qu’il ait été ministre de l’économie avec un taux d’inflation annuel de plus de 140 %. Face à lui, un Milei presque déprimé, sans aucun don de polémiste, bien loin du charisme si particulier qu’il a montré lors de ses meetings électoraux, où il apparaissait avec une tronçonneuse et appelait à « virer les politiciens qui nous appauvrissent à coups de pied au cul ». Mais la victoire de Massa s’est avérée être une victoire à la Pyrrhus. En plus d’apparaître comme un ministre de l’économie qui feignait de se laver les mains de son propre bilan, il représentait comme personne le type de politicien hyper-professionnalisé rejeté par une grande partie de l’électorat. Massa a incarné une sorte de front de défense de la « caste » durant la campagne, avec le soutien plus ou moins explicite des leaders de l’Union Civique Radicale (UCR) [3] et des secteurs modérés du centre-droit, comme le maire sortant de Buenos Aires, Horacio Rodríguez Larreta [4] . Milei a finalement réussi à transformer le « trolling » anti-progressiste en un projet présidentiel.
Après sa victoire le 19 novembre, une foule est descendue spontanément dans les rues, comme s’il s’agissait d’une victoire au football. Le vote en faveur de Milei a combiné le vote de colère avec une nouvelle forme d’espoir, associée à un discours à forte charge utopique et messianique et à quelques proclamations réactionnaires : Milei s’est présenté, en se comparant même à Moïse, comme l’homme qui allait libérer le peuple argentin de l’ »étatisme » et de la « décadence ». En deux ans, il est passé d’une sorte de Joker, appelant à la rébellion dans Gotham City, au nouveau président inattendu. « La stratégie de Milei a pris la forme d’un tourbillon, erratique à bien des égards, désordonné, mais efficace, qui a su canaliser le mal-être. Les gens ont payé, en votant, leur billet d’entrée à un nouveau spectacle avec Milei comme protagoniste », a écrit l’analyste Mario Riorda dans un fil de discussion.
La grande question qui se pose actuellement est de savoir comment cette utopie sera intégrée dans un programme de gouvernement : s’agira-t-il d’autre chose que d’un « Macrisme 2.0 » ? Il est d’ores et déjà prévu que son cabinet sera un mélange de miléistes et de macristes, avec un rôle central pour Patricia Bullrich. Il reste également à voir quel sera le rôle de la vice-présidente Victoria Villarruel, une avocate associée à la droite radicale, y compris aux ex-militaires de la dictature, et qui a l’Italienne Giorgia Meloni pour référence.
6. Les « micro-actes militants » progressistes des derniers jours – des personnes lambda intervenant dans les transports et autres espaces publics – n’ont pas suffi à renverser une vague plus puissante que prévu. Ces micro-actes militants, qui ont mis l’accent sur le négationnisme de Milei – concernant les crimes de la dernière dictature, mais aussi le changement climatique – et ses propositions contre la justice sociale (qu’il considère comme une monstruosité), se sont voulues une voix d’alerte. Mais ils n’ont pas expliqué pourquoi le projet de Massa pouvait être attrayant ; seulement qu’un vote de barrage était nécessaire pour ne pas perdre ses droits. Beaucoup de ces micro-actes militants progressistes ont fini par faire appel à une défense du système politique (étayé par la proposition d’ »unité nationale » de Massa), contre lequel Milei lui-même avait monté son discours « contre la caste ». D’autre part, plutôt que de mettre en avant les qualités du candidat péroniste (auxquelles ils ne croyaient souvent pas), les micro-actes militants ont mis en garde contre le danger « fasciste » de son adversaire. L’affaiblissement du kirchnérisme lui-même fait que ces discours sont souvent inaudibles ou perçus comme des sermons par une partie de la population décidée à voter pour « la nouveauté » – même si cette nouveauté peut représenter un saut dans le vide. A cela s’ajoute le fait que le miléisme avait son propre micro-militantisme, en grande partie numérique.
Le résultat de l’élection a fini par être presque identique à celui de Jair Bolsonaro contre Fernando Hadad en 2018. La « peur » qu’installait la campagne de Massa a été confrontée au « ras-le-bol » de la campagne de Milei. Le progressisme argentin est désormais confronté à la nécessité de faire le bilan de ces dernières années ; à la nécessité de se réinventer dans un nouveau contexte politico-culturel : une potentielle vague réactionnaire. « Ces élections ne sont pas seulement une défaite pour le kirchnérisme, l’Union pour la Patrie (l’alliance peroniste dont Sergio Massa était le candidat) ou le péronisme en général. Elles sont surtout une défaite de la gauche. Une défaite politique, sociale et culturelle de la gauche, de ses valeurs, de ses traditions, des droits qu’elle a conquis, de sa crédibilité », écrit l’historien Horacio Tarcus.
7. Le triomphe de Milei entraînera-t-il un changement culturel dans le pays en accord avec son idéologie ultra-capitaliste ? Pourra-t-il transformer le soutien électoral en pouvoir institutionnel effectif ? Cette nouvelle droite, issue d’un assemblage de libertariens et de macristes, pourra-t-elle gouverner « normalement » ?
Si Milei l’a emporté sur Juntos por el Cambio, il a ensuite dépendu de Macri et de Bullrich pour obtenir les voix du second tour. Milei a gagné la présidence, Macri a gagné en pouvoir politique. Sera-t-il capable de procéder à l’ajustement radical qu’il a promis ? Quelle sera la force de la résistance – des syndicats et des mouvements sociaux – face à un gouvernement qui sera très à droite de celui de Macri (2015-2019) et qui promet une thérapie de choc ? Milei réussira-t-il à construire une base sociale pour soutenir ses réformes ?
Passées 22 heures, dimanche 19 novembre, le président élu a retrouvé son ton de barricade et de geste historique devant ses partisans. Il se présente comme le « premier président libéral-libertarien de l’histoire de l’humanité », se réfère au libéralisme du XIXe siècle et répète qu’il n’y a pas de place dans son projet « pour les tièdes ». Ses partisans ont réagi en scandant : « Qu’ils s’en aillent tous, qu’il n’en reste plus un seul ».
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Notes
[1] Dans l’édition de cette semaine, vous pouvez aussi retrouver les bonnes feuilles de La rébellion est-elle passée à droite ? de Pablo Stefanoni ainsi que l’entretien que nous avions fait avec lui début octobre à propos, notamment, de l’ascension de Javier Milei.
[2] Ancien ministre de la sécurité, connue par son discours pro répression de la délinquance mais aussi de la contestation sociale ; une sorte de Darmanin argentine.
[3] L’UCR faisait partie de l’alliance de centre-droite représentée par Juntos por el Cambio, et a rejeté majoritairement le soutien de Mauricio Macri et Patricia Bullrich à Milei.
[4] Candidat de JxC lors de la primaire, vaincu par Patricia Bullrich