Ma fille, ici, en Palestine, tu apprends

Ici, en Palestine, tu hérites tous les jours, chaque seconde passée est une transmission en plus.

Tu peux apprendre comment simplement sourire est un combat, comment marcher dans la rue est la continuité d’une lutte d’un siècle, comment arpenter une colline est un acte de résistant, comment tisser des motifs sur un coussin ou un pull est un plaidoyer pour sauver une culture.

** **

  • « Mais, mais, vous laissez ta fille chez tes parents donc ? »

  • « Tu sais, on peut la prendre nous ta fille si tu vas là-bas.

  • « Je ne comprends pas, pourquoi vous allez en Palestine maintenant ? »

  • « Ta femme y va, tu restes en France avec ta fille c’est ça ? »

Ces phrases, lancées comme des réflexes humains remplis d’inquiétude légitime ont été assez rares. J’ai plus entendu des silences gênés, j’ai plus vu des regards qui parlent et soutiennent ou des sourcils levés qui interrogent et jugent. J’ai vu ces mots enfermés dans des lèvres arrondis de surprises ou fermés de colère soucieuse.

En deux semaines avant notre départ en Palestine, j’ai ressenti tous ces non-dits. J’ai compris toutes ces angoisses ou alors j’ai subi ces jugements.

Mais ma fille, je sais pourquoi tu es là. Je sais à quel point tes bouclettes réchauffent les cœurs de ta famille, je sais à quel point ta soif de bêtises ramène une famille à raffermir leur espoir dans le futur.

On dira que je suis un père indigne de t’amener ici en Palestine, te faire vivre ici, au milieu d’un peuple fatigué, souffrant. Déjà, je n’ai pas attendu cela pour être indigne, je passe mon temps à t’apprendre comment nettoyer tes crottes de nez sur tes tantes. Après, si je t’amène ici, c’est pour que tu apprennes.

Ici, tu hérites tous les jours, chaque seconde passée est une transmission en plus. Tu peux apprendre comment simplement sourire est un combat, comment marcher dans la rue est la continuité d’une lutte d’un siècle, comment arpenter une colline est un acte de résistant, comment tisser des motifs sur un coussin ou un pull est un plaidoyer pour sauver une culture.

Crois-moi ma fille, ta famille palestinienne ici t’éduque à la vie mieux que je ne saurais jamais faire.

Vraiment ma fille, je ne saurais pas comment on résiste et comment on aime autant. Moi, homme élevé en occident, je fais des crises existentielles dès que la moindre occasion – bonne ou non – se présente. Yeux verts, tout blanc et tout libre, la moindre contrariété m’empêche de dormir. Il y a le bruit de la machine à laver dans la nuit, je vais faire la gueule. Un préfet m’ordonne de mettre des gens à la rue, je pète un câble tout de suite. Ton père, niveau résilience, zéro. Pire, quand on me critique avec raison, je boude direct. Et dès que je peux, je bois pour oublier le monde ou je gueule contre le premier venu, fautif ou non.

Alors qu’ici, tu hérites. Ici, sans le savoir, même en continuant d’être aussi folle que d’habitude, tu reçois. Ici, ta tante te prend sur la trottinette pour descendre la rue en riant malgré la colonie de l’autre côté qui n’a rien à faire là, à cinq cent mètres de chez toi, au sein de la plus grande ville de Cisjordanie. Ta mère t’apprendra elle aussi, à savoir que lorsque les chars descendent de cette colline de la colonie, qu’il vaut mieux se partir ou courir et rentrer chez soi. Logique tu me diras.

Ici en Palestine, ils vont t’apprendre à dormir dans n’importe quelle condition, c’est sacré ici la couette. Qu’importe le bruit des balles dans un quartier plus loin, tant pis pour les sirènes des ambulances, de l’armée et de la police qui résonnent sans cesse, on dort, ensemble, avec le muezzin et le son des cloches.

Ici, de Ramallah à Bethléem, ils t’expliqueront pourquoi il n’y a pas de fêtes, pas d’anniversaires ni de mariage, pourquoi non, en ce moment tu ne danses pas bourrée toute la nuit. Calmement, ils te donneront ces leçons de respect et de deuil face au massacre de ton peuple. Et tu grandiras et puis toi-même, tu iras boire un thé ou une bière sans musique, tu seras toi aussi cette nation qui pleure.

Ici, aujourd’hui, ils t’apprennent, dans les restaurants ou dans les rues, à sentir sur tes épaules le poids des morts injustes, à vivre avec les absents amenés et arrêtés loin de toi. Tu les vois aujourd’hui ces dos courbés, sans savoir ni comprendre. Et mon amour, je te jure que j’essaierais de t’aider à porter ce poids immense, mais crois-moi, respire ta Palestine encore et encore, ils savent eux, comment on fait pour ne jamais s’écrouler.

Ici, à certains moments, ils craignent et ils ont honte de leur impuissance. Ici, à chaque parole trop forte et à chaque acte de résistance, ils savent que l’occupant sait, entend et voit tout. Ils les voient ces résistants qui du jour au lendemain disparaissent dans les griffes froides d’une prison sans procès. Ici, tu sais que tu dois vite rentrer à la maison parce qu’une descente des occupants se déroule à côté du bar où tu es. Ici, au restaurant, tu dois peut-être t’enfuir dans la soirée parce que l’occupant est venu arrêter quelqu’un. Ils anticipent l’odeur de la poudre au check-point et ils te transmettent ces réflexes pour qu’en deux secondes, tu sois sur le plancher de la voiture, leur corps au-dessus de toi comme bouclier. Ici alors, ils t’apprennent à avoir peur. Vois ces gestes, copie dans ton inconscient ces mouvements. Et surtout, laisse leur te montrer, jour après jour, la seule nécessité : être encore là. C’est la plus belle leçon qui t’est transmise en silence, tu es là aussi, tant pis pour la détresse.

Ici en Palestine, tu vas hériter également de la fureur. Si aujourd’hui tu t’amuses à te faufiler dans les files d’attentes imposées par l’occupant, bientôt tu leur en voudras de t’imposer çà. Aujourd’hui cette grande machine à la frontière, c’est juste deux planches qui font des bruits et des petits flashs, demain tu comprendras que c’est un scanner de sécurité normalement interdit dans tous les aéroports du monde vu sa dangerosité, sauf ici, dans ton pays qui ne t’appartient pas.

Ici ils vont t’apprendre la rage. Oui aujourd’hui tu peux être rageuse quand tu as décidé de sauter sur le lit et que je te rappelle qu’il est déjà dix heures du soir ; j’avoue que c’est agaçant quelqu’un qui t’interdit de rebondir ! Mais demain, tu seras en colère parce que tu seras coincée dans une ville sans possibilité d’en sortir, que tu recevras des notifications sur ton téléphone te prévenant quel quartier éviter ; l’armée étrangère fait une descente. Demain, quand tu pourras enfin te déplacer d’une ville à une autre, tu seras énervée de devoir pour la énième fois enlever de ton téléphone tout ce qui se rapporte à la libération de ton peuple : voyons ce sont des terroristes ma fille ! Demain, tu en voudras à la terre entière puisque ceux qui la gouvernent ont choisi de fermer les yeux devant la folie de ton occupant. Demain, tu seras tellement véner que tu voudras dormir tellement la haine t’épuise, mais tu ne sauras pas comment. Ici, tu apprendras la haine parce que l’occupant laisse sortir de Gaza qu’une mère et son enfant, interdisant la sortie du père et d’un autre enfant, déchirant une famille.

Partout dans le monde ils te diront de te calmer, de chuchoter, de cacher ou d’oublier ta haine. Mais ici en Palestine, ils peuvent t’éduquer dans cette rage et cette fureur. Ils la partagent, ils l’ont vécu avant toi, ils la connaîtront après toi. Sur ces terres palestiniennes, dans les bras de Sido et de Teta*, sous la montagne de bonne bouffe qu’on te donne, ils te montrent comment on aime à travers la haine, comment ici on connaît notre histoire et le droit international et comment l’éthique guide cette fureur.

J’ai grandi comme un hippie, dans une bulle. J’ai toujours pensé que la fureur ne pouvait rien, ne servait à rien. Mais ici, la rage est un élément de survie ma fille. Elle devient énergie, elle devient rêve. Rien ne se perd tout se transforme et avec ta famille, la colère se transforme en un art de patience, de résilience et d’amour. Ils rangent parfois cette colère dans un étui d’impuissance, ils la laissent aussi de côté pour prendre soin des uns et des autres, ils la reprennent quand ils se sentent fatigués devant leur abandon. Ils la maitrisent. Apprends cet art. Bon, peut être tes tantes l’utiliseront pour t’écraser au Jukaru ou à la Tawilé comme ils le font avec ton père.

Ici, par contre, en Cisjordanie, par-dessus tout, s’il te plaît, ne prends pas de leçons de conduite. Tout le reste, vas-y, prends ma fille. Je ne saurais pas t’apporter cette maturité moi. Timide, maladroit, rationnel, cynique, occidentalisé donc aseptisé ; je ne sais pas dire les choses et surtout, j’ai été protégé toute ma vie par un État (j’avais la couleur de peau pour), par des services publics plus ou moins fonctionnels (de moins en moins).  J’ai été libre toute ma vie, en Europe, en France et dans le monde, de passer les frontières, d’acheter n’importe quoi, de dire n’importe quoi. Donc, autant te dire que si je pourrais appréhender ta colère, je n’en connaîtrais pas l’exacte saveur amer dans ton cœur.  Ici, si. Ici, sans leçons ni morale, même sans mots, ils te disent déjà aujourd’hui comment être libre sans avoir de terres. Ici, dans leurs regards, tu vois comment on aime démesurément malgré notre envie de tout défoncer. Ici, à Ramallah en Palestine, à quelques dizaines kilomètres du cimetière qu’on creuse pour ton peuple, ils te guident pour que tu saches vivre et résister, avec la même intensité.

Ici, ils t’aiment comme si c’était leur dernier amour. Ici, ils construisent avec toi la liberté qu’ils auront demain. Je pense qu’ils éduquent ici sans se soucier de la temporalité : qu’importe le temps qu’il faudra, ils savent qu’ils seront libres un jour. En attendant, ils vont t’apprendre la Dabkeh pour que tu danses aussi l’espoir.

C’est pour ça que je suis heureux que tu sois en Palestine ma fille.

Alors continue d’apprendre, pour que ton existence fasse vivre cette Palestine qu’on te transmet, de la rage, de l’amour et du Makloube ! Je sais qu’un jour prochain, le monde aura besoin de ta force.

* Papie et Mamie

https://blogs.mediapart.fr/thomas-berteigne/blog/271223/ma-fille-ici-en-palestine-tu-apprends