Des textes d’amitié innombrables ont circulé à l’annonce du décès de Toni Negri, venant de partout, d’Italie bien sûr, d’Europe ou d’Amérique latine.
Nous voudrions ici témoigner à notre tour de ce qu’a représenté la rencontre avec Toni Negri, plus précisément de ce qu’il nous a permis de faire.
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Des textes d’amitié innombrables ont circulé à l’annonce du décès de Toni Negri, venant de partout, d’Italie bien sûr, d’Europe ou d’Amérique latine. Negri incarne le long cours de la gauche révolutionnaire mondiale depuis les années 1960 à laquelle sont restés attachés d’anciens compagnons mais aussi beaucoup de plus jeunes qui savent l’importance et les enjeux des luttes qui se sont menées à la fin du siècle passé.
Ils savent surtout que la lutte anticapitaliste ne s’est pas terminée à la fin des années 1970, en dépit de la répression aveugle de l’État italien et de la contre-révolution néolibérale à l’échelle mondiale. Ils savent que ces nouvelles formes de luttes et les transformations du capitalisme, appelaient un effort théorique que Negri, avec d’autres et notamment Michael Hardt, a mené à bien jusqu’au bout. Il fallait des concepts nouveaux, et en philosophe, il les a inventés.
Ce qui frappe à lire ces textes, ce sont les liens qu’il a su nouer par son action et son oeuvre entre les générations mais aussi les régions du monde. Negri n’était pas seulement un grand internationaliste, il était profondément international dans sa vie, ses affections, sa pensée, et jusque dans les effets politiques et philosophiques que son œuvre a produits. Rien pour lui n’était plus haïssable que l’esprit étroit qu’imposent les nations et les États. Les frontières sont faites pour être franchies, et il les a passées, librement.
Mais ce qu’il incarne aussi pour tous ses nombreux amis, c’est le courage personnel, intellectuel et politique. Être communiste, ce n’est pas élaborer une doctrine dans son coin, aussi raffinée soit-elle, c’est être en connexion la plus étroite possible avec les luttes de son temps et du monde entier, c’est s’engager pour les aider à se déployer, c’est penser ce qui a lieu. Rien de plus éloigné de l’académisme et de ses prudences. Le sérieux n’est pas la componction savante mais la relation entre la pensée et le réel. Le communisme n’est pas une idée abstraite, c’est un rapport entre la vie et la vérité. En un mot, Negri a été un communiste en action et en pensée, ce qui n’est pas le plus courant aujourd’hui.
Et c’est ce qui ne lui fut pas pardonné par toute la réaction mondiale, par l’État et par les forces capitalistes. Aucun intellectuel révolutionnaire en Europe n’a été plus haï et persécuté que lui. Il l’a payé cher, par la prison et l’exil. Durant toutes ces années, les mensonges, les insultes ne l’ont pas épargné, ni les provocations de toutes sortes.
Courage personnel, qui était aussi physique, dont nous avons été témoin, lorsqu’il n’hésita pas un jour de novembre 2004 à défier physiquement un groupe de pseudo-autonomes avinés dans un séminaire du Collège international de philosophie qui voulaient perturber la séance et lui jetaient à la figure des termes infâmants. Courage physique encore, en 2015, à la sortie d’une table-ronde sur le commun, à l’occasion du festival international des biens communs de Chieri : il était alors attendu par un groupe de fascistes qui se sont mis à vociférer sur un ton menaçant « Maestro di assassini » et il s’apprêtait à se jeter sur eux pour leur casser la gueule quand il fut informé qu’un groupe plus nombreux de fascistes s’était dissimulé plus loin et l’attendait en embuscade.
Courage aussi, surtout, pour tenir bon contre tous les renoncements, pour affirmer que la révolution était non seulement souhaitable mais toujours à nouveau possible.
Negri en France
Nous voudrions ici témoigner à notre tour de ce qu’a représenté la rencontre avec Toni Negri, plus précisément de ce qu’il nous a permis de faire. Mais d’abord il faut situer le cadre de cette rencontre, et ses raisons.
Son œuvre en France, n’a pas été beaucoup discuté, du moins au-delà des cercles de spécialistes de Spinoza ou de Marx. Or Negri n’écrivait pas seulement des livres techniques pour initiés, il écrivait des livres de subversion politique, ou plus exactement il ne séparait pas la force du concept et ce qu’il appelait la puissance de la multitude. Le destin de ses écrits en France est de ce point de vue assez paradoxal.
Alors qu’il est l’un des très rares à avoir produit une philosophie politique propre à concevoir l’alternative au capitalisme néolibéral et au souverainisme étatique, les mouvements altermondialistes français, pour ne parler que d’eux, n’ont pas saisi l’occasion de se donner une charpente théorique adaptée à la période historique. Il ne s’agit évidemment pas de dire que cette lutte était illégitime, mais plutôt qu’elle a été marquée par un déficit conceptuel qui pour une part explique son épuisement.
Le paradoxe se redouble ici par le rapport de Negri à la théorie française. Negri fut l’un des plus remarquables lecteurs de certains des philosophes français les plus radicaux et subversifs, notamment Deleuze, Foucault et Guattari. Il a voulu y voir, et il y a trouvé les percées conceptuelles propres à renouveler l’analyse du capitalisme mondialisé, des formes de pouvoir qui assuraient son expansion et sa domination, et peut-être surtout des modes nouveaux de lutte qui annonçaient un « autre monde possible ».
Il convient ici d’ajouter une dimension qui explique en partie cette absence de discussion, voire cette indifférence. Entre la France et l’Italie, en dépit de toutes les voies de passages, il existe toujours des barrages intellectuels. Et c’est particulièrement vrai en matière de tradition révolutionnaire. Si Gramsci a été découvert et lu assez tard (en France les années 1970 voient se multiplier les « introductions ») l’opéraïsme, lui, est resté largement lettre morte en France, et ceci jusqu’à présent. Aussi incroyable que cela puisse paraître, c’est à peine si le nom de Mario Tronti est connu dans les sphères militantes françaises. C’est que pèsent encore les différences d’histoires politiques entre les deux pays.
Si les années 1970 ont été par certains côtés si proches par l’intensité des luttes révolutionnaires, les courants politiques dominants à l’extrême gauche n’ont guère communiqué entre eux. Opéraïsme et trotskysme sont restés deux univers étanches, en dépit de certains lieux d’échanges remarquables dont il faudrait faire le bilan plus précis, comme par exemple la revue Futur antérieur entre 1990 et 1998. Tout compte fait, l’influence du travail de Negri s’est limitée en France à certaines régions fécondes mais relativement marginales de l’espace théorico-politique sans grande prise sur les mouvements sociaux.
On remarquera également la persistance d’un certain isolationnisme intellectuel français, qui se voit à la relative rareté des traductions d’auteurs italiens en France. La biographie de Negri n’a toujours pas trouvé d’éditeur en France.
Genèse d’une discussion
Il y avait donc tout lieu pour les intellectuels critiques français de surmonter l’ignorance qui était la nôtre de l’au-delà des Alpes. Lorsque nous avons créé le groupe de recherches Question Marx en 2004, il s’agissait comme son nom l’indique de revenir à la pensée de Marx sous l’angle non pas de son « actualité » mais de sa problématicité dans une période historique particulière, celle du triomphe du néolibéralisme. La question principale pour nous était de savoir comment la pensée critique pouvait prendre en charge les données nouvelles de l’époque. Plutôt que de réinterroger directement le corpus marxien, il nous a semblé plus urgent de se préoccuper des marxismes les plus créateurs, les plus vivants, en prise sur le monde. Empire, puis Multitude appelaient une lecture attentive et de notre point de vue, une analyse critique sérieuse.
C’est ce à quoi nous avons décidé de nous atteler à partir d’une première rencontre en 2004 à l’initiative du groupe que nous venions de fonder. Negri a volontiers accepté de discuter avec nous et ce fut un premier échange amical dans lequel nombre de questions furent posées à titre de jalons pour des rencontres à venir.
Nous étions alors en plein débat sur le projet de traité constitutionnel européen qui devait être soumis au vote en 2005, et les divergences qui apparurent à l’occasion de ce débat y furent exprimées avec toute la netteté requise : nous étions tombés d’accord avec lui sur la nature profondément néolibérale du traité – « un traité néolibéral classique », nous avait-il confié au cours de l’échange. Précisant qu’il était en même temps d’une « cohérence organique » remarquable, il avait ajouté : « Mais que faut-il faire ? Je ne crois pas possible de jouer sur un autre terrain que celui de ce traité néolibéral. »
La question était donc de savoir s’il fallait se situer sur ce terrain pour « accélérer le processus » et « pousser le capitalisme au-delà de lui-même », pour reprendre des formules qu’il affectionnait tant. L’appel à voter « oui » au referendum sur le traité constitutionnel était logique de son point de vue, mais a produit une grande incompréhension dans les mouvements sociaux et dans l’altermondialisme.
Une autre question qui fut abordée dans cette première réunion eut trait à l’ambivalence du rapport de la multitude à l’action politique. Nous lui avions fait remarquer qu’on pouvait relever en effet dans ses ouvrages deux lignes de pensée qui se croisent et qui ne s’articulent que difficilement : d’un côté, la multitude serait un sujet social porteur de possibilités mais qui a à advenir comme sujet politique ; de l’autre, la multitude serait un sujet constitué d’emblée par l’action commune et, comme tel, d’emblée politique. On obtient alors un dédoublement de la notion de politique, avec d’un côté, la politique comme décision ou événement, et, d’un autre côté, la politique comme dimension de l’être social. Comment penser alors une stratégie révolutionnaire cohérente ?
Les voies du commun
Cette première rencontre fut suivie d’une autre à l’occasion de la publication en 2007 de notre livre collectif (écrit à trois avec El Mouhoub Mouhoud) Sauver Marx ? Cet ouvrage visait à prendre au sérieux les thèses de Hardt et Negri en les passant au crible d’une lecture critique serrée, ce qui n’avait pas encore été fait jusque-là. Quelques années plus tard, en 2010, autour d’une table de restaurant, Negri prit l’initiative de nous proposer d’animer ensemble un séminaire autour de la question du commun. Il n’est pas courant qu’un auteur s’adresse à ses critiques avec autant de générosité. C’est qu’il attendait de la confrontation des points de vue des avancées collectives.
Ce fut le point de départ d’un séminaire du Collège international de philosophie riche en diversité d’intervenants, en angles d’approche et en questions visitées : de la gestion municipale de l’eau à Naples et à Paris à l’occupation du théâtre Valle à Rome, du mouvement du NOTAV contre le TGV Lyon-Turin à la question des communs informationnels, ou encore au dépassement de la dualité sujet/objet dans une nouvelle phénoménologie.
Il importe avant tout de faire entendre le titre qui avait été choisi pour le séminaire : « Du public au commun » et le thème choisi pour la première séance « Le passage du public au commun ». L’enjeu était pour nous de déterminer les conditions d’un tel passage », à entendre peut-être au sens d’une transformation du public qui aboutisse au commun.
D’où la question qui n’a cessé de nous guider de la première séance à la dernière : comment mener à bien cette transformation et avec quelles forces ?
Negri avait une belle avance dans l’élaboration du concept de commun. C’est même lui qui l’a introduit dans le champ de la philosophie politique. Cela restera l’un des grands acquis de son œuvre. Le séminaire « Du public au commun » est l’un des plus féconds auxquels nous ayons participé, il nous a véritablement appris ce qu’on pouvait tirer du concept de commun, quand bien même la définition que nous en avons donnée dans notre livre Commun diffère très sensiblement du sens que lui a donné Negri. Les critiques réciproques et parfaitement légitimes n’ont rien enlevé à l’admiration que nous avons pour lui et n’entameront jamais le sentiment de dette que nous éprouvons pour son œuvre.
P. Dardot et C. Laval sur leur blog dans mediapart