Pour maintenir la santé des migrants, il faut leur donner plus de droits »
Alors que le premier ministre a annoncé une réforme restrictive de l’Aide médicale d’Etat d’ici l’été, deux médecins rappellent, dans cette tribune à « l’Obs », l’indignité de cette proposition et le risque sanitaire qu’elle fait courir à tous.
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La vie, la survie des personnes en situation de migration, les « migrants », dépendent d’abord du bon état de leur corps et de leur mental, de leur bonne santé globale, leur capital le plus précieux. Le protéger, prévenir sa dégradation, est une préoccupation qui nous concerne tous.
Emigrer, c’est se trouver confronté à toutes sortes de modifications sociales et environnementales qui constituent un processus de sélection dont ne sortiront que les personnes les plus fortes physiquement et intellectuellement, les plus résilientes. Emigrer, c’est d’abord formuler le projet de quitter son lieu habituel d’existence. Le seul fait d’en faire un projet de vie, puis de le mettre en œuvre, est une rupture existentielle. Quitter l’endroit où l’on a souvent vécu depuis sa naissance, quitter sa famille, ses amis, son travail, ses habitudes… ne va pas sans entraîner d’importantes perturbations. Le processus d’émigration est une cascade d’événements, de traumatismes, générateurs d’anxiété, de stress qui perturbent fortement l’équilibre des personnes et peuvent affecter la santé, mentale en particulier.
Emigrer, c’est modifier sa vie sociale, sortir de son « habitus », cette matrice de comportements qui influence tous les domaines de la vie, donc aussi la santé. Nous le vivons lorsque nous voyageons. Le changement de notre lieu habituel de vie et de nos habitudes est générateur d’inquiétude, d’anxiété, d’angoisse, parfois difficiles à supporter. Préparer le « grand voyage » de l’émigration, c’est s’apprêter à rencontrer des obstacles et à les surpasser. C’est rencontrer de multiples difficultés non anticipées, qui constituent un nouveau vécu qu’il faut impérativement dominer pour arriver au bout. Ne pas parler la langue du lieu où l’on se trouve, ne pas en comprendre les modes de fonctionnement, la géographie, les codes et l’organisation sociale ne fait qu’amplifier les risques d’altérations de la santé. Plus le voyage sera long, solitaire, coûteux, difficile, dangereux, plus il sera difficile à réaliser sans séquelle. Affronter et surmonter des périls laisse des traces. Le franchissement des obstacles (déserts, montagnes, mers, fleuves, murs et barrières, etc.), l’entrée dans des conditions climatiques extrêmes, la rencontre avec l’hostilité administrative, policière voire militaire et maffieuse, avec souvent de la violence voire des tortures et de l’esclavage, la perte des compagnons d’infortune ne font qu’en aggraver le vécu et les conséquences. Tout ceci s’ajoute aux fragilités, sanitaires, médicales, biologiques, psychologiques, sociales de chaque personne.
Pour ceux qui auront réussi à franchir tous ces obstacles, alors que beaucoup auront échoué ou disparu en chemin, les difficultés sont encore là. Il leur faudra s’adapter au lieu de destination, aux modes de vie, aux réglementations souvent restrictives pour les libertés, tenter d’acquérir des droits, l’accès aux services, en particulier sociaux et sanitaires, à l’éducation, à un logement ; il leur faudra travailler, résister souvent à l’hostilité ou à la violence sociale, à la marginalisation, à la discrimination, au racisme. Entamer un processus de cohabitation, d’intégration, voire d’assimilation. Pour, finalement, après ces multiples étapes à risque, reprendre le cours d’une vie qui se voudrait « normale ». Mais tout ceci laisse des traces pour la vie entière. Toujours.
Fragiliser le système de santé
La sélection résultant de cette succession d’épreuves explique que les personnes exilées qui arrivent à destination sont en moyenne en meilleure santé que la population du pays de destination. Elles sont en effet souvent plus résistantes et mieux adaptées pour affronter ces parcours très pathogènes. Ce phénomène est appelé l’« effet des migrants en bonne santé ». Cette bonne santé apparente ne concerne que la santé physique. Les effets délétères des multiples difficultés rencontrées pendant le parcours migratoire vont se manifester par la survenue progressive de troubles psychologiques, de difficultés d’adaptation, d’anxiété, allant de la « baisse de moral » à des troubles plus importants, jusqu’à la survenue de dépressions, de maladies mentales chroniques, de suicides. C’est le « syndrome post-traumatique ». Ces situations sont aggravées par les difficultés matérielles, sociales, culturelles, linguistiques, la perte ou la séparation des proches, de la famille, des amis…
Face à une telle évolution, notre organisation sanitaire et sociale est mal adaptée. Le droit humain fondamental et universel de jouir du meilleur état de santé possible repose sur l’accès légitime à un système de protection de la santé solidairement garanti à chacun selon ses besoins, sur un pied d’égalité. En ce qui concerne l’accès aux services de santé pour les personnes « sans-papiers », l’Aide médicale d’Etat (AME) permet en France un recours minimal qu’il faut préserver. La réduction de son périmètre rendrait encore plus fragiles qu’elles ne le sont les personnes exilées. Alors qu’elles devraient, comme tout un chacun, avoir un accès inconditionnel à la Protection universelle Maladie (PUMa).
Tout affaiblissement de ce dispositif se traduirait par une altération de leur état de santé. Ce serait de manière inéluctable le recours à une offre de soins parallèle de qualité douteuse, puis le recours in extremis aux services d’urgence. Ce seraient des maladies prises en charge à un stade très tardif. Ce seraient des conditions favorables au développement de foyers épidémiques. Ce seraient des situations indécentes, indignes et le retour à la médecine de l’insalubrité des siècles passés. Restreindre l’AME, ce serait finalement affaiblir encore un système de santé déjà en difficulté et faire courir des risques sanitaires à tous.
Les inégalités en cause
L’accès inconditionnel aux services de santé n’est cependant pas la seule façon de préserver la bonne santé des migrants. Elle dépend, comme pour tout le monde, de facteurs non médicaux, pour lesquels les inégalités sont délétères : ressources financières, logement, nutrition, travail, éducation, culture, situation sociale, comportements individuels et collectifs à risque, violences… La préservation du « capital » santé physique et surtout mentale, la plus fragile, dépend donc d’abord de la réduction des inégalités. Les difficultés pour les migrants d’accéder à une vie normale sont considérables par rapport au reste de la population. Ils n’ont la possibilité d’avoir des droits à la santé ouverts qu’à la suite de démarches complexes, le plus souvent entièrement dématérialisées, alors qu’ils disposent au mieux uniquement de téléphones portables ; ils ne connaissent souvent ni la langue ni les modalités de fonctionnement des dispositifs sociaux auxquels ils ont peu recours, particulièrement complexes ; ils n’ont pas de disponibilités financières suffisantes pour y subvenir eux-mêmes ; ils se trouvent confrontés à des pratiques différentes de celles de leur pays d’origine ; ils sont soumis à de multiples nécessités vitales (recherche d’hébergement, de ressources financières, de nourriture, de travail, d’écoles…) qu’ils jugent plus urgentes que leur propre santé, qui risque cependant se dégrader si elle n’est pas correctement protégée.
On peut, à titre d’exemple, tenter d’imaginer ce que sont ces inégalités – et les difficultés qu’elles engendrent – pour les personnes migrantes, sans droits et vivant en situation d’exclusion sociale, dans la prévention et la prise en charge des risques liés à la vie sexuelle et reproductive, en particulier, mais pas seulement, pour les femmes : prévention et dépistage des infections par le VIH, les hépatites virales et autres infections sexuellement transmissibles plus fréquentes ; troubles occasionnés par les mutilations sexuelles ; contraception, interruption volontaire de grossesse non désirée souvent consécutive à un viol ; suivi des grossesses, dépistage du cancer de l’utérus, troubles de la sexualité et de la fertilité ; discriminations sociales et institutionnelles…
Réduire ces inégalités, c’est préserver la bonne santé des migrants, droit fondamental pour toutes et tous. C’est permettre leur meilleure intégration pour mieux vivre et participer au développement des pays vers lesquels ils ont été contraints d’émigrer, quelle qu’en soit la raison. L’histoire de l’humanité est faite de migrations anthropologiques et sociales, économiques, environnementales… Elle est le produit de l’intégration mélangée des uns et des autres. Faire en sorte que le chemin se fasse dans la dignité, en atténuant les souffrances et en évitant la mort, vers des endroits paisibles et adaptés comme le sont les pays les plus développés nous oblige. C’est lutter contre la barbarie. Qui le fera sinon ?
Pour paraphraser Orwell : « Nous sommes tous inégaux, mais les exilés sont plus inégaux que les autres ». Les étrangers sont des hommes, les étrangères sont des femmes ; ils font partie du genre humain et méritent notre soutien plein et entier.
nouvelobs.com