Cet homme s’est immolé pour Gaza
Un homme s’est immolé par le feu, ce dimanche 25 février, devant l’ambassade d’Israël aux Etats-Unis, pour protester contre la complicité de son pays dans les crimes commis par Israël à Gaza. Ce billet replace ce geste dans l’histoire des « sacrifices politiques de soi » et commente le silence, assourdissant, des médias français sur le sujet.
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Ce dimanche 25 février, le jeune Aaron Bushnell, 25 ans, s’est immolé par le feu devant l’ambassade d’Israël à Washington DC. Dans une vidéo extraordinaire censurée puis repostée, on le voit s’approcher de l’entrée de l’ambassade et expliquer ceci: « Je m’appelle Aaron Bushnell, je suis un membre en service actif de l’Armée de l’air des États-Unis et je ne serai plus complice d’un génocide […] Je suis sur le point de m’engager dans un acte de protestation extrême, mais comparé à ce que les gens ont vécu en Palestine aux mains de leurs colonisateurs, ce n’est pas extrême du tout ». La suite de la vidéo le montre en train de s’asperger d’essence, de mettre le feu à ses habits et de crier, malgré la souffrance : « Free Palestine ».
La veille, il avait posté ce message sur Facebook : « Beaucoup d’entre nous aiment se demander : ‘Que ferais-je si j’étais en vie durant l’esclavage ? Ou sous les lois Jim Crow [nom des lois de ségrégation raciale dans le sud des Etats-Unis] ? Ou sous l’apartheid ? Que ferais-je si mon pays commettait un génocide ?’ La réponse est : ce que vous êtes en train de faire là. Tout de suite ».
Aaron Bushnell n’est pas le premier citoyen états-unien à s’immoler par le feu pour protester contre la complicité de son pays dans le génocide qu’Israël perpètre, selon lui, à Gaza. Le 1er décembre 2023, une femme en avait fait autant lors d’une manifestation à Atlanta. Ces gestes rappellent ceux de Jan Palach au moment de l’occupation de la Tchécoslovaquie par le Pacte de Varsovie, du moine boudhiste Thich Quang Duc pendant la guerre du Vietnam et de toutes celles et ceux qui ont fait don de leur vie non pas pour soutenir une guerre – comme le prévoit l’idéologie du sacrifice patriotique – mais pour protester contre celle-ci.
La vidéo évoquée plus haut est d’autant plus fascinante qu’il s’est donné la mort dans son uniforme de l’US Air Force. L’uniforme est un symbole politique très fort, surtout aux Etats-Unis. Aaron Bushnell avait certainement une conception du patriotisme proche de celle de J. William Fullbright: « Critiquer son pays, c’est lui rendre service et lui faire un compliment. C’est un service parce que cela peut inciter le pays à faire mieux que ce qu’il fait ; c’est un compliment parce que cela prouve que l’on croit que le pays peut faire mieux que ce qu’il fait ».
La politiste Karin Fierke a analysé ces phénomènes de « sacrifices politiques de soi » (political self-sacrifice)[1]. Elle montre qu’ils possèdent une force d’interpellation remarquable. Dans ses mémoires, le ministre de la Défense états-unien Robert S. McNamara a raconté combien l’immolation par le feu en 1965 de Norman Morrison, un opposant à la guerre du Vietnam, l’a personnellement ébranlé. Dans le cas de Mohammed Bouazizi en Tunisie en 2011, le sacrifice fut ni plus ni moins le détonateur et un moteur d’une révolution.
On entrevoit ce pouvoir d’interpellation aujourd’hui avec la diffusion de la vidéo de la mort de Aaron sur les réseaux sociaux et, dans le monde non-virtuel, avec ces dépôts de bougies ou de dessins sur les places publiques aux Etats-Unis. L’avenir nous dira si le geste de Aaron Bushnell n’aura suscité qu’une indignation passagère et circonscrite ou s’il fut le prélude d’un grand mouvement de résistance.
Tout le monde n’a cependant pas été interpellé de cette manière par cette immolation. Certains ont moqué le geste d’Aaron sur les réseaux sociaux, évoquant des déséquilibres mentaux, une allégeance religieuse (chrétienne) sectaire ou un « culte de la mort ». La plupart des personnes qui ont réalisé un tel geste ont subi ce type de quolibet. C’est dû au fait que les sacrifices politiques de soi donnent lieu à une lutte discursive qui s’articule autour de la question : « s’agit-il d’un véritable sacrifice ou d’un vulgaire suicide ? ». Les adversaires de la violence d’Etat mettent en relation la mort du « martyre » avec la souffrance (ou la mort dans le cas d’un génocide) de la communauté. Selon cette interprétation, le feu qui a consumé le corps de Aaron symbolise le déluge de bombes sur Gaza et sa mort celle des dizaines de milliers de Gazaouis ensevelis. Les partisans de la violence d’Etat individualisent cette mort en la présentant comme l’œuvre d’un désespéré ou d’un fanatique. La lutte discursive embarque aussi une évaluation morale pouvant aller jusqu’à la sacralisation du geste. La légende dit que le cœur du moine bouddhiste Thich Quang Duc est resté intacte, même après la crémation rituelle qui a suivi son immolation.
Cette lutte discursive a lieu, en ce moment, sur les réseaux sociaux partout dans le monde et dans les médias de tous les pays, à l’exception notable de la France. Les médias français ont choisi leur camp mais d’une autre manière : en ignorant l’événement. Libération et La Croix ont eu le mérite d’informer leurs lecteurs dans un court article. Mais à l’heure où j’écris ces lignes, quatre jours après les faits, Le Monde n’a pour sa part consacré que quatorze lignes à la mort de Aaron Bushnell. En octobre 2020, le même journal avait pourtant estimé, à juste titre, que l’immolation par le feu de la journaliste russe Irina Slavina méritait trois articles substantiels rappelant son histoire, son courage et le sens politique de son geste. Un de ces articles citait cette phrase d’une personne touchée par l’immolation d’Irina Slavina : « Le pire serait qu’elle soit morte pour rien »[2].
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Notes
[1] Fierke, K. M. Political Self-Sacrifice. Agency, Body and Emotion in International Relations. Cambridge: Cambridge University Press, 2013. Je commente plus en détails son argument ici.
[2] « ‘Le pire serait qu’elle soit morte pour rien’ : Irina Slavina, le ‘sacrifice’ d’une femme derrière les flammes », publié sur Lemonde.fr le 28 octobre 2020
Mathias.delori ; Chercheur CNRS en science politique ; Abonné de Mediapart