Il est question de santé !
Le phénomène confine au ras le bol. Il est un symptôme.
Symptôme de la catastrophe en cours dans le traitement politique de la santé.
Tu sais, c’est le symptôme de l’individualisation des réponses à une problématique systémique.
Symptôme de ce que l’on ingurgite de « providentialisme ». Bien dans la norme cinquième-républicaine. Tu sais, une personne providentielle, avec une solution miracle.
Donc, le phénomène
Depuis des mois, des années, tu m’appelles – comme tu appelles des ami.e.s, des personnes dans le même mood psy. Tu veux savoir si je peux recevoir, en ma qualité de psychiatre et de psychiste, toi, un de tes proches, une connaissance. Sinon, est-ce que j’aurais l’adresse de collègues ? Est-ce que je peux t’indiquer des lieux qui traitent bien les gens en détresse, qui les accueillent avec hospitalité ? Tu as lu un bouquin, tu as vu une vidéo, tu as entendu une interview.
Du coup, tu tentes ta chance. Tu essayes de me contacter. Vraiment, t’es dans la merde, je ne connaitrais pas quelqu’un.e de confiance, quelqu’un.e qui envisage la psychiatrie, les soins psychiques un peu différemment ?
Tu ne sais pas mais, à chaque appel, à chaque mail de personnes désespérées, à chaque sollicitation de familles inquiètes pour leurs proches qui cherche une solution, à chaque échange avec des collègues isolés, je suis en rage. Et tu sais, ce qui me révolte, c’est le désespoir provoqué par les vendeurs de rêves santé-mentaliste qui ne soignent plus personne. Tout en disant le contraire.
Et tu sais, ça, ça ne s’arrête pas, ça n’arrête plus. Tu es de plus en plus nombreux à ne pas t’y retrouver, à être dans la merde. Comment ne pas mettre en lien ce phénomène avec la destruction systémique de l’hospitalité -ici aux troubles psychiques – sous couvert de bienveillance, de disruption, d’innovations organisationnelles ?
Tu vois, ça ne peut que me révolter. Et c’est difficile de répondre. Trop difficile. Alors, je ne réponds plus. Ou plutôt je n’en réponds plus. Car tu vois, ce n’est pas à nous d’en répondre de cette destruction.
Adresse-toi au système, à celles et ceux qui se défaussent de toute responsabilité et qui la font porter aux masos comme nous. Et peut-être qu’après je serai de nouveau en capacité de te répondre.
Tu sais, ce n’est pas à moi, ce n’est pas à nous, d’alimenter la machine à solutions individuelles. Tu vois, ça, c’est destructeur de potentiels mouvements de soulèvements collectifs. Toi, si tu trouves, c’est donc possible. Donc les autres aussi peuvent « se bouger ». Bouger Manger.fr. En fait, se-bouger-se-manger.fr. Marre de cette alimentation machinique.
Qu’en penses-tu ? Qui répond de quelque chose en ce moment ? Le ministère délégué à la Santé lui, il répond ? Vraiment ? L’ARS, elle, elle répond ? Vraiment ? Les plateformes, elles, elles répondent ? Vraiment ? Les centres experts, eux, ils répondent ? Vraiment ? La MDPH elle, elle répond ? Vraiment ? Les tutelles, elles, elles répondent ? Vraiment ? Vraiment ?
Tu vois, j’ai tout simplement décidé de ne plus répondre à leur place. Peut-être te sens-tu délaissé.e. Tu m’interroges. Selon moi, chaque solution individuelle soulage individuellement et désactive collectivement la nécessité d’une révolte? C’est ça que je pense ?
Oui.
Tu sais, le phénomène est aussi le symptôme de la fragmentation des collectifs de travail, ici des collectifs de soins.
Je t’assure, en psychiatrie, il est le symptôme de la politique désastreuse de la formation universitaire des soignants et au premier rang desquels les internes en psychiatrie formés à la cérébrologie FondaMentaliste : beaucoup de moyens pour la coordination, beaucoup de moyens pour le diagnostic et les bilans, beaucoup de moyens pour les gadgets connectés que produisent les copains de celles et ceux qui décident. Très peu de moyens pour les soins. La cérébrologie, elle est encouragée par les pouvoirs en place depuis 15 ans.
La réponse c’est de ne plus répondre. Et ça c’est pas moi qui l’ait inventé. C’est la logique algorithmique couplée au néolibéralisme. Ça répond plus de grand-chose dans ce monde de plateformes, d’atomisation des soins. La détresse, la souffrance, le mortifère, tu sais, le système ne veut pas le voir, ne veut rien en savoir, ne veut ni le penser et surtout pas le changer.
Rendons-nous, toi, moi, à l’évidence : on ne combat pas la destruction du tissu institutionnel par des solutions individuelles où seuls celles et ceux qui ont la capacité de se mobiliser, qui ont le capital symbolique et culturel pour, arrivent encore à solliciter de l’aide et en obtenir (plus ou moins).
Tu n’as qu’à lire les aboyeurs de voix pour savoir qu’à Toulouse, à Hyères et ailleurs on crève aux urgences avec des pathologies que l’on sait soigner facilement.Tiens, regarde le copain Jamal dans le superbe film « état limite ». Il montre que même le plus attentionné des psychiatres ne peut pas grand-chose face à la machine infernale de destruction des services publics. Et tu verras au début du film que même la police est touchée… C’est sûr, tu peux un peu te remonter le moral avec le film de Nicolas Philibert qui montre une équipe de secteur psychiatrique attentive, précautionneuse. Mais en toile de fond, tu verras le temps est comprimé, il se réduit, il se décompose et altère l’écoute. On court, on court, on court.
Et toi, tu es parfois mon ami.e, mon allié.e, mais tu peux aussi être d’un autre monde. Avec ton carnet d’adresse et ton costume de start-uper, tu crois vraiment que tu vas t’en sortir comme ça ?
T’as peut-être trop vu de films en mode survivalistes. Même avec tes moyens, ta gueule de clone, tu peux finir par crever comme un malpropre. Tu ne crois pas ? Repense aux riches placés dans les Ehpad qui sont aussi maltraités que les autres. Relis les fossoyeurs de Victor Castanet et regarde bien ce qu’il se passait (ce qu’il se passe?) à l’EHPAD des Rives de Seine dans les beaux quartiers.
Même ton carnet d’adresse ne pourra pas empêcher ton cancer made in bayer-monsanto-glyphosate d’arriver. Fais gaffe quand tu vas au golf. Toi aussi t’es contaminé.e par la flotte, par les pesticides, par les polluants éternels. Et même les bouteilles en plastique ou en verre que t’achètes ne pourront suffire. C’est con. Tu pensais être dans une bulle. Mais tu t’en fous. Tu continues à me faire les yeux doux pour que je te conseille. Tu en as besoin, toi ou ton proche. Tu affirmes ta petite once de privilège pour échapper aux vicissitudes de la majorité de la population française quand elle a besoin de se soigner. Elle, elle se résigne. Pas toi. Tu es au-dessus de tout ça. Les privilèges, les passes droits ça se mérite. Et bien moi, je n’ai pas de place, pas de connaissance, pas de lieux. Et c’est en partie à cause de toi, moi, nous. Problème citoyen. Tu fais pas de politique ? Moi non plus. Je regarde juste ce qu’il se passe. De façon active. C’est pas politique. Bien sûr.
Tiens, regarde. Le nouveau ministre délégué à la Santé (Frédéric Valletoux il s’appelle) se gave de bons mots : en psychiatrie il faut repenser « des gradations de soins », des gradations de soins, des gradation des soins. Ecoute. Dégradation, dégradation, dégradation.
Vois comment il veut faire des gradations dégradantes : plateformes, centres experts, e-santé mentale, choc d’attractivité, d’attractivité, d’attractivité. Le nouveau ministre des relégués de la santé Mr « Avalle-tout » : les couleuvres, la dignité, le sens prend sa place dans la lignée des pantins néolibéraux.
Depuis le grand renversement, aux chiottes les institutions, au pinacle les individuations : individualiser les prises en charge, les prestations. Tout se valle, tout se vaut.
Ne quitte pas, on m’appelle
Excuse-moi pour l’interruption. C’était une copine, une collègue, on lui demande une adresse pour une ado qui a tenté de se foutre par la fenêtre. Elle est sortie sans aucun suivi. En racontant l’histoire, elle est au bord des larmes. Insupportable. Elle se rappelle le début de sa carrière quand elle était interne. Cette ado, elle aurait eu un rendez-vous rapide au CMP ou en consultation juste après son passage aux urgences, juste près son hospitalisation. Ça aurait été facile.
Heureusement, tout ça, maintenant, c’est gradé. Hein, Fred ? Et tu vois, Jacquot, Nico, François, Manu, ils ont bien gradé le truc. C’est leur bug de l’an 2000 qui s’étend jusqu’à maintenant. C’est le mode des Gradés. La collègue, elle n’a pas de place. L’ado, elle a vu trois psychiatres différents. C’est sûr, les pratiques s’homogénéisent. Ça rassure les gradateurs en chef. Les trois collègues, quinze minutes la consult, blabla médical de circonstance sur les psychotropes. Et tac, une ordonnance. 250 euros merci beaucoup. La gamine, elle n’a pas dit grand-chose de son malaise. Cachetons, cachetons. Cacheton, éthique. Cache ton éthique.
Tu sais, le problème c’est que notre présence dans les institutions est devenue indésirables. Ethique-tac boum. Toi-Moi en tant qu’usagers, on se pose des questions, on ne se fait pas à la destruction des services publics. Mais lui, avec ses mots en anglais plein la bouche qui nous explique la vie qu’il n’a jamais vécu, tu crois qu’il partage nos situations insupportables ?
Pense à la dernière en date qui a juste nommé la réalité : le docteur Caroline Brémaud, médecin cheffe des urgences de Laval destituée de ses fonctions de médecin cheffe. Pense à ce qu’il se passe en ce moment au Mans. Tous les jeudis, ils se mobilisent. Tu sais, la répression, elle s’explique. Là aussi, l’individuel cache le systémique. Nos petites histoires individuelles se multiplient. Toi quand tu m’appelles. Moi quand je vois le degré de répression dans les institutions.
Tu sais, nos engagements cliniques personnels s’articulent à un tissu institutionnel qui les rend possibles. Sans cette base, sans ce support, ça ne tient plus.
Tu comprends pourquoi je n’ai pas, je n’ai plus de contacts à te proposer ? Mes personnes de confiance, elles sont saturées, comme partout. Mais surtout, ce qui arrive de grave, de profond, de tragique, de border-line, de psychotiques, de bipolaires, et autre ça nécessite un traitement collectif, des institutions, une équipe, un réseau autour de la personne avec des lieux qui permettent physiquement de se parler, de se rencontrer, de prendre un temps minimal.
Regarde les soignants ou plus récemment les paysans. Toi-moi en aurons besoin toute notre vie. De notre naissance à notre mort, on s’alimente. De notre naissance à notre mort, on a besoin de soins, essayer de ne pas perdre la santé… Et tout cela, on s’en rappelle quand ça déconne. Et là ce qui déconne, c’est le support même, celui qui permet. Ça s’appelle le projet de société… Celui qui permet de se soigner, de s’alimenter convenablement, que les personnes qui produisent puissent le faire humainement, avec dignité, en prenant soin du vivant et de nous toutes et tous. Et puis il y a tous les autres services publics.
Viens. J’ai trouvé un lieu. Voire plusieurs.
Suis-moi. Je pense à une personne. Voire plusieurs.
Regarde là-bas
Une place. Finalement, peut-être plusieurs. A l’image de celles qui se sont soulevées. Tu sais, même si les révoltes ont été des révolutions manquées, des moments retournés et renversés, ça vaut le coup de réessayer.
Regarde l’autre place là-bas entourés de cars bleus d’hommes en noir. Tu vois ce qu’il y a marqué dessus ? Place boursière. Qu’en penses-tu ? Tu crois qu’elle a sa place ici ? Avec ses violences, ses privations imposées, ses privilèges tordus. La place de ce qui nous transforme en flux de liquides dégueulasses, d’actifs désactivés, inactifs démocratiquement.
D’autres places, des ronds-points. Ceux des gilets jaunes et des blouses blanches. Tu vois les personnes à qui je pense ? Celles et ceux qui décident ces putains de politiques de merde, qui acceptent les trous dans la raquette, les trous dans les baskets, les trous dans l’existence, les trous dans la tête. Trous de balle.
La réponse à ton désarroi, au mien, est d’abord et avant tout collective et politique. Imagine ensuite, la construction d’institutions, de lieux, de liens fiables, adaptées, accueillants et ouverts. Tu vois, là j’aurai de nouveau de la place, des adresses et des lieux.
Mathieu Bellahsen ; Psychiatre et auteur ; Abonné de Mediapart