Comment le numérique nous aliène

Le collectif Ruptures a été interviewé par le journal La Décroissance.

Cet entretien a été publié dans le n°208 d’avril 2024, sous le titre « Comment le numérique nous infantilise ». Bonne lecture!

La Décroissance : Tout autant réfractaires que nous puissions le revendiquer à l’emprise numérique, nous faisons tous l’expérience du caractère addictif des smartphones. Comment cela fonctionne-t-il sur nos cerveaux ?

Ruptures : Sans doute faudrait-il poser la question à des neuro-biologistes, ce que nous ne sommes pas. Mais pour ce que nous en avons compris, cela fonctionne de la même manière pour les outils numériques qui attirent notre attention plusieurs centaines de fois par jour, que pour les produits gras et sucrés dont la « société de consommation » nous inonde. L’être humain est un animal social, fait de fantasmes et de désirs. Mais aussi, indissociablement, de chair et de « neurotransmetteurs ». Schématiquement, chaque fois que nous satisfaisons un désir, notre cerveau libère un neurotransmetteur qui nous récompense. C’est la dopamine, cette molécule du plaisir immédiat qui nous réconforte et augmente notre satisfaction. Quand ça ne va pas fort, un carreau de chocolat, un dessert bien gras… et d’un coup ça va un peu mieux !

Les industriels de l’alimentation ont compris ce mécanisme, et leur marketing l’utilisent depuis longtemps. Les entreprises du numérique jouent sur le même phénomène. Nos smartphones, les pages Facebook et autres boîtes mails ont parfois le même rôle de doudous. Un message, une notification : quelqu’un pense à moi ! Le cerveau produit de la dopamine et nous éprouvons une satisfaction immédiate.

Évidemment, il y a des effets pervers. À commencer par les « circuits de la récompense » : la dopamine appelle la dopamine, et plus on reçoit de stimuli positifs, plus on en cherche d’autres, similaires. C’est un tonneau des Danaïdes, qui fait fi de ses conséquences sociales et environnementales.

Précisons qu’il n’est pas indispensable de faire le détour par ces connaissances scientifiques pour constater notre addiction collective aux smartphones et au Nutella…

Vous observez que cette emprise numérique conduit à une régression infantile. Cette dernière n’est-elle pas le phénomène majeur qui caractérise notre époque ?

Ces mécanismes cognitifs ne sont pas mauvais en soi. Le phénomène du « circuit de récompense » est aussi ce qui permet l’apprentissage. Les comportements qui nous procurent de la satisfaction sont privilégiés aux autres. C’est du bon sens, finalement, et c’est ce bon sens qui nous permet de trouver de la chaleur, de la nourriture, des êtres aimants…

Mais les spécialistes des sciences comportementales alliés aux publicitaires disciples d’Edward Bernays ont décidé de jouer sur ces phénomènes pour nous vendre leurs produits. C’est efficace : nous pouvons en témoigner, puisque dans notre groupe nous entretenons tous et toutes des « addictions de basse intensité » – comme quiconque dans cette société, nous semble-t-il. Biberonnés à la pub, nous sommes comme nos concitoyens, des cibles du marketing qui prétend nous aider à combler nos vides existentiels à coup de sucre ou de films.

Cette infantilisation programmée cherche à ce que nous ne réfrénions aucune de nos pulsions, en particulier si elles génèrent du profit (McDonalds : « Cédez à vos envies ! »). On nous laisse consommer des pratiques stéréotypés, des rôles, des êtres. Mais cette infantilisation n’est pas une régression, c’est une aliénation : elle veut nous faire jouer des rôles : « citoyen », « consommateur », « étudiant »…

Nous avons une plus haute estime de ce qu’est un enfant. L’enfant, c’est celui qui est en cours d’autonomisation, par l’apprentissage, l’éducation, la croissance physique… Un enfant est un être qui n’est pas responsable, mais qui va le devenir. Or, la publicité et le marketing sont loin de vouloir nous autonomiser. Le capitalisme cherche à nous déresponsabiliser de nos devoirs vis-à-vis de la communauté tout en nous privant de notre autonomie et de la parole. Il nous encourage à déléguer sans contrôle la production de notre subsistance à des structures impersonnelles. Et notre organisation politique suit la même logique : on délègue les solidarités à d’autres structures géantes et impersonnelles, sur le modèle de l’Etat. In fine, notre société industrielle pousse à bout la dépossession inhérente à toute société complexe.

Relevons d’ailleurs que cette déresponsabilisation s’articule avec une forme de sur-responsabilisation. L’idéologie libérale veut nous faire croire que chacun serait responsable non seulement de son propre sort (sa situation économique, sa santé, ses relations…), mais aussi du destin de la planète Terre. Or, quand on sait à quel point nous sommes pris dans une machinerie industrielle pour la satisfaction de chacun de nos besoins (alimentation, chauffage, communication, etc) et à quel niveau nos désirs sont fabriqués par des gens dont c’est le métier, on constate à quel point nous sommes placés dans une situation intenable : on nous prive de tous les pouvoirs sur nos vies, tout en nous enjoignant à être responsables. Là encore, il faut bien choisir les mots : cette drôle de « responsabilisation » est en fait une culpabilisation des individus. La dissonance cognitive et l’aliénation qui se produisent alors offrent de belles perspectives aux marchands de doudous pour réconforter les individus…

Comment échapper au piège de l’accusation immédiate d’être « réac », « pas cool », « de droite »… quand on émet des critique face à cette infantilisation montante ?

La Réaction, historiquement, c’est une tendance politique qui s’est opposé à la Révolution française. Les réactionnaires revendiquaient une société structurée verticalement, sous l’autorité de Dieu et du Roi. Ils voyaient d’un mauvais œil la revendication d’autonomie issue des Lumières, qui voulaient remettre le destin de l’humanité dans ses propres mains, rendre les hommes et les femmes responsables de leur Histoire. La droite française est partiellement l’héritière de cette tradition politique, dont on peut en effet dire qu’elle n’est pas cool. Elle s’oppose par principe à toutes les évolutions sociales et culturelles au nom d’une Loi supérieure inquestionnable, transcendante et – immanquablement – inégalitaire, hiérarchique, pyramidale.

Paradoxalement, la droite cherche généralement à articuler ses injonctions morales avec une apologie de l’intérêt économique, de la compétition ou du « libre-marché », donc avec les pleins pouvoirs accordés aux entreprises, aux publicitaires, à l’État, à tous ceux qui cherchent à façonner le comportement humain pour nous transformer une bonne fois pour toutes en consommateurs.

Qu’ils soient de droite ou de gauche, les dirigeants de ces entreprises sont, eux, très cools. Et ils voudraient que nous soyons aussi cools qu’eux, que nous achetions leurs marchandises-doudous sans trop « nous prendre la tête ». Mais leur coolitude n’est qu’un vernis marketing qui masque les conséquences sociales et environnementales du capitalisme industriel : destruction des milieux de vie naturels, pollution au plastique, sixième extinction de masse, dérèglement climatique, atomisation généralisée dans les pays occidentaux, exploitation éhontée des pays du Sud… Il faut vraiment faire un effort pour présenter la société de consommation comme un modèle désirable, car il n’est ni moral, ni soutenable.

Au sein de Ruptures, nous sommes critiques de ce système économique et politique qui nous prive de toute autonomie. Nous cherchons à agir pour une société réellement autonome, une société qui soit composée d’individus et de communautés responsables qui auraient les moyens (matériels, culturels, sociaux, économiques…) de faire véritablement des choix et de les assumer. Ce que nous voulons, c’est une émancipation humaine : une société où s’articulent les subjectivités individuelles, leur désirs, leur fantasmes, leurs peurs, leurs besoins, l’objectivité des formes sociales réelles collectivement choisies. Autant dire que notre opposition à la coolitude de la Silicon Valley, de Coca-Cola et du marketing se base sur des raisons inverses à celles des réactionnaires, qui ne rêvent que de nous arrimer à un « ordre naturel » fantasmé.

En résistance, en citant l’écrivain Matthew B. Crawford, vous relayez son invitation à des « pratiques ascétiques ». Cela ne va-t-il pas vous amener immédiatement le reproche d’être des partisans de l’austérité ?

Complétons le tableau que nous venons de dresser, en ajoutant qu’une part non-négligeable des forces de gauche et des mouvements sociaux a décidé, elle aussi, d’être cool. Elle ne voit pas, ou plus, que les logiques d’aliénation sont une dynamique fondamentale de notre société.

Nous passons une partie de notre journée à produire ce que notre patron a choisi pour nous, et l’autre partie à le consommer, sans avoir eu nulle part notre mot à dire sur les choix de société qui conditionnent notre existence (ce n’est pas une consultation européenne ou nationale pour renouveler un Parlement de temps en temps qui change quoi que ce soit). Le problème prend une autre tournure si nous commençons à nous complaire dans notre rôle assigné de consommateur, à désirer ce que le marché nous propose, en oubliant les autres possibilités. Les pratiques non-marchandes qui préexistaient, les pratiques alternatives qui existent encore, les possibilités qui existeront un jour peut-être quand l’humanité se sera émancipée du capitalisme… C’est cela l’aliénation, le fait d’adhérer à la misère qui nous est faite, de ne plus chercher à renverser le présent avec des aspirations révolutionnaires basées sur une haute estime de l’être humain.

Or, une bonne partie de la gauche, donc, s’est construite politiquement en partie dans les logiques d’aliénation. Elle reste dans le paradigme de « répartition des richesses » et en occulte les nuisances. Mais si nous produisons du poison (ou du Nutella, ou des smartphones), faut-il vraiment se répartir égalitairement les fruits de la production ?

C’est dans ce cadre que nous évoquons un ascétisme – dépouillé de ses connotations religieuses. Dans un monde avec de fausses responsabilités, où l’individu et son lien de va-et-vient avec la communauté humaine est rompu, ou nous sommes seuls ensemble, une forme de recentrage sur ce qui a du sens et sur nos vrais besoins est nécessaire. L’ascétisme peut permettre d’aller à l’essentiel, et s’inscrit dans un projet d’autonomie individuelle et collective. Et cela peut être joyeux ! Car l’ascétisme bien compris, la sobriété, est la condition nécessaire mais non suffisante d’une véritable égalité. C’est un moyen, et non une fin. En ce sens, nous nous revendiquons d’une gauche anti-libérale, qui cherche à allier égalité et liberté sous le mot d’ordre d’autonomie.

Pas très cool tout ça, pour la gauche libérale et post-moderne, qui va parfois chercher à caricaturer nos positions comme étant « moralistes » ou « réactionnaires ».

Nous martelons à La Décroissance que celle-ci est d’abord un apprentissage de la dialectique, c’est-à-dire que face à une société qui absolutise le plus nous devons ouvrir à la possibilité du moins. La dialectique, n’est-elle pas la première victime de la grande régression produite par le numérique ?

Une fois de grands principes posés, comme ceux que nous avons énoncés, il faut trouver une méthode pour se confronter au réel. Le monde ne va pas changer dans la direction que nous avons décidée uniquement parce que nos principes seraient justes. Il faut confronter ses idées à celles des autres et à la matérialité du monde, aux rapports de pouvoir déjà en place et faire émerger de nouveaux rapports de force.

Nous essayons à notre échelle de chercher la nuance, la contradiction et la finesse dans nos positions – ce que nous avons cherché à faire dans cet entretien, par exemple, car nous ne sommes pas unanimes sur tous les sujets. S’il est parfois utile de faire œuvre de provocation (prôner le moins face à l’omniprésence du plus par exemple), la dialectique serait plutôt pour nous l’art du dialogue, de la construction de positions collectives et la remise en cause de nos propres certitudes.

Mais il ne faut pas confondre l’art du dialogue avec la dialectique au sens politique : saisir les contraires, les annihiler et les dépasser dans un même mouvement. La dialectique en ce sens, c’est chercher à discerner ce qui fait crise aujourd’hui. Elle permet a l’action politique de choisir où pousser, quoi saisir, où aller.

A Ruptures, c’est peut-être ce qui nous a à l’origine rassemblé pendant les manifestations contre le pass sanitaire : quelques chose d’important était en train de se jouer. Nous étions de celles et ceux qui avons usé de notre action politique (certes très restreinte) après avoir jugé que notre bord politique avait renoncé à user de cette fameuse dialectique et préférait suivre des « tendances de groupe » ou « élever des digues ». Nous, nous en avons usé et en usons encore pour continuer à notre échelle à agir… quitte a faire rupture !

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