La réalité derrière l’effet d’annonce
Emmanuel Macron se targue d’avoir créé plus de deux millions d’emplois depuis 2017 grâce à sa politique de l’offre, gage de prospérité économique, selon lui. Mais la réalité est bien plus mitigée et périlleuse socialement.
« Oui« Oui mais tout de même, il a créé deux millions d’emplois… » Celles et ceux qui écoutent régulièrement la matinale de France Inter ont pu entendre à plusieurs reprises ces dernières semaines la journaliste Léa Salamé rétorquer cet argument à des invités se lançant sur une critique du bilan économique d’Emmanuel Macron.
Rien de choquant jusque-là, la journaliste jouant la contradiction. Plus surprenant en revanche, ses interlocuteurs n’avaient jamais rien à lui répondre. Comme si ce chiffre de « deux millions d’emplois créés » était un totem inattaquable.
Ces deux millions d’emplois permettent ainsi à l’exécutif de justifier toutes ses réformes, que ce soient les baisses d’impôts pour les entreprises et les plus riches inscrites dans la loi de finances de 2018, la flexibilisation du marché du travail dans les ordonnances de 2017, ou encore les coupes dans le modèle social (chômage, retraite, santé) qui sont en cours.
Et peu importe si plusieurs rapports d’évaluation ont échoué à prouver l’efficacité de la politique de l’offre menée par l’exécutif, comme nous l’expliquions ici. « Nous avons libéré les énergies, les forces économiques et créé deux millions d’emplois », résumait Emmanuel Macron lors de la conférence de presse organisée à l’Élysée en janvier dernier.
En ce 1er-Mai, journée internationale des travailleurs et des travailleuses, nous avons trouvé pertinent de décortiquer le bilan de la politique de l’emploi d’Emmanuel Macron. Afin de tenter de déterminer si, derrière les grands discours, la situation actuelle était bien le fruit de ses réformes, d’une part, et si cela laissait présager de jours heureux pour l’économie française, d’autre part.
Les services en forte croissance, au contraire du public et de l’industrie
D’abord il faut le dire : il y a bien eu « plus de deux millions d’emplois créés » depuis l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron : selon les données de l’Insee à fin 2023, l’économie française comptait 1,9 million d’emplois salariés de plus qu’au deuxième trimestre 2017. À cela faut-il ajouter l’augmentation des emplois non salariés – principalement due au bond du nombre d’autoentrepreneurs –, soit 500 000 de plus à fin 2022, selon les derniers chiffres de l’Insee.
Cette hausse globale de l’emploi, certes importante, n’est pas inédite, contrairement à ce qu’a pu afficher le chef de l’État durant la dernière campagne présidentielle. En effet, lorsque Lionel Jospin était premier ministre, entre 1997 et 2002, le nombre d’emplois en France avait grimpé de 2,5 millions, toujours selon les données de l’Insee.
Dans le détail, les « nouveaux emplois Macron » se situent en premier lieu dans le secteur des services aux entreprises : cette branche a vu son nombre d’emplois croître de 15 % sous Emmanuel Macron, soit 500 000 emplois supplémentaires.
Au sein des services aux entreprises, on peut distinguer deux catégories de métiers dynamiques. D’une part, les tâches nécessitant un haut niveau de qualification (les activités de conseil, juridiques et comptables, d’architecture et d’ingénierie) qui ont connu une nette dynamique depuis la mi-2017 (270 000 emplois en plus, en hausse de 20 %). D’autre part, des emplois demandant moins de qualification, que les entreprises externalisent le plus souvent (agences d’intérim, prestataires de sécurité, de nettoyage, de services généraux) et qui ont vu leur nombre croître de près de 8 %, soit 170 000 emplois en plus.
Les emplois dans l’informatique et les services d’information ont également bondi de 28 % depuis la mi-2017, soit 160 000 emplois supplémentaires dans ce secteur. Enfin, le commerce (+ 250 000 emplois, soit une hausse de 7,2 %), la restauration (+ 150 000 emplois, soit + 15 %), et la construction (+ 210 000, soit une hausse de 12 %) qui est certes en crise depuis un an, sont les trois autres secteurs pourvoyeurs d’emplois sur la période 2017-2023.
Pour avoir un bilan complet de l’emploi sous Macron, il faut se pencher sur les non-salariés et en particulier les autoentrepreneurs, dont l’augmentation a été exponentielle.
Le bémol vient de l’emploi public et de l’industrie, dont le poids dans l’économie a diminué depuis l’arrivée aux affaires d’Emmanuel Macron. En intégrant les intérimaires, l’industrie n’a gagné que 86 000 emplois depuis la mi-2017 et ce secteur ne pèse plus que 13 % de l’emploi salarié fin 2023, contre 13,7 % il y a six ans.
L’emploi public est tout aussi morose, avec seulement 85 000 emplois supplémentaires depuis la mi-2017. Il ne pèse plus que 22 % de l’emploi salarié, contre 23,4 % avant l’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir.
Enfin, pour avoir un bilan complet de l’emploi sous Emmanuel Macron, il faut se pencher sur les non-salariés et en particulier les autoentrepreneurs, dont l’augmentation a été exponentielle : il y a près de 700 000 autoentrepreneurs économiquement actifs en plus fin 2022 par rapport à 2017, selon l’Urssaf.
Une « superaccélération qui est toutefois suspecte », reconnaît Olivier Passet, économiste au cabinet d’études économiques Xerfi, notamment parce que la plupart de ces travailleurs et travailleuses ont « des niveaux de revenus très inférieurs au revenu médian ». Les revenus extrêmement bas des micro-entrepreneurs étant soit des compléments à une activité salariée, soit révélateurs de situations de grande précarité.
Voyez plutôt : selon l’Urssaf, le revenu moyen est de seulement 1 500 euros par an pour les 60 000 livreurs économiquement actifs – ils sont trois fois plus qu’en 2017 – qui travaillent pour des plateformes internet ; de seulement 5 300 euros par an pour les métiers de la coiffure, des soins du corps et des services à la personne – des métiers extrêmement féminisés et dynamiques qui pèsent 180 000 emplois ; et atteint au maximum 12 000 euros par an dans le secteur de l’informatique.
Le fruit des réformes Macron ou du « quoi qu’il en coûte » ?
Voilà donc ce que sont les « emplois Macron ». Mais peut-on tout lui attribuer ? Pour Olivier Passet, oui, en partie. La hausse du nombre d’autoentrepreneurs, notamment, lui est imputable.
En effet, l’une des dispositions phares de la loi de finances de 2018 a doublé le plafond de chiffre d’affaires au-delà duquel le microentrepreneur doit changer de statut pour celui de l’entreprise individuelle, créant un appel d’air et une explosion du nombre de travailleurs se mettant à leur compte.
L’économiste estime, plus globalement, que la manne financière des aides publiques aux entreprises constituée d’allègements fiscaux, de cotisations sociales et de subventions directes, et à laquelle Emmanuel Macron a apporté sa pierre, a également joué.
Cette manne récemment évaluée à entre 160 et 200 milliards d’euros par an « a réduit considérablement le stress financier qui pesait sur les entreprises ». L’État est ainsi devenu « cofinanceur de l’emploi », selon Olivier Passet, alors que, dans le même temps, « les profits se sont extrêmement bien portés ». De quoi recruter massivement.
Le poids de l’État dans les bons chiffres de l’emploi est même devenu proéminent après la crise du Covid. Car avant la crise sanitaire, les chiffres de créations d’emplois sous Emmanuel Macron « n’avaient en fait rien d’exceptionnels », selon Éric Heyer, économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE). En revanche, depuis, la hausse est stupéfiante : sur les seules années 2021, 2022 et 2023, le nombre d’emplois salariés a bondi de 1,3 million d’emplois, soit 70 % des créations d’emplois sous Emmanuel Macron.
Éric Heyer a travaillé pour comprendre ces chiffres peu communs. Et il a constaté que le fameux « quoi qu’il en coûte » du gouvernement avait joué un grand rôle. Bien plus que sa politique de l’offre du début du premier quinquennat faite de baisses d’impôts et de réformes structurelles.
L’économiste cite les 150 milliards d’euros de prêts garantis par l’État (PGE) qui ont permis « de sauver des entreprises qui auraient dû faire faillite même sans la crise sanitaire, et avec elles les emplois qu’elles abritent, c’est-à-dire les entreprises et les emplois les moins productifs ». Il ajoute que d’autres « aides ont pu aussi être versées à des entreprises qui n’avaient pas particulièrement besoin de trésorerie et qui ont utilisé ce surplus pour embaucher ».
Ce seul effet serait, selon ses calculs, à l’origine de 300 000 emplois maintenus. On pense aux secteurs du commerce et de la restauration notamment, un moment au bord du gouffre, et qui s’en sortent finalement bien en termes de nombre d’emplois créés sur la période.
Ensuite, Éric Heyer cite les aides publiques à l’apprentissage dont le montant est passé de 6 milliards d’euros en 2019, à… 20 milliards en 2022, incitant de fait les entreprises de tous secteurs à embaucher massivement des apprenti·es car cela ne leur coûtait quasiment rien.
Cette politique de subventions massives pèserait pour au moins 250 000 emplois supplémentaires depuis le Covid, selon Éric Heyer. Son confrère expert du sujet Bruno Coquet estime même qu’environ 45 % des emplois salariés créés sur la période 2019-2022 seraient des contrats d’apprentissage.
À cela, il faut tout de même ajouter les créations d’emplois liées à des effets indépendants des mesures prises par le gouvernement. Par exemple, ces dernières années, « le niveau des rémunérations s’est élevé moins rapidement que l’inflation. Or, si le travail est moins coûteux pour les entreprises, cela peut expliquer qu’elles aient recruté davantage », explique Éric Heyer. Cet effet « coût du travail » pèse selon lui pour 150 000 emplois créés. L’économiste a par ailleurs décelé que la hausse de l’absentéisme juste après le Covid – un phénomène qui n’est plus d’actualité – a dû être compensée par les entreprises, ce qui aurait généré environ 80 000 emplois supplémentaires.
Une dernière tendance lourde concerne les métiers du secteur de l’informatique et des systèmes d’information qui, selon Olivier Passet, « ont connu une accélération phénoménale depuis le Covid, car toutes les entreprises ont été confrontées à une sorte d’injonction de mettre en place des instruments de vente en ligne, ou plus globalement de digitaliser leur fonctionnement pour survivre ».
Des emplois mais pas de croissance
Mais tous ces emplois créés, aussi nombreux soient-ils, n’ont pas généré la croissance espérée. Comprendre : pour produire autant qu’avant, on a besoin de beaucoup plus d’emplois. « Le secteur privé produit 2,2 % de plus qu’en 2019. Pourtant, pour produire ces 2,2 % supplémentaires, il a besoin de 6,6 % de salariés en plus », résume Éric Heyer. En somme, la productivité s’effondre. Dans une économie de marché, c’est problématique.
Ce n’est du reste pas surprenant au regard de la faible qualité des emplois créés sous Emmanuel Macron : que ce soient ceux maintenus artificiellement grâce au « quoi qu’il en coûte », ceux créés grâce aux aides publiques à l’apprentissage, ou ceux qui se sont constitués sous le statut d’autoentrepreneur et qui forment une masse ultra-précaire. Impossible dans ce cadre d’espérer une envolée de la croissance.
Olivier Passet rappelle aussi que le « secteur du digital », qui nous promettait pourtant monts et merveilles en termes de gains de productivité, n’a pas répondu aux attentes : « Il ajoute au contraire une couche de complexité supplémentaire à nos “process”, augmentant les tâches et les cahiers des charges plus que la production. » Par ailleurs, ajoute Éric Heyer, « on sait que les gains de productivité sont forts dans l’industrie, et faibles dans les services et la construction, donc mécaniquement quand on crée plus d’emplois dans ces deux derniers secteurs, la productivité baisse. »
La conséquence directe à cela sera que, sauf à être maintenues artificiellement sous perfusion d’aides publiques – ce qui n’est pas à exclure –, les entreprises vont devoir licencier dans les années qui viennent pour réajuster leurs coûts à leur production. Et les chiffres de l’emploi d’Emmanuel Macron seront bien moins reluisants.
mediapart