Derrière l’extraction des métaux

Pour développer les énergies « vertes », cela nécessite un immense coût écologique à maîtriser

« Métaux, l’inquiétante frénésie » (1/3). Des quantités croissantes de cuivre, de lithium, de nickel et de cobalt sont nécessaires à la décarbonation du système énergétique. L’impact social et environnemental des mines fait craindre que les droits des populations et la biodiversité soient sacrifiés.

Parfois, David l’emporte contre Goliath. Le 10 avril 2019, la justice a donné raison à 1 800 petits paysans et pêcheurs du nord de la Zambie, plutôt qu’à un géant minier britannique. A Londres, la Cour suprême a statué que le groupe Vedanta Resources pouvait être considéré comme responsable des dégâts environnementaux causés par la mine de cuivre de Nchanga. Pour la toute première fois, elle reconnaissait qu’une société basée au Royaume-Uni était jugeable pour les actions d’une filiale agissant hors du territoire.

Lorsque l’annonce de cette décision parvient dans la région de Chingola, la joie des villageois est immense. Chilekwa Mumba parle même d’un « sentiment d’extase ». Ce Zambien de 40 ans a consacré six ans de sa vie à faire reconnaître l’impact des pollutions provoquées par l’une des plus grandes mines de cuivre au monde.

En 2013, les premiers récits inquiétants des fermiers et des pêcheurs lui parviennent alors qu’il est installé dans la capitale, Lusaka, avec sa famille. Récoltes en chute libre, disparition des poissons, maladies… La population, pauvre et rurale, dépend de la rivière pour l’eau potable, les cultures, l’élevage. Chilekwa Mumba a grandi à Chingola, il décide de s’y rendre. « Je suis retourné là où nous avions l’habitude d’aller jouer et pêcher quand j’étais enfant, près de la rivière. Tout avait changé », raconte-t-il au Monde.

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Il alerte, fédère les communautés locales, collecte des preuves. Un cabinet d’avocats britannique s’engage à ses côtés. Le combat, difficile, dangereux parfois, tourne à l’« obsession ». Jusqu’à cette décision de justice inédite, qui a permis l’indemnisation des villageois, et a déjà inspiré d’autres populations.

Alors que l’intérêt pour les ressources de son pays ne cesse de croître, Chilekwa Mumba met aujourd’hui en garde contre le risque d’aveuglement provoqué par la transition énergétique. « On nous dit que nous devons évoluer vers une énergie verte, mais c’est l’excuse parfaite pour éclipser les dommages collatéraux des mines sur les communautés et l’environnement. Cet aspect ne suscite pas l’intérêt qu’il mérite », prévient-il.

Technologies bas carbone

Comme le cuivre, d’autres métaux sont nécessaires à la transformation du système énergétique, et donc à la lutte contre le dérèglement climatique. Mais leur extraction peut-elle se faire sans sacrifier les droits humains et la biodiversité, qui disparaît à un rythme sans précédent ?

Aujourd’hui, experts et scientifiques s’accordent sur la nécessité de déployer massivement des énergies renouvelables à même de se substituer au charbon, au pétrole et au gaz, qui représentent encore 80 % du mix énergétique mondial. Au total, la transition vers un système bas carbone doit permettre de réduire significativement l’extraction de ressources, notamment fossiles, et donc l’activité minière : selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE), le système « net zéro » (ou zéro émission nette) consommera en 2050, s’il advient, deux tiers de moins de matériaux que le système actuel.

Il n’empêche, les technologies bas carbone sont particulièrement gourmandes en métaux, dont elles vont faire augmenter la demande, et la transition aura bien des impacts en termes d’extraction. Une voiture électrique requiert six fois plus de matériaux critiques qu’un véhicule thermique, un champ éolien offshore treize fois plus qu’une centrale à gaz de taille similaire. Lithium, nickel, cobalt, manganèse et graphite pour les batteries, terres rares pour les aimants permanents utilisés dans les éoliennes et les moteurs de véhicules électriques, aluminium et cuivre pour les réseaux… « Nous consommons de plus en plus de métaux et nos technologies, notamment les technologies bas carbone, en requièrent un plus grand volume par unité installée et une plus grande variété », résument Emmanuel Hache et Benjamin Louvet dans Métaux, le nouvel or noir (Editions du Rocher, 2023).

Chiffres vertigineux

Depuis son premier rapport sur le sujet publié en 2021, l’AIE a déjà revu ses projections à la hausse. Elle estime désormais que la demande en métaux nécessaires à la transition devrait doubler d’ici à 2030 dans un scénario business as usual, et quadrupler dans une trajectoire alignée sur l’accord de Paris sur le climat. Depuis 2017, la demande en lithium a été multipliée par trois, la consommation de cobalt a bondi de 70 %, celle de nickel de 40 %. Au rythme actuel, la quantité de métaux produite d’ici à 2050 pourrait dépasser celle extraite depuis le début de l’humanité.

Ces chiffres vertigineux ont donné de la visibilité au sujet, qui demeurait il y a encore quelques années un impensé de la transition. Signe de son importance, l’AIE, née pour défendre les intérêts des pays consommateurs de pétrole il y a cinquante ans, vient de se voir confier un mandat pour travailler sur les métaux critiques. Car, au-delà des enjeux économiques et géopolitiques, l’accès aux métaux pose un défi de taille : il pourrait freiner l’atteinte de la neutralité carbone, alors qu’il y a urgence à décarboner le secteur de l’énergie.

« Il nous faudra encore des investissements dans le secteur minier, confirme Tae-Yoon Kim, expert des minéraux critiques à l’AIE. Le fossé se réduit, mais il n’y a toujours pas suffisamment de projets pour faire face à la demande en métaux et minéraux attendue dans le scénario net zéro de l’AIE à l’horizon 2030. » Les Etats doivent donc ouvrir de nouvelles mines – au moins 164 pour la production de lithium, de nickel et de cobalt, selon l’AIE –, ainsi que des installations de transformation et de raffinage des minerais. Et vite. Mais à quel prix ?

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Le 25 janvier 2019, quelques mois avant que Chilekwa Mumba l’emporte devant la justice, le barrage minier du géant du fer Vale rompt dans le sud-est du Brésil. Une marée de boue toxique engloutit des habitations, des infrastructures et de la végétation sur près de 300 km. Au moins 270 personnes sont tuées, 100 000 sont touchées. Un drame spectaculaire, mais qui n’est pas isolé : depuis les années 1960, au moins une centaine d’installations de stockage de résidus miniers ont connu une rupture majeure. Fin 2023, à Chingola, une trentaine de personnes ont été ensevelies dans une mine à ciel ouvert après qu’un tas de déchets s’est effondré.

« Déchets pour l’éternité »

La gestion des déchets est l’un des défis majeurs posés par l’extraction minière : chaque année, l’industrie en produit des milliards de tonnes. A l’étape de l’extraction, la partie inusitée des roches extraites est entreposée sous forme de collines artificielles, l’équivalent des terrils en France. Après la transformation du minerai en métal, les déchets sont stockés dans des parcs à résidus, des sortes de lacs artificiels.

« Les éléments toxiques sont souvent naturellement présents dans la roche, où ils sont en quelque sorte enfermés. Le fait de les sortir et de les mettre dans un milieu oxydant au contact de l’air ou des eaux de pluie fait qu’on va libérer des substances comme l’arsenic, le plomb ou le chrome VI, explique Judith Pigneur, cheffe de projet matériaux et sobriété pour l’association négaWatt. On pourrait se dire que ces déchets sont moins dangereux que ceux d’autres industries, mais le problème est que l’on parle de volumes atteignant la taille de montagnes et que ces déchets sont là pour l’éternité. »

Selon une étude publiée en 2023 dans Science, vingt-trois millions de personnes vivraient sur des terres touchées par des concentrations potentiellement dangereuses de déchets toxiques provenant d’activités minières. Et parfois, ces « montagnes » sont même entièrement immergées : en Norvège, une entreprise a été autorisée, en janvier, à déverser 170 millions de tonnes de déchets au fond d’un fjord.

Cartographie lacunaire

Au-delà des déchets, l’extraction minière est considérée comme l’une des activités humaines ayant le plus lourd impact sur l’environnement. Pollution de l’eau, de l’air et des sols, déforestation, pression sur les ressources en eau… A Vienne, plusieurs équipes de chercheurs travaillent à évaluer ces effets. Victor Maus, l’un d’entre eux, a passé des années à cartographier l’impact des mines à partir d’images satellites. Il est parvenu à une conclusion : les lacunes, en matière de données, sont immenses.

Il n’existe pas d’inventaire complet des dizaines de milliers de sites actifs ou à l’arrêt ni des zones d’exploration, et les données publiques sur la production, les déchets, la pollution et la consommation d’eau et d’énergie font largement défaut. Pour ajouter aux difficultés, une grande partie des mines sont illégales – plus de 80 % de l’or extrait en Colombie et au Venezuela provient par exemple de filières illicites. Résultat, sur 120 000 kilomètres carrés de zones minières identifiés dans le monde grâce aux satellites, près de la moitié n’était pas documentée dans la principale base de données existante.

Malgré ce manque de transparence, des chiffres permettent d’esquisser un tableau global. La production de métaux représente 40 % de toutes les émissions industrielles de gaz à effet de serre et 10 % de la consommation mondiale d’énergie. Plus de 11 000 espèces sont considérées comme directement menacées par les activités minières et les carrières, et une étude récente estime même que près d’un tiers des grands singes africains, soit 180 000 chimpanzés, gorilles et bonobos, pourraient être affectés par des projets. Au cours des deux dernières décennies, les volumes de métaux extraits dans les forêts tropicales humides ont doublé, tout comme la consommation d’eau du secteur en trois ans (2018-2021).

« Le dérèglement climatique et l’effondrement de la biodiversité sont les deux défis les plus importants auxquels fait face l’humanité. Il faut faire attention à ce qu’en essayant de résoudre l’un, nous n’aggravions pas l’autre », rappelle Sebastian Luckeneder, spécialiste des impacts de l’extraction à l’Institut d’économie écologique de Vienne, en Autriche.

« Diminution de la qualité des gisements »

A l’avenir, ces effets devraient être amenés à croître. En 2019, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) prévoyait que l’impact environnemental de sept métaux serait multiplié par deux – jusqu’à quatre pour certains – d’ici à 2060. « Cet impact inclut des conséquences significatives en termes d’acidification, de changement climatique, de demande énergétique cumulée, d’eutrophisation, de toxicité pour l’humain, de changements d’usage des terres, d’oxydation photochimique et d’écotoxicité aquatique et terrestre », précise le rapport.

« Ces chiffres viennent de l’OCDE, qui est pourtant très optimiste en termes d’augmentation de l’efficience, elle part du principe que les technologies de production vont nettement s’améliorer, remarque Judith Pigneur. Elle tombe sur ces ordres de grandeur à cause de deux facteurs : évidemment l’augmentation de la consommation en valeur absolue, et la diminution de la qualité des gisements. Les concentrations des minerais sont de plus en plus faibles, ce qui fait que les impacts augmentent rapidement. »

Alors que l’industrie minière est notoirement associée à de multiples violations des droits humains, la hausse de la demande en métaux pourrait également accroître les risques sociaux et ceux liés au respect des populations autochtones. « En Afrique, les opérations minières ont généralement lieu à proximité de communautés rurales qui ne connaissent pas vraiment leurs droits. Il est donc assez facile d’en profiter et de dissimuler la vérité », résume Chilekwa Mumba.

Est-il possible, alors, de concilier l’extraction de métaux et la préservation de l’environnement et des populations ? L’industrie minière doit, d’abord, améliorer ses pratiques pour réduire son impact. Dans un article publié en 2023 dans PNAS, des écologues mettent également en avant plusieurs recommandations visant à limiter les conséquences sur la biodiversité. Eviter les projets dans les zones les plus importantes en matière de conservation, telles que les forêts anciennes ou les habitats particulièrement cruciaux pour la survie d’une espèce. Prendre en compte les impacts indirects et cumulés des projets. En assurer le suivi de manière transparente. Ils appellent surtout, comme d’autres, à explorer les possibilités visant à réduire la demande en métaux, particulièrement ceux ayant les impacts environnementaux les plus lourds. Dans son dernier rapport, le Groupe international d’experts de l’ONU sur les ressources appelle aussi très clairement les pays développés à réduire de manière conséquente leur consommation, notamment de métaux.

Modes de vie

Pour cela, le développement d’une économie circulaire est l’une des principales pistes. Le chercheur japonais Takuma Watari, par exemple, estime que la prolongation de la durée de vie des produits (par la réparation et la réutilisation), le développement du covoiturage et le recyclage pourrait réduire de 60 % l’extraction de ressources nécessaires à la décarbonation du transport d’ici à 2050. Des chercheurs néerlandais ont également calculé que la demande en métaux pourrait être réduite « de manière significative » (soit − 2 100 millions de tonnes d’ici à 2050) grâce à des progrès substantiels en matière de recyclage. La marche est encore haute, les taux de recyclage actuels de nombreux métaux étant très faibles.

Des avancées sur l’efficacité et les innovations technologiques, par exemple concernant les batteries, peuvent aussi aider à faire baisser la pression. Mais de plus en plus d’acteurs appellent à interroger en profondeur les modes de production et de consommation. A prioriser les usages, et à définir de réelles politiques de sobriété, pas seulement pour la transformation du système énergétique, mais pour l’ensemble des secteurs de l’économie.

Car alors que le développement des technologies bas carbone va tirer vers le haut la demande en métaux, le fer, le cuivre, l’aluminium et les métaux précieux sont aujourd’hui responsables de l’immense majorité des impacts en matière de réchauffement, de toxicité ou de conséquences pour la santé humaine. Des matériaux utilisés actuellement dans les secteurs du bâtiment, des transports et de l’industrie, bien davantage que pour la décarbonation. L’aluminium, par exemple, est essentiellement employé dans le domaine de l’aérospatial et de la défense, quand l’or sert pour la bijouterie ou la finance – seuls 10 % servent à des usages industriels. Pourtant, produire 1 000 tonnes à 2 000 tonnes d’or par an nécessite d’extraire 1,5 milliard de tonnes de minerai, en raison de sa faible concentration.

« Les mines sont souvent évoquées comme le secret honteux de la transition sans mentionner que ce même secret honteux existe dans le système actuel basé sur les combustibles fossiles », insiste Joey Nijnens, spécialiste de l’énergie et de l’économie circulaire au sein du cabinet Deloitte et auteur d’une étude récente sur le sujet.

Le défi dépasse donc de loin celui de la transition énergétique. « Nous sommes face à un problème lié à nos modes de vie et de production et qui est apparu avec la révolution industrielle, estime Judith Pigneur. Cela soulève des questions délicates, similaires à celles que pose le changement climatique, c’est-à-dire des questions d’équité et de justice sociale. » Comment s’assurer que ne sont pas extraites davantage de ressources que ce qui est compatible avec la préservation de la biodiversité ? Comment allouer ces ressources et s’assurer que les pays les moins riches aient aussi accès à un certain niveau d’infrastructures et de développement ?

Pour l’AIE, qui a mis des décennies à s’intéresser aux conséquences pour le climat des combustibles fossiles, mettre en place des chaînes d’approvisionnement en métaux « durables et responsables » est aujourd’hui une priorité. « D’abord, parce que c’est la bonne chose à faire, souligne Amrita Dasgupta, analyste énergie et minéraux à l’AIE. Mais aussi parce que cela peut garantir la sécurité d’approvisionnement en métaux et le rythme de la transition. »

https://www.lemonde.fr/planete/article/2024/05/09/extraire-des-metaux-sans-detruire-la-plan
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Retrouvez les épisodes de la série « Métaux, l’inquiétante frénésie »

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