Radio Plus interroge sur la Kanaky

https://www.radioplus.fr ; 104,3 FM

Intervention de 12 minutes dans l’émission « l’air du temps » préparée et dirigée par Martine DUTAILLY ; lundi 27 mai vers 9 h 40.

Depuis des mois, la situation est tendue en Nouvelle-Calédonie et elle vient d’exploser ce lundi 13 Mai faisant cinq morts et des dizaines de blessés .. Le Gouvernement a mis en place l’état d’urgence et se dessine à l’horizon le spectre d’une quasi-guerre civile …. Pas toujours facile de tout comprendre car les raisons de cet embrasement sont complexes … Vous avez un avis quelque peu tranché sur la question …. La déclaration de Mathieu KASSOVITZ, acteur et réalisateur du film « L’Ordre et la morale » en Nouvelle-Calédonie nous a quelque peu interpellés en dénonçant un manque de respect envers la civilisation Kanak …

Alors, tout d’abord, pour comprendre, il faut savoir que la Nouvelle-Calédonie est peuplée par des KANAK, des Européens et quelques autres personnes issues de différentes vagues d’immigration … Je vous laisse détailler

Il y a effectivement deux grandes catégories : tout d’abord les Kanak qui représentent environ 40 % de la population du territoire colonial. Ce sont les descendants des premiers habitants de l’archipel.

Ensuite les Européens – environ 25 % – correspondant à deux catégories : d’une part, les caldoches, descendants des colons blancs arrivés depuis le 19ème siècle ; d’autre part, les « métros » ou les « zoreills » qui sont arrivés récemment depuis la France métropolitaine.

Le reste est composé essentiellement de métis.

Pour comprendre la situation, il y a une très grandes inégalité économique entre les deux grandes catégories. Quelques éléments d’explication : les métropolitains arrivés récemment prennent l’emploi des Kanak ; ensuite 46 % des Kanak n’ont pour seul diplôme que le brevet des collèges contre 11 % des Européens. Par ailleurs, la réduction des inégalités stagne depuis 2009.

Et au fil des années, on ne peut que constater, des tensions communautaires de plus en plus fortes et pour cause

Il faut rappeler quelques faits assez récents, en remontant seulement à la première élection de F. Mitterrand. Il y a eu l’assassinat d’É. Machoro, partisan de l’indépendance de la Kanaky et membre du FLNKS ; tué par balles par le GIGN en 1985.

Lorsque J. Chirac était premier ministre, des indépendantistes ont attaqué, fin avril 1988, une gendarmerie et pris 26 gendarmes en otage. J. Chirac ordonnera la reprise de la grotte d’Ouvéa, ce qui a occasionné un bain de sang.

Grâce notamment à JM. Tjibaou (Kanak) et J. Lafleur (Caldoche), et sous l’agide de M. Rocard, les accords de Matignon en 1988 ont permis une accalmie et ouvert la voie à un processus de décolonisation, qui prévoyait le transfert progressif des compétences que l’État français s’était arrogées, pour aller vers « la pleine émancipation ». Cela a été confirmé en 1998 par l’accord de Nouméa, sous la responsabilité de L. Jospin.

Depuis ces accords de Matignon-Nouméa, l’application a été difficile et sans cesse menacée tant par les gouvernements français que par les colons sur place. Depuis l’accession au pouvoir d’E. Macron, la France a mené un travail de sabotage radical de ce processus, dont la loi sur le dégel du corps électoral n’est que le dernier épisode.

Sur le terrain de cet archipel, il y a bien évidemment, ces nombreuses ethnicités, ces différentes communautés mais aussi, bien évidemment différents mouvements politiques

Les colons se sont depuis un bon moment organisés et ont créé à certains endroits des milices, avec permis de tuer, sans conséquence pénale. Elles font penser à l’OAS en Algérie. Ces attaques de milices armées dites loyalistes sont souvent de mèche avec les forces de l’ordre.

Du coté Kanak, il y a toujours le FLNKS qui revendique l’indépendance de ce territoire colonial. De ce FLNKS, est apparue, fin 2023, une branche qui se nomme CCAT (Cellule de Coordination des Actions de Terrain) qui est à l’origine des dernières manifestations importantes sur l’archipel. En avril, la CCAT a revendiqué avoir rassemblé jusqu’à 60 000 personnes (près d’un quart de la population calédonienne) place de la Paix à Nouméa pour un sit-in afin de dénoncer l’ouverture voulue par le gouvernement du corps électoral lors des prochaines élections provinciales.

En suivant l’actualité, on a compris que c’est le « dégel du corps électoral » qui a mis le feu aux poudres … ça mérite quelques explications

Au cœur de la réforme, figure l’élargissement du corps électoral propre au scrutin provincial de Nouvelle-Calédonie à tous les citoyens résidant sur place depuis dix ans. Malgré les dix jours de mobilisations pacifiques (les « Dix jours pour Kanaky » ) organisés par le mouvement indépendantiste sous le leadership de la CCAT et l’adoption, le 13 mai, par la majorité du Congrès de la Nouvelle-Calédonie, de la résolution demandant le retrait du projet de loi sur la modification du corps électoral provincial, le passage en force du Parlement français le 14 et 15 mai dernier a mis le feu aux poudres. Ce vote a été avalisé par des politiques qui, pour la plupart, ignorent l’histoire et le contexte historique et politique du pays, ainsi que l’impact de leurs décisions pour la population de Kanaky.

Le corps électoral gelé est un acquis fondamental pour le peuple kanak, obtenu au prix de vies kanak et françaises et formalisé dans l’Accord de Nouméa.

C’est sans doute la petite goutte qui a fait déborder le vase … car quant à vous, vous dénoncez une … je vous cite … « Une Violence coloniale » … Pourquoi ?

On a déjà, dans l’histoire de notre pays, été confronté à ce genre de problème. On installe des métropolitains, on prend la place des habitants du territoire, puis on les soumet à un mépris culturel, économique et politique. Ensuite, on s’étonne de cette violence qui surgit à un moment donné.

Le gouvernement français – notammment actuel – a failli dans sa responsabilité face à la Kanaky et, au lieu de continuer le processus de décolonisation sur lequel il s’était engagé depuis deux décennies, il s’est borné à son agenda politique jusqu’au-boutiste en faisant passer le troisième referendum d’autodétermination par la force en 2021.

Trop souvent, la France n’a pas su accorder l’indépendance à ses colonies de façon pacifique. La guerre d’Indochine ( 1946-1954) et la guerre d’Algérie ( 1954 – 1962) en témoignent. Fin XVIIIè, début XIXè, il y eut aussi le drame de Haïti.

On en est là. Avec cette politique colonial et dans ces conditions, le dialogue pourra-t-il reprendre ?

Tout à l’heure, vous nous avez cité la cellule de coordination des actions de terrain qui, à priori se veut pacifiste et vous dénoncez cette volonté de la part de notre Gouvernement, de la criminaliser en la qualifiant de « mafieuse » « pilleuse » et « meurtrière »

Le gouvernement actuel attise le feu par ses paroles qui ont notamment pour objectif de criminaliser la CCAT, qualifiée par G. Darmanin de « groupe mafieux ». Le haut-commissaire de la République y va aussi de son analyse hargneuse : « La CCAT est une organisation de voyous qui se livre à des actes de violences caractérisées avec la volonté de tuer … ». Les médias français ne sont pas en reste. Cela participe à une stratégie volontaire visant à isoler une partie du mouvement indépendantiste et préparant les esprits à son élimination politique ou même physique. L’histoire se répète !

On vous sent très remonté contre notre Président ….

Dés 2018, E. Macron a donné le la : « la France serait moins belle sans la Nouvelle-Calédonie ». Il avait présenté lors de cette même visite sa stratégie d’axe Indopacifique qui nécessite la pérennisation de l’occupation et de la colonisation française dans la région. La non-neutralité́ de lÉtat dans ce processus sest à̀ nouveau manifestée lors de la nomination de S. Backès, cheffe de file des Loyalistes, comme secrétaire dÉtat chargée de la Citoyenneté, puis plus récemment celle de N. Metzdorf, député anti-indépendantiste, comme rapporteur du projet de réforme constitutionnelle du corps électoral provincial.

Il a voulu aller sur place, après les évènements-choc. Il n’a pas envisagé de remettre en cause la racine coloniale du problème. Après avoir tout cassé, il a retourné le problème et demandé aux indépendantistes de ramener le calme dans un délai de quelques semaines pour que l’on puisse reprendre le dialogue. Dernièrement, il propose un référendum … puis fait marche arrière !

Pour comprendre la situation, il faut rappeler ce qui s’est passé en juin 2023 après les révoltes urbaines suite à la mort de Nahel Marzouk à Nanterre. Comme l’été dernier, l’exécutif tente d’installer dans le débat public le récit d’une flambée de violences irrationnelle, dont la principale caractéristique serait de menacer la tranquillité, sinon l’intégrité du pays. C’est ce que dit G. Darmanin en ce moment, c’est ce que disait E. Borne l’an dernier. Le gouvernement s’est distingué, maintenant comme en 2023, par l’utilisation rapide et massive des leviers répressifs à sa disposition pour dissuader une éventuelle contagion du mouvement. Le ministre de la justice, É. Dupond-Moretti, demande « une réponse pénale ferme, rapide et systématique » ; exactement les mots utilisés le 30 juin 2023.

Ce qui se passe ressemble, toutes proportions gardées, à ce qui se passe en Palestine. Mais ce serait trop loin à expliquer. Passons !

En tout cas, en Kanaky, ce n’est pas un fait divers ponctué par la violence. C’est l’expression d’une exigence non entendue par le gouvernement français et qui réclame une réponse politique.

Le colonialisme n’est pas forcément une bonne chose … Et certains pourraient penser qu’il faudrait peut-être leur rendre leur indépendance mais dans ce cas, n’y a -t-il pas le risque que d’autres prennent la place comme les Chinois, les Américains ou les Russes par exemple …Il ne faut quand même pas perdre de vue que La Nouvelle Calédonie recèle entre 20 et 30% des réserves mondiales de Nickel, ressource très précieuse et sans doute très convoitée

C’est vrai mais c’est tout le problème de notre époque. On raisonne souvent en terme économique et non pas sur le plan humain.

On a déjà eu ce problème quand on était en Algérie, pays riche en pétrole.

La Kanaky est toujours une colonie française, c’est d’abord une réalité matérielle et une continuité historique : occupation militaire, volonté politique d’installation de colons, spoliation des terres, racisme, massacres et violences diverses ont jalonné ces 171 années d’occupation. L’inscription du pays sur la liste des territoires à décoloniser de l’ONU depuis 1986 vient rappeler cette évidence.

L’importance des ressources maritimes ( pêche, aquaculture, minerais…) peut expliquer cet attachement de la Métropole pour sa colonie…

Ce territoire est surtout intéressant pour sa richesse en nickel utilisé dans la fabrication de l’acier inoxydable et des batteries de voitures électriques. Le prix de ce métal est très volatil. Mais le prix du nickel peut remonter. L’exploitation de ce métal explique en grande partie la situation actuelle, situation que l’on retrouve, de façon dramatique, dans certains pays d’Afrique (par exemple au Congo). C’est la triste réalité qui correspond à l’impérialisme mondial –USA, Chine, Russie ; elle ne peut être combattue que par l’opposition politique des habitants de ce pays. Vaste programme.

Et bien voilà, c’est dit ….. On vous a entendu et on vous remercie pour cet avis éclairé …. Si vous permettez, je voudrais terminer avec une pensée émue pour ces deux gendarmes envoyés en mission et qui ont été tués, en marge de ces émeutes… Comme a pu le dire le Haut-commissaire Lefranc : « Toute cause mérite d’être défendue politiquement mais elle ne mérite pas de l’être en engageant des actions mortelles contre les gendarmes, contre les habitants sur les agglomérations de Nouméa » … Cela émeut beaucoup les gens et les politiques le savent … Alors, il est peut-être bon de rappeler que faire appel à l’émotionnel est une technique classique pour court-circuiter l’analyse rationnelle et donc le sens critique des individus …

Merci et sans doute à bientôt.