Du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » en 2024

Kanaky, Mayotte, Ukraine, Crimée, Donbass, Palestine, Israël, Taïwan, …

Ce droit des peuples à disposer d’eux-mêmes se décline de façons très différentes en cette année 2024. Ainsi dans l’interview qu’il a donné à Pauline Theveniaud du Parisien dans l’avion de retour de Nouméa et publié le dimanche 26 mai, Emmanuel Macron croit piéger la gauche sur cette question.

« Certaines forces politiques à gauche trouvent des discours odieux dans l’hexagone, mais les trouvent légitimes quand ils viennent de Nouméa. Si on disait à Paris on va limiter le corps électoral sinon on va être remplacé ça ne semblerait pas bizarre ? » demande t-il. Outre que c’est effectivement ce qui est fait puisque le corps électoral n’est pas étendu aux immigrés étrangers, sa remarque prétend mettre en porte à faux  « le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », et un autre principe démocratique «un humain  = un vote », que la gauche porte à juste raison.

La Charte des Nations Unies de 1945 inclut parmi « les buts des Nations Unies », celui de « développer entre les nations des relations amicales fondées sur le respect du principe de l’égalité de droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes » (article 1, alinéa 2).

Le mouvement communiste en défendait l’idée bien avant. Ainsi dans un texte déjà intitulé « Du droit des nations à disposer d’elles-mêmes » en 1916 Lénine écrivait : « Dans tout nationalisme bourgeois d’une nation opprimée il existe un contenu démocratique général dirigé contre l’oppression ; et c’est ce contenu que nous appuyons sans restrictions». C’est la raison pour laquelle Poutine dans son discours du 22 Février 2022 s’en prend longuement à Lénine pour tenter de justifier son agression: « L’Ukraine peut être appelée à juste titre « Ukraine de Vladimir Lénine ». Il en est l’auteur et l’architecte ». Là-dessus Poutine a également tort puisque Lénine s’est contenté de constater le fait national ukrainien déjà existant.

Pays impérialiste ou pays opprimé ?

Le diable étant dans le détail comment s’applique en 2024 dans des situations concrètes  ce « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » ? Ce que ne comprend pas Emmanuel Macron c’est que la pierre de touche d’une position de gauche c’est la prise en compte de ce qu’est l’impérialisme à l’échelle historique, et d’autant plus lorsqu’il s’agit d’un fait purement colonial ! Ce qui implique de distinguer radicalement si on a à faire à un pays impérialiste ou à un pays colonisé. Car les puissances impérialistes  tentent aussi d’utiliser le droit des nations à disposer d’elles-mêmes pour assoir leur pouvoir en morcelant et en divisant les pays colonisés.

L’Ukraine, le Donbass et la Crimée

Ainsi en ce qui concerne l’Ukraine la gauche (y compris Lénine !), soutient  la résistance de l’Ukraine contre l’invasion et les  tentatives de colonisation grand russe. Voir La gauche devrait soutenir la résistance ukrainienne. La gauche ne soutient pas les tentatives d’affaiblir l’Ukraine en organisant une sécession du Donbass ou de la Crimée. C’est ce qu’a tenté l’impérialisme grand russe en particulier en  entretenant la confusion entre  russophone et partisan du rattachement à la Russie. Or le Donbass et la Crimée, ont voté en décembre 1991, alors qu’ils étaient encore en URSS,  lors d’élections libres, leur attachement à une Ukraine indépendante (respectivement à 86% et à 56%). Volodymyr Zelenski, candidat vainqueur contre le candidat pro occidental Porochenko lors des élections de 2019, et lui-même russophone, est l’expression que les russophones ukrainiens aussi ont choisi l’indépendance. Depuis, la mobilisation contre l’invasion  n’a fait que cristalliser le sentiment national ukrainien et a renforcé le droit de l’Ukraine au respect de ses frontières. Il est même étonnant de constater que Poutine a été incapable de susciter des collabos localement ! Aucun Pétain en vue. 

Chine, Hong kong, Taïwan, Thibet, Ouighours

La Chine a été dans le passé dépecée par les différentes puissances impérialistes. Les portugais occupent Macao au 16ème siècle, la Grande Bretagne Hong Kong en 1842, les russes Vladivostok   en 1858, les américains avec l’armée de leur supplétif Chiang Kaï-shek,  Taiwan en 1949. Le Xinjiang, le territoire des ouigours était déjà chinois 2 siècles avant JC. Le Thibet lui était chinois bien avant que la Bretagne ne soit française. Avant les manœuvres américaines pour diviser la Chine, tous, à Taïwan comme dans la communauté internationale, considéraient Taïwan comme faisant partie de la Chine, uniquement momentanément séparée par l’histoire. La gauche ne peut pas considérer comme légitime de s’appuyer sur le principe « du droit des nations à disposer d’elles-mêmes » pour continuer de dépecer la Chine, pays soumis à l’encerclement des pays impérialistes. Cela ne signifie pas que, dégagé des manœuvres impérialistes, de nombreux peuples ne gardent pas le droit dans le futur d’appliquer ce droit.

France, Kanaky, Mayotte, Biafra   

La France a conservé des traces de son empire colonial. En nouvelle Calédonie la population canaque d’origine est submergée par les caldoches et les colons venus de métropole. Comme le principe d’autodétermination des peuples, le droit de vote démocratique, « un humain = un vote » peut être détourné de son sens en établissant un périmètre électoral artificiel. On le voit dans le découpage des circonscriptions, le « charcutage électoral » en France. Aux États-Unis grâce au découpage réalisé dans les états républicains, le « gerrymandering », il faut au parti démocrate 55% des voix pour gagner les élections. Dans la colonie française des Comores, le référendum de 1974 avait donné un résultat favorable à l’indépendance globalement et dans chacune des 3 iles. Dans la 4ème île, Mayotte, le vote pour l’indépendance ne recueille que  37%. Au lieu de prendre en compte le résultat global, la France sépare Mayotte du reste de l’archipel, ce qui l’oblige lors d’un nouveau référendum organisé dans la seule ile de Mayotte en 1976 à utiliser son droit de veto à l’ONU, pour contrer l’avis favorable à l’unité des Comores de l’ensemble des nations unies et conserver ainsi Mayotte. Un processus du même type se joue en Nouvelle Calédonie en dénaturant le vote démocratique en l’élargissant aux colons. Par contre lorsque les populations autochtones sont majoritaires, la règle des colonisateurs change. Ainsi dans les départements français  d’Algérie jusqu’en 1958 il fallait 8 votes d’algériens pour égaler le vote d’un colon.

La France est coutumière de l’utilisation à son profit du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ». Ainsi de 1967 à 1970, prétextant la défense de l’ethnie Igbo, la France a soutenu la sécession meurtrière du Biafra au Nigéria. Comme par hasard cette sécession  recouvrait  les régions les plus riches en pétrole.

Il n’y a pas de contradiction à prôner le droit de vote pour les immigrés dans les pays occidentaux sur la base d’ « un humain = un vote » et de contester les découpage électoraux menés par la puissance impérialiste dominante dans la nation dominée. C’est un peu la même idée que la discrimination positive :  dans des situations de rapports inégaux, de domination de pays, de classe, de genre, d’ethnie etc. il faut contrebalancer l’inégalité de fait pour rétablir l’équilibre. C’est ce qui sous tend l’idée communiste que la démocratie à mettre en place nécessite « la dictature du prolétariat », comme les démocraties occidentales actuelles sont des « dictatures de la bourgeoisie ».     

Palestine et la colonisation occidentale israélienne.

Passons sur la justification selon laquelle les juifs européens auraient des droits sur cette terre arabe parce que des co religionnaires y étaient présents dans le passé. Avec cette règle on donne raison à Poutine d’envahir tous les pays dominés auparavant par l’impérialisme grand russe. La Grèce pourrait réclamer les cotes turques… et Marseille. La France, la Louisiane et le Vietnam. Le chaos serait ainsi assuré comme le montre effectivement aujourd’hui l’existence de l’état d’Israël.

En 1948, à la suite des attentats terroristes juifs de la Haganah et de l’Irgoun, la Grande Bretagne cède sa colonie de Palestine en pays arabe aux juifs européens. Israël est créé par un vote de 33 pays contre 13 essentiellement les pays arabes à l’ONU. Ce qu’a fait une Assemblée Générale  de l’ONU, une autre pourrait le défaire… La grande majorité des habitants en 1948 sont terrorisés et expulsés, c’est la Nakba. Dans la douleur commence à émerger le droit du peuple palestinien à disposer de lui-même, reconnu aujourd’hui par 146 pays dans le monde, depuis la reconnaissance par la Norvège, l’Irlande et l’Espagne, mais toujours pas par la France.

Il est clair que c’est au peuple palestinien, les 15 millions dispersés entre la Cisjordanie, Gaza, Israël, diaspora, colonisé successivement par l’empire ottoman, la grande Bretagne et Israël de décider de son sort. Suite à la colonisation, il y a aujourd’hui 7 millions de juifs en Palestine qui constituent le peuple israélien. C’ est un fait d’importance qui oblige à considérer la solution à deux états si le peuple de Palestine le veut. Cependant les crimes de Netanyahou (et bien avant le 7 octobre !) ont éloigné cette option. Ce n’est qu’une option, et pas la seule: l’Afrique du Sud tente d’intégrer les colons dans un état multinational. En Algérie par contre les pieds noirs sont revenus en France, or ils avaient une implantation bien plus ancrée que les juifs en Israël : En 1860 la minorité juive en Palestine est de 13000 personnes (4% de la population) quand les colons français en Algérie étaient déjà 300 000… et finalement pourtant ils sont partis. La résolution du fait colonial ne débouche pas forcément sur deux états. Voir Droit au retour aussi pour les israéliens.

En Ukraine comme en Kanaky, en Palestine comme à Mayotte les principes démocratiques que les communistes défendent, « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », « un humain = une voix », etc… doivent être appliqués en tenant compte du fait majeur que des pays ont été opprimés par d’autres, et entre autre par la France. Si Mr Macron voit une contradiction dans les positions de gauche c’est qu’il est lui-même prisonnier de sa vision néo coloniale.

Jacques Lancier sur son blog à mediapart