Ces filles qui ne veulent plus vivre dans un monde qui blesse

Que disent-elles de notre monde ?

Il y a urgence à s’interroger sur l’augmentation sans précédent des idées et des passages à l’acte suicidaires chez les jeunes et notamment les jeunes filles. J’aurais pu choisir un autre titre, l’épidémie silencieuse par exemple ou le grand déni. Le problème avec cette dernière proposition, c’est qu’elle convoque immédiatement d’autres problématiques, l’inceste, les violences faites aux enfants, le racisme systémique…

Nous nous mouvons dans une époque où la folie communicationnelle, l’inflammation informationnelle, le brouhaha des punchline nous laissent plus nus que jamais devant ce que les tonnes de mots déversés quotidiennement cachent. Quand tout crie, on n’entend plus rien. Et certainement pas la grande émeute qui avance à bas bruit en se ravageant elle-même.

On ne dénombre pas JT après JT le nombre d’hospitalisée·es, de mort·es, de mort·es-vivant·s serré·s dans leur camisole chimique à qui on répète, ça va aller, ça va aller en se tenant à la rampe pour pas glisser avec elles et eux. De temps en temps un article dans la presse, une rubrique de journal télé, des chiffres qui s’étalent, se prononcent, secs, avant de disparaître comme les feuilles sous un nouvel hiver.

  • Parmi les jeunes de 17 ans, 9,5 % étaient concernés par des symptômes anxio-dépressifs sévères en 2022 contre 4,5 % en 2017 et 18 % ont eu des pensées suicidaires dans l’année contre 11 % en 2017[1]

Il est remarquable que cette dégringolade de la santé mentale de jeunes touche particulièrement les filles, et des filles toujours plus jeunes, en tout cas dans ses manifestations les plus évidentes :

  • Concernant les taux d’hospitalisation en MCO, comparé à la période 2010-2019, leur moyenne en 2021-2022 progresse ainsi de +71 % chez les filles de 10-14 ans, +44 % pour les 15-19 ans et +21 % chez les 20-24 ans. La progression observée des taux d’hospitalisation en psychiatrie est encore plus importante : +246 % pour les 10-14 ans, +163 % pour les 15-19 ans et +106 % pour les 20-24 ans. En psychiatrie, le taux d’hospitalisations pour geste auto-infligé de la patientèle féminine âgée de 10 à 19 ans double entre 2012 et 2020 puis double de nouveau entre 2020 et 2022[2].

« On » avance des causes multifactorielles depuis le covid et les périodes de confinement. Il ne m’appartient pas ici de mener cette analyse qui doit être creusée par des sociologues, des professionnel·le·s de santé… mais je me risque à une hypothèse. A quel titre me direz-vous ? Sans titre aucun, si ce n’est celui, partial et partiel de l’expérience. Expérience professionnelle d’abord, j’ai passé plus de vingt ans à enseigner dans des collèges, dont 9 années en zone dite « sensible », j’en ai rencontré de ces ados au regard crâne ou rêveur, le plus souvent les deux et le moins que je puisse dire c’est que j’en ai vus des « sensibles ». Je pourrais écrire un livre de tous les cabossages rencontrés en chemin mais je ne souhaite pas monnayer un chagrin qui n’est pas le mien. Alors, je n’irai pas dans les détails, Deux histoires seulement.

– Marseille, année 2002, quartiers Nord entre les Cèdres et les Oliviers, depuis, on ne compte plus les morts par « règlements de compte »[3]. Nous travaillons Antigone avec une classe de 3ème, Lamia est une Antigone incroyable, elle qui disait ne pas aimer lire s’exclame les larmes aux yeux « Comprendre. Toujours comprendre. Moi je ne veux pas comprendre, je comprendrai quand je serai vieille (…) si je deviens vieille ». Puis je demande aux jeunes qui sont devant moi de penser à leur tour à quelque chose qui les révolte et contre lequel ils et elles voudraient se battre. Je les crois plein de fougue et de colère. Mais ce qui gagne à cet instant-là et qui fait déjà son travail de sape du rêve, c’est la résignation. Se révolter, lutter ? Pourquoi faire M’dame ? Tout le monde s’en fout de nous et il n’y a rien à attendre.

– Saint-Brieuc, 2019. La fin d’année approche, on s’apprête à faire des avions de papier avec les cours. Avant, je propose à ma classe de Quatrième que des volontaires préparent et assurent un cours sur un sujet qui leur tient à cœur, ils et elles s’engagent à faire des recherches, à s’interroger sur comment transmettre aux autres. Le jour J, six cours sont proposés par des groupes d’élèves, tous les sujets choisis me paraissent d’abord des champs de lutte à investir, je découvre que pour elles et eux, ce sont des objets d’inquiétude. La destruction de la planète, le racisme, les violences faites aux femmes et aux minorités de genre, la maltraitance animale… Oui M’dame ça nous révolte tout ça ! Lutter ? Pourquoi faire ? C’est trop tard.

Pas encore de Covid à l’horizon, mais deux fois l’horizon bouché. On est beaucoup trop graves aujourd’hui quand on a quatorze ans.

Elle aussi a quatorze ans ma fille. Jusqu’à douze ans, malgré les bobos de la vie, le petit chat qui meurt, les parents qui se séparent, elle est solaire. La vie même, comme le dit son prénom et petit à petit, au lieu du chemin qui s’ouvre sous ses pas c’est le gouffre. La peau qu’on taillade pour avoir moins mal, l’angoisse qui enfante des monstres qu’il faut tuer, alors c’est elle qu’elle essaie de tuer. Deux fois, trois fois et les nuits à jamais qu’il faudra se trimballer le jour, et les cachets et les pipettes, 5 mg puis 10 et on continue. On a de la chance encore, on a les moyens d’assurer des suivis en libéral entre les hospitalisations. Quand après une crise suicidaire spectaculaire, on passe seulement 7 heures aux urgences avant d’avoir oh Graal un lit en pédiatrie ! on a de la chance. Le lendemain, le lit doit être rendu parce que le service est décidément trop saturé vous comprenez Madame, elle pourra se cogner le crâne contre vos murs à vous, ça tombe bien, c’est ceux qu’elle connaît le mieux depuis presque 2 ans. 2 ans sans structure adaptée, parce que l’unité psychiatrique pour ados qui l’a accueillie 2 fois pour 15 jours ressemble plus à un centre de réadaptation qu’à un lieu de soins. Et pourtant les soignant·e·s qui s’y démènent y mettent du leur mais avec 12 places et l’urgence comme unique horizon…

On pourrait me dire et alors c’est votre problème, n’en faites pas toute une histoire ! C’est vrai qu’on l’a dite et redite notre histoire, les familles, les habitudes, disséquées, scrutées, les anamnèses et les jugements discrets. Bien sûr les névroses, les traumas et tout le reste… mais quand même des chiffres pareils ! on ne peut plus nous renvoyer aux individualités de nos vies, comme on disait aux femmes dénonçant les violences que ça relevait de la sphère privée. On ne peut plus nous enclore dans la honte de la maladie mentale.

Qu’est-ce qu’elles ont donc à dire ces cohortes de jeunes femmes aux cernes mauves et aux pyjamas bleus[4] qui hantent les couloirs des hôpitaux avant d’être recrachées au matin gris par manque de places ? Qu’elles ne veulent pas vivre ? Je n’en crois pas un mot. Je la connais si bien cette jeune fille qui s’enroule dans un drapeau arc-en-ciel avant de rejoindre la Marche des fiertés, braille devant un meeting de Zemmour en s’étonnant de voir des gosses de son âge pris dans les mirages de la haine, se fait végétarienne parce qu’elle ne veut plus manger d’êtres sensibles. Je la connais cette autre qui trime dès ses seize ans pour un salaire de misère, rêve d’une vie douce et se sent déjà éreintée, cette autre encore qui s’est écorchée aux frontières pour continuer à morfler de l’autre côté du rêve[5]. Elles tremblent d’angoisse devant leurs forces dilapidées.

Pourquoi cette surreprésentation des filles dans cet écroulement ? Une des raisons ne serait-elle pas que la construction sociale du féminin place la question de l’autre au centre des préoccupations quand le genre masculin hégémonique s’est constitué sur la performance et la domination ?

Au-delà des hypothèses, il nous faut entendre leurs cris contre un système mortifère, sa logique comptable et ses inégalités croissantes qui ravage le vivant et les consciences, rend les intelligences artificielles et les cœurs secs, ferme des lits et clôture des vies. Il nous faut entendre leur exigence d’espoir. Vite.

Marion Millo ; abonnée de Mediapart

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Notes

[1]  Enquête Escapad, 2017 et 2022, OFDT.

[2] Hospitalisations pour gestes auto-infligés : une progression inédite chez les adolescentes et les jeunes femmes en 2021 et 2022, Enquête de la DREES, 16/05/2024

[3] Sujet d’une tribune que j’ai publiée en 2013 https://www.lemonde.fr/idees/article/2013/04/25/hichem-minot-assassine-que-je-n-ai-pas-oublie_3166886_3232.html

[4] Le pyjama bleu est la tenue de rigueur dans certains services de pédiatrie pour repérer plus vite les jeunes à tendance suicidaire

[5]La souffrance sociale est fortement corrélée aux troubles de santé mentale contrairement au cliché qui voudrait que ça touche moins ceux « qui ont autre chose à penser » https://fr.in-mind.org/fr/article/inegalites-sociales-de-sante-mentale-lapport-de-la-psychologie-sociale