Marcus Thuram monte au front

Kylian Mbappé le soutient

L’attaquant de l’équipe de France de football a brisé le silence du monde sportif en appelant à barrer la route au RN. Auprès de Mediapart, le chef de mission de la délégation française aux Jeux paralympiques de Paris 2024, Michaël Jeremiasz, invite à le soutenir. Le capitaine des Bleus, Kylian Mbappé, lui a emboîté le pas, affirmant dimanche soir « partager les mêmes valeurs que Marcus ».

Où sont les athlètes de haut niveau ? La mobilisation croissante de larges pans de la sociétés – les syndicats, les mouvements féministes, les acteurs culturels – tranche avec le long silence des représentant·es du mouvement sportif depuis la victoire du Rassemblement national (RN) aux élections européennes, suivie de la dissolution de l’Assemblée nationale.

Jamais l’extrême droite n’a été si proche d’accéder au pouvoir depuis la Seconde Guerre mondiale. Avec le risque avéré que le gouvernement soit dirigé par Jordan Bardella à l’heure d’accueillir ses homologues du monde entier pour les Jeux olympiques et paralympiques de Paris, longtemps présentés comme les Jeux les plus « inclusifs » de l’histoire. Tout un symbole.

Pourtant, cette perspective n’a suscité pendant une semaine que bien peu de réactions publiques de représentant·es de fédérations ou de sportives et sportifs de haut niveau, malgré la notoriété et l’influence dont ils et elles disposent, notamment sur la jeunesse. Une voix a fini par percuter cette apathie générale, samedi 15 juin. Il s’agit de celle de Marcus Thuram, attaquant de l’équipe de France, qui entame l’Euro contre l’Autriche ce lundi 17 juin.

En conférence de presse, le joueur de l’Inter de Milan, 26 ans, a fait part de sa consternation face au contexte politique. « La situation est triste et très grave, a-t-il assumé dès la première question. J’ai appris ça après le match contre le Canada [dimanche dernier]. On était tous choqués dans le vestiaire. C’est la triste réalité de notre société aujourd’hui. »

Marcus Thuram en a profité pour dénoncer les « messages [qui] sont véhiculés à la télévision tous les jours pour aider ce parti à passer ». « Je ne vais pas citer d’émission en particulier, mais quand j’allume la TV, c’est fait pour que cette montée du RN arrive. Il faut aller voter. En tant que citoyen, il faut se battre pour que le RN ne passe pas. »

L’attaquant a insisté sur le fait qu’au sein de l’équipe de France, il n’a « aucun doute » sur le fait que « tout le monde partage [sa] vision sur les choses ». Alors pour quelle raison est-il à ce jour le seul à monter au front ? L’intéressé explique avoir été « sensibilisé sur ce sujet » par son père, le défenseur Lilian Thuram, une des stars de l’équipe championne du monde 1998, qui s’est lui aussi régulièrement retrouvé bien seul à l’heure de porter des combats contre le racisme et l’extrême droite. À croire que chaque génération du foot français a besoin d’un Thuram.

Tu peux sauver la France avec un post Instagram, un seul ! L’humoriste Hakim Jemili s’adressant à Kylian Mbappé

Cette situation est d’autant plus paradoxale que les convictions contre les discriminations d’autres joueurs de l’actuelle équipe de France sont parfaitement identifiées. La mort de Nahel lors d’un contrôle de police à Nanterre en juin 2023 avait suscité de vives réactions de plusieurs cadres de la sélection : du gardien Mike Maignan au défenseur Jules Koundé, en passant par Antoine Griezmann – un des joueurs les plus capés de l’histoire (127 sélections), connu pour ses engagements contre l’homophobie et l’extrême droite, qui a rendu hommage, par exemple, à un supporter basque tué par des hooligans néofranquistes de Madrid – ou encore le capitaine Kylian Mbappé.

L’ex-star du PSG, qui vient de signer au Real Madrid, avait également réagi aux vidéos montrant les violences commises contre Michel Zecler en novembre 2020 ou contre un jeune de 14 ans tabassé par des policiers à Bondy, ville de Seine-Saint-Denis où le joueur a grandi, le jour du décès de George Floyd aux États-Unis, en mai 2020. À chaque fois, les prises de position du meilleur buteur de la dernière Coupe du monde, aux 118 millions d’abonné·es sur Instagram, ont été retentissantes. Dans une vidéo diffusée samedi 15 juin, l’humoriste Hakim Jemili ne s’y est pas trompé, interpellant directement le capitaine des Bleus : « Tu peux sauver la France avec un post Instagram, un seul ! Tu n’as qu’à écrire : “Votez Front populaire.” Toi tu vas dormir, ta vie ne va pas changer, mais nous, Alhamdulillah [“Dieu soit loué”], frère, tu nous sauves l’avenir. »

Kylian Mbappé a fini par prendre la parole en conférence de presse, dimanche 16 juin en début de soirée, affirmant « partager les mêmes valeurs que Marcus ». « Bien sûr que je suis avec lui. Pour moi, il n’est pas allé trop loin. On est dans un pays où il y a la liberté d’expression. Il a donné son avis et je me range avec lui. Bien sûr que le match de demain [contre l’Autriche] est très important mais il y a une situation qui est plus importante encore », a affirmé le capitaine, expliquant vouloir défendre « des valeurs de tolérance, de respect, de mixité ».

« Chaque voix compte. J’espère qu’on va faire le bon choix et qu’on sera fiers de porter encore ce maillot le 7 juillet », a aussi insisté l’attaquant. Au début de son propos, il avait évoqué un « moment crucial dans l’histoire du pays », faisant part de sa peur de voir « les extrêmes aux portes du pouvoir ».

Le courage de Marcus Thuram ne consiste pas à avoir défendu cette position [mais] à accepter de se singulariser, dans un contexte collectif souvent grégaire.Éditorial de « L’Équipe », dimanche 16 juin

Le quotidien sportif L’Équipe, qui a consacré sa une, ce dimanche 16 juin, aux déclarations de Marcus Thuram, explique que la prise de parole de l’attaquant a été suivie avec beaucoup d’attention par ses coéquipiers, et qu’il n’a pas été « dissuadé » par l’encadrement de la faire. Ni la Fédération française de football (FFF) ni le sélectionneur Didier Deschamps n’ont en revanche cru bon de lui emboîter le pas.

Quelques heures après la conférence de presse, la Fédération française de football (FFF) a diffusé un communiqué de presse pour rappeler sa « neutralité » en tant qu’institution, en insistant simplement sur l’importance de voter les 30 juin et 7 juillet prochain. Un élément de langage qui avait déjà été repris les jours précédents, en conférence de presse, par les joueurs Olivier Giroud, Benjamin Pavard ou Ousmane Dembélé. Ce dernier avait toutefois accompagné son appel d’un : « La sonnette d’alarme a été tirée, il faut se mobiliser pour aller voter. » Ce qui représente beaucoup pour un joueur d’ordinaire si en retrait.

Dans son éditorial du jour, L’Équipe salue pour sa part le « courage » de Marcus Thuram, lequel « ne consiste pas à avoir défendu cette position [mais] à accepter de se singulariser, dans un contexte collectif souvent grégaire, pour rendre publique une conviction trop brûlante pour être conservée entre les murs de l’hôtel des Bleus, à l’avant-veille de leur entrée en compétition ». Sitôt sa prise de parole terminée, Marcus Thuram a d’ailleurs été violemment attaqué, sur les réseaux sociaux, par des représentants d’extrême droite – lesquels s’en étaient également pris à l’attaquant Karim Benzema, au moment de son retour en équipe de France.

L’extrême droite sur le qui-vive

L’extrême droite n’a pas tardé à réagir aux déclarations de l’attaquant des Bleus Marcus Thuram. « Le citoyen Marcus Thuram n’a jamais dit un mot pour exprimer sa tristesse quand Thomas, Lola et toutes les autres jeunes victimes ont été massacrées par la racaille. Ras-le-bol de ces donneurs de leçon privilégiés qui prennent les Français pour des imbéciles ! », a par exemple écrit sur X le député RN de l’Yonne Julien Odoul.

La rhétorique mettant en scène une prétendue opposition entre les joueurs de football et les aspirations du peuple est une vieille rhétorique de l’extrême droite, en même temps qu’elle s’accompagne d’une vision raciste de l’équipe de France, composée en grande majorité de joueurs racisés. Dès l’Euro 1996, Jean-Marie Le Pen s’indignait de la sélection des Bleus : « Desailly est né au Ghana, Martins est binational portugais, ayant opté pour la nationalité française pour pouvoir faire partie de cette équipe, Lamouchi est tunisien né en France, Loko congolais né en France, Zidane algérien né en France, Madar tunisien né en France, Djorkaeff arménien né en France. »

Mais, dans le cadre de sa stratégie de normalisation, le RN essaye d’adoucir ses rapports avec certaines instances du football, sport le plus populaire de France. L’intégration de plusieurs de ses députés – dont Julien Odoul – dans l’équipe de France de l’Assemblée en 2022 a provoqué le boycott des élu·es de gauche. Autre fait nouveau : certains joueurs n’hésitent désormais plus à afficher leur sympathie pour l’extrême droite. Comme dans le cas du défenseur de Lens Jimmy Cabot, qui n’hésite pas à « aimer » des publications de Jordan Bardella sur les réseaux sociaux. Interrogé par Mediapart sur le sens à donner à ces likes, le joueur a répondu par trois émojis « mort de rire ».

Auprès de Mediapart, un dirigeant fédéral dénonce l’absence de réaction institutionnelle face au risque de victoire du Rassemblement national. « Depuis une semaine, il ne se passe rien ! », s’indigne-t-il, dénonçant les « athlètes autocentrés sur leurs compétitions », Euro de football et Jeux de Paris 2024 en tête, mais surtout la frilosité de leurs représentant·es. Il relève qu’il n’avait fallu que quelques jours à une cinquantaine de présidents de fédération et directeurs techniques nationaux pour voler au secours de la ministre Amélie Oudéa-Castéra au moment de l’affaire Stanislas.

Sous couvert d’anonymat, le dirigeant pré-cité considère qu’une grande partie du mouvement sportif est tout simplement « tenu » par des enjeux de pouvoir et financiers, ce qui expliquerait qu’il ne souhaite pas insulter l’avenir en s’opposant frontalement au RN. Le constat vaut, selon lui, autant pour les fédérations que pour le comité olympique ou le comité d’organisation de Paris 2024, dont le président Tony Estanguet, qui faisait pourtant part de son « rejet » de l’extrême droite en février 2023 dans Le Monde, ne bouge pas le petit doigt.

Les acteurs des JO eux aussi bien timorés

Le contraste est saisissant avec l’interview donnée, mercredi 13 juin, par le directeur de l’Euro de football en Allemagne, Philippe Lahm. L’ancien défenseur de la Mannschaft, dont l’engagement constant contre le racisme lui vaut d’être ciblé par l’AfD, ne s’est pas caché derrière ses responsabilités institutionnelles pour rappeler à quel point le « sport est toujours de la politique ». Au contraire, dans les colonnes de L’Équipe, il a estimé que le championnat d’Europe doit permettre de défendre la « démocratie », « l’État de droit », la « tolérance » et la « liberté », dans un contexte où les élections européennes ont, en Allemagne aussi, étaient marquées par une croissance de l’extrême droite.

Dans l’entre-deux-tours de la présidentielle 2022, des dizaines de représentant·es du mouvement sportif français avaient, dans le même sens, appelé à barrer la route Marine Le Pen dans une tribune . « Nous ne pouvons imaginer que [l’ouverture des Jeux de Paris] soit marquée du sceau d’une présidence d’extrême droite », justifiaient les signataires – parmi lesquels de nombreuses figures des équipes de France olympiques (la judoka Clarisse Agbégnénou, le rugbyman Antoine Dupont ou le handballeur Nikola Karabatic).

Pourquoi aucune réaction de ce type n’est-elle intervenue rapidement alors même que le danger paraît plus proche qu’en 2022 ? À ce paradoxe, le champion paralympique Michaël Jeremiasz (tennis fauteuil), mobilisé pour empêcher l’élection de Marine Le Pen, répondait samedi 15 juin à Mediapart qu’au moins une tribune collective était en préparation. Interrogé sur le fait que les sportifs et sportives – qui sont dans la dernière droite de leur préparation olympique – pourraient être timoré·es au regard de l’imminence des Jeux, le chef de mission de la délégation française aux Jeux paralympiques de Paris 2024 rétorquait alors qu’« il n’y a jamais de contexte trop délicat pour se mobiliser contre l’extrême droite ».

La tribune a finalement été diffusée, dimanche 16 juin dans la soirée. Sans ambiguïté, le texte rappelle notamment que « l’extrême droite est en opposition profonde avec la construction d’une société démocratique, tolérante et digne » comme « l’histoire le prouve ». « N’oublions jamais les leçons du passé : le nazisme et l’antisémitisme ont conduit à des atrocités inimaginables, y compris des génocides. Le Rassemblement national puise ses racines dans ces idéologies et continue aujourd’hui de se nourrir de racisme et de xénophobie. Ils exploitent nos souffrances et détournent nos espoirs », y dénoncent plus de 200 signataires. Parmi lesquels on trouve l’ex-escrimeuse, Astrid Guyart, secrétaire générale du Comité national olympique, la triple championne du monde de judo Gévrise Emane, l’ancienne athlète Marie-Amélie Le Fur, présidente du Comité paralympique et sportif français, ou encore l’ex-tennisman Yannick Noah (lire ici la liste des signataires).

De son côté, Michaël Jeremiasz n’a pas signé cette tribune mais diffusera dans les prochains jours son propre texte. « Il manque selon moi une phrase dans la tribune sur le fait qu’il faut s’opposer à l’extrême droite mais aussi à toute forme d’autoritarisme. » Tout en se refusant à « renvoyer dos à dos l’extrême droite et la gauche », l’athlète veut affirmer qu’il ne cautionne pas les positions d’une « petite frange de La France insoumise » sur la question de lutte contre l’antisémitisme ou dans son rapport à la démocratie – s’appuyant sur ce dernier point sur la « purge » dénoncée par les voix les plus critiques de l’appareil de LFI.

Michaël Jeremiasz rappelle toutefois que la « priorité absolue » est de soutenir « tous ceux qui vont s’exprimer comme Marcus Thuram », et « de voter » pour échapper au « risque sans précédent d’avoir l’extrême droite au pouvoir ». Le chef de délégation ne veut d’ailleurs pas se projeter avec un Jordan Bardella à Matignon pendant les Jeux. « Que faire avec un premier ministre d’extrême droite ? C’est un vrai cas de conscience. Chacun devra prendre ses responsabilités, mais j’espère que cela ne se produira pas. »

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