Gilles Richard, dans Le Monde

« Les Républicains sont voués à devenir un parti croupion, survivant grâce à des alliances »

Dans votre livre, vous affirmez que le clivage droite(s)-gauche(s) a progressivement été remplacé par un clivage entre deux familles de droite. De quelles droites parlez-vous ?

Dès 1997, au congrès du Front national (FN) de Strasbourg, le frontiste Bruno Mégret annonce l’émergence d’un nouveau clivage politique. Désormais, le combat opposera les « mondialistes » aux « nationalistes ». Une idée que Marine Le Pen a largement reprise, préférant l’expression « patriotes ». En 2002, la fracture annoncée se réalise : au second tour de l’élection présidentielle, les Français ont le choix entre un candidat libéral et européiste, Jacques Chirac, et un candidat nationaliste identitaire, Jean-Marie Le Pen. Même scénario en 2017, puis en 2022, mais, cette fois, le second tour n’est plus une surprise. Le changement est acté, et le clivage droite(s)-gauche(s) a bien été remplacé par une opposition entre deux familles de droite.

Pouvez-vous revenir sur cette recomposition du spectre politique ?

D’évidence, cette recomposition ne s’est pas faite en un jour. La bascule, ce fut la victoire de Valéry Giscard d’Estaing à l’élection présidentielle de 1974. La famille libérale s’impose pour la première fois, alors qu’elle avait jusque-là toujours partagé le pouvoir avec d’autres. A partir du septennat giscardien, l’intégration de la nation française dans une Europe supranationale ne cesse d’avancer, centrée autour du marché commun. En parallèle, le mouvement ouvrier s’effondre, face à la désindustrialisation du pays et au chômage de masse. Ses représentantes, les gauches, s’affaiblissent, avec un Parti communiste français (PCF) déclinant et un Parti socialiste (PS) qui renonce progressivement à « changer la vie ». Dès lors, le libéralisme peut prospérer et affaiblir la République sociale, bâtie par à-coups depuis les premiers acquis du Front populaire.

Dans ce double contexte marqué par la forte montée du libéralisme et l’affaissement du mouvement ouvrier, le FN, fondé en 1972 par Jean-Marie Le Pen, a pu pousser son projet nationaliste identitaire. Le parti joue sur une crise de l’identité nationale, marquée par la perte de puissance économique, le déclin de la France dans le monde et l’intégration européenne. Il capte aussi les contestations sociales, promettant des solutions de nature nationaliste : renforcer les frontières, chasser les immigrés, réindustrialiser, plus tard réinstaurer le franc, sortir de l’Union européenne (UE)… Petit à petit, le parti parviendra à récupérer les classes populaires, le cœur de l’électorat des gauches. L’incapacité de la gauche mitterrandienne à incarner une alternative, après le « tournant de la rigueur » de 1983-1984, renforce ce processus. Le FN réalise ainsi sa première percée électorale aux élections européennes de 1984, totalisant 10,95 % des suffrages.

Le clivage droite(s)-gauche(s) a-t-il pour autant disparu ?

Non, bien sûr. Simplement, il est passé au second plan. De 1789 à 1879, la question dominante était celle du régime, puis de 1879 à 1984, ce fut la question sociale, et, depuis les années 1980, il me semble que c’est la question nationale qui s’impose peu à peu comme centrale. Pour autant, il n’est pas exclu que l’union des gauches finisse deuxième, voire en tête des prochaines législatives. Tout cela est évolutif, mais les tendances de fond défavorisent le clivage droite(s)-gauche(s).

Comment l’Union pour un mouvement populaire (UMP), renommée Les Républicains (LR) en 2015, s’est-elle positionnée dans ce champ politique renouvelé ?

Après le coup de tonnerre du 21 avril 2002, avec l’accession de Jean-Marie Le Pen au second tour de la présidentielle, les libéraux européistes n’ont pas voulu prendre le risque de rester divisés. En quelques jours seulement, Alain Juppé et Jacques Chirac fondent l’UMP en vue des élections législatives. Le parti naît de la fusion du Rassemblement pour la République (RPR), de Démocratie libérale (DL) et d’une grande partie de l’Union pour la démocratie française (UDF). La fusion est facilitée par la crise interne de l’UDF, mouvement d’origine giscardienne, et par la conversion, dès les années 1980, du RPR, d’origine gaulliste, au libéralisme européiste. L’objectif initial d’Alain Juppé était d’élargir l’UMP à la gauche modérée ou « sociale-libérale ».

L’arrivée de Nicolas Sarkozy à la tête du parti, en 2005, rebat les cartes. En partie inspiré par Charles Pasqua, il reste libéral, mais ajoute une rhétorique identitaire pour capter l’électorat frontiste, tout en refusant catégoriquement une alliance avec le FN. En 2007, la stratégie est gagnante. Le parti gonfle à 350 000 adhérents et Nicolas Sarkozy devient président de la République. Une fois au pouvoir, il crée le ministère de l’immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du développement solidaire. C’est symptomatique. Le problème, c’est que cohabitent désormais deux lignes contradictoires au sein d’un même parti.

Historiquement, est-il rare qu’un parti de droite cherche à fusionner des lignes différentes ?

Non, cela a existé par le passé mais ces partis ne durent qu’un temps. Prenez le Centre national des indépendants et paysans (CNIP) par exemple, fondé en 1948 par Roger Duchet et René Coty, aujourd’hui disparu de la mémoire collective. Ce fut le premier parti de France au milieu des années 1950 en passe de réaliser l’union des droites. Fondé par des libéraux, il s’est ouvert à des transfuges gaullistes, à des radicaux, à des démocrates-chrétiens, à des nationalistes, à des partisans de l’Algérie française… Jusqu’à inclure Jean-Marie Le Pen, élu député de la Seine sous cette étiquette en 1958. Mais, face à la crise algérienne, les divisions se sont exacerbées et le parti a explosé.

Avant le CNIP, l’ambition unificatrice était déjà présente dans la Fédération républicaine d’Eugène Motte et Jules Méline (créée en 1903), ou dans la Ligue républicaine nationale de Millerand (créée en 1924). Même le Parti social français fondé en 1936 par François de La Rocque, un parti de masse nationaliste qui connut un succès fulgurant avant la guerre, cherche à rassembler.

Si le fantasme d’union hante une partie des droites, elle semble difficile à réaliser – il en va de même à gauche. Ma conviction, c’est que les alliances entre plusieurs partis sont possibles et même souvent nécessaires, mais que les fusions en un seul parti ne peuvent être qu’éphémères.

En l’occurrence, la dualité au sein de l’UMP était-elle tenable à long terme ?

C’était intenable. On ne peut pas être à la fois libéral européiste et nationaliste identitaire. La coexistence des deux lignes a marché un temps, Nicolas Sarkozy étant président de la République. Mais, dès la défaite électorale de 2012, le parti commence à se fissurer. Qu’on se souvienne de l’immense confusion qui a entouré l’élection du président de l’UMP en novembre 2012, Jean-François Copé et François Fillon se déclarant l’un et l’autre vainqueur. Cinq ans plus tard, alors candidat à l’élection présidentielle, François Fillon essaie de faire du Sarkozy rénové. Seule variante, il donne au discours identitaire une connotation catholique traditionaliste, dans un contexte marqué par La Manif pour tous.

L’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron, sur une ligne libérale et européiste, fait voler en éclats l’équilibre de LR. Une partie des Républicains rejoint La République en marche (LRM), et Edouard Philippe, un juppéiste, devient premier ministre. Une autre partie se rapproche du FN, renommé Rassemblement national (RN) en 2018. Thierry Mariani est un exemple, il finit d’ailleurs par adhérer au RN en 2022. De son côté, Eric Ciotti, le président des Républicains [son exclusion par le bureau politique de LR a été suspendue par la justice vendredi], a une proximité certaine avec le parti de Marine Le Pen, comme l’illustre son appel à l’alliance après l’annonce de dissolution. Et puis, avant même l’élection d’Emmanuel Macron, des maires de petites communes habitués à voter UMP-LR se sont mis à voter pour le FN-RN aux sénatoriales. C’est ainsi que le FN a fait élire ses deux premiers sénateurs en 2014, puis trois en 2023.

Après l’élection d’Emmanuel Macron, LR aurait-il dû éclaircir son positionnement ?

De fait, depuis 2017, les Républicains n’ont pas clarifié leur ligne. Si l’on se penche sur les primaires de la droite de 2022, la division est patente entre les partisans d’Eric Ciotti et ceux de Valérie Pécresse, qui pourrait faire une bonne ministre macroniste. C’est elle qui gagne les primaires, mais elle doit incorporer dans sa campagne un discours très sécuritaire et identitaire pour donner des gages à l’autre moitié de son parti. Discours brouillé : elle finit sous la barre des 5 %.

Donc oui, le parti aurait dû trancher. En témoigne son long déclin. La dissolution accélère les choses : se pose avec encore plus d’acuité la question du choix d’une ligne. Mais quoi qu’il en soit, les Républicains ne pourront pas redevenir une force dominante. Il est désormais trop tard car ils n’ont plus d’espace politique. Ils sont pris en étau entre les partis de la majorité présidentielle libérale et un RN nationaliste qui s’est banalisé.

Vous n’utilisez jamais les mots « extrême droite » pour parler du RN, pourquoi ?

Je préfère parler de ligne nationaliste identitaire. Le mot « extrême » laisserait penser que la droite est un continuum, des modérés aux extrémistes. Or, les droites sont profondément plurielles. Il y a des droites, de même qu’il y a des gauches, et c’est justement pour cela que l’union est difficile.

D’après vous, Les Républicains sont-ils voués à disparaître ?

Non, mais ils sont voués à devenir un parti croupion, survivant grâce à des alliances comme l’ont fait les radicaux ou le PCF. S’il suit Eric Ciotti, le parti deviendra un satellite du RN, sans vraie autonomie. De même, s’il décide de s’allier à la droite macroniste, il restera un parti satellite relativement marginal.

A l’approche des législatives, certains veulent aller seuls au combat. C’est possible, mais LR risque d’en sortir encore plus affaibli, avec seulement quelques victoires dans des circonscriptions à fort ancrage local.

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