L’amnésie coloniale de l’Allemagne

et la destruction de Gaza

Alors que l’Allemagne tarde à dénoncer les crimes perpétrés par Israël contre le peuple palestinien, le chercheur Henning Melber propose une analyse sur les liens existants entre la violence coloniale, le génocide des Namas et des Héréros au début du XXe siècle, la Shoah et la position actuelle de Berlin vis-à-vis de Tel-Aviv.

Aimé Césaire dit dans son Discours sur le colonialisme (1955) que le colonialisme décivilise le colonisateur, le brutalise, le détériore, pour « le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale et au relativisme moral » comme « régression universelle ». Comme le note Césaire, « le colonisateur, pour se donner bonne conscience, s’habitue à voir dans l’autre la bête, s’entraîne à le traiter en bête, tend objectivement à se transformer lui-même en bête ».

Presque en parallèle avec Les Origines du totalitarisme (1951) de Hannah Arendt, Césaire situe les racines du fascisme dans le colonialisme. Pour Arendt, le colonialisme en tant que « laboratoire de la modernité » a été le berceau d’une mentalité qui, quelques décennies plus tard, a culminé avec l’Holocauste. Comme le montre Pascal Grosse, « en se focalisant sur les implications du colonialisme européen sur l’Europe elle-même1 », Arendt a saisi les régimes coloniaux comme le prototype du totalitarisme.

Ce n’est pas une coïncidence si Raphael Lemkin, l’un des juristes à l’origine de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (1948), s’est plusieurs fois référé à la stratégie d’extermination de l’Empire allemand dans sa colonie du Sud-Ouest africain (l’actuelle Namibie). Comme le suggère Dirk Moses dans sa préface de Empire, Colony, Genocide : Conquest, Occupation, and Subaltern Resistance in World History (Berghahn Books, 2010), en « dévoilant les racines coloniales du concept de génocide lui-même », nous pouvons « rendre opérationnelle l’idée originale, mais ignorée, de Raphael Lemkin, selon laquelle les génocides sont intrinsèquement coloniaux et précèdent largement le XXe siècle ».

De l’Omaheke à Gaza

Bien qu’il n’y ait pas de chemin direct qui relie Windhoek, la capitale namibienne, à Auschwitz, il existe bien un lien entre la pensée qui a structuré la colonisation allemande et l’extinction massive des personnes juives opérée par le régime nazi. Une mentalité qui reste aujourd’hui, dans une certaine mesure, corrosive dans la société allemande et active – bien qu’en déclin – dans une plus générale amnésie coloniale. Comme je l’explique dans The Long Shadow of German Colonialism (Hurst, à paraître en juillet 2024), la pensée et le schéma colonial ne sont pas morts avec la fin des régimes coloniaux.

Les autres génocides dévalués

Aujourd’hui, la rhétorique dominante du « plus jamais ça » dans le discours public allemand, un avertissement des survivants de Buchenwald, représente une instrumentalisation déformée de cette obligation. Cette obsession, qui trouve ses racines dans le traumatisme de l’Holocauste, vient ainsi justifier la destruction de Gaza et le massacre systématique de ses habitants. Cela se traduit par l’aveuglement qui pousse les Allemands à renoncer à critiquer l’État d’Israël, assimilant son gouvernement au peuple juif.

« Plus jamais ça pour personne »

Dans un talk-show diffusé à la télévision allemande, Deborah Feldman, s’adressant au vice-chancelier allemand Robert Habeck, souligne qu’« il n’y a qu’une seule conclusion légitime à tirer de l’Holocauste, qui est la défense absolue et inconditionnelle des droits humains pour tous », et que « si nous les appliquons de manière conditionnelle, ces valeurs perdent leur légitimité ». Par conséquent, comme le fait également remarquer l’essayiste indien Pankaj Mishra, « s’il y a une leçon à tirer de la Shoah, c’est “plus jamais ça pour personne” »2.

C’est Michael Rothberg, professeur de littérature dans le département d’études sur l’Holocauste de UCLA (Los Angeles), qui, en commentant les débats sur les comparaisons historiques, demande à ce qu’elles soient prises plus au sérieux. Il parle ainsi de l’« éthique de la comparaison » et rappelle que s’attacher à la singularité de l’Holocauste risque de singulariser aussi le remords allemand – au détriment de toutes les victimes de la violence de masse perpétrée par les Allemands.

Pendant que l’on assiste à la famine imposée par Israël à la population gazaouie, la sélectivité du discours sur ce crime de guerre représente une des conditionnalités du suprématisme blanc dans un contexte de relations de pouvoir asymétriques depuis l’époque des colonialismes et des impérialismes. Finalement, ce qu’Aimé Césaire avait déclaré – « En finir avec le racisme ! En finir avec le colonialisme ! Ils sentent trop la barbarie » – reste aujourd’hui un défi et un devoir dans la lutte pour l’humanité.

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