Un livre de Johann Chapoutot
Depuis plusieurs décennies, les travaux sur la modernité des régimes autoritaires et totalitaires du XXe siècle se sont multipliés. Ils forment désormais un véritable courant explicatif du monde contemporain au sein duquel s’insère le remarquable « Libres d’obéir », sous-titré « Le management, du nazisme à aujourd’hui » (Gallimard, 2020), de l’historien Johann Chapoutot. On en lira ci-dessous un passage, extrait du prologue, où l’auteur présente le cadre et le sens de son ouvrage. À lire donc, dans son intégralité…
(…) Le management a une histoire qui commence bien avant le nazisme, mais cette histoire s’est poursuivie et la réflexion s’est enrichie durant les douze ans du IIIe Reich, moment managérial, mais aussi matrice de la théorie et de la pratique du management pour l’après-guerre.
La prise de conscience, après 1945, que le crime de masse avait été une industrie, a suscité des réflexions dures et amères sur l’organisation capitaliste et sur notre modernité. Un sociologue et penseur aussi avisé que Zygmunt Bauman a marqué les esprits en publiant Modernité et holocauste et en faisant prendre conscience que l’absolue horreur des crimes nazis était peut-être moins archaïque que contemporaine : une certaine organisation économique et sociale, une impressionnante maîtrise de la logistique ont rendu possible, sinon favorisé, une série de crimes que l’on attribuait spontanément à la plus arriérée des barbaries plutôt qu’à l’ordonnancement policé d’une entreprise résolument moderne. Les réflexions d’un Bauman ou, chez les philosophes d’un Jorgio Agamben, qui, entre autres sagaces intuitions, voient dans le camp le lieu paradigmatique du contrôle social, de la hiérarchisation et de la réification caractéristiques, selon lui, de notre modernité, ont sans doute désinhibé les historiens, qui se sont de moins en moins interdit de s’intéresser à la contemporanéité du nazisme, à la manière dont ce phénomène s’inscrivait dans notre temps et ses tendances, et s’en révélait le signe ou le symptôme. Les crimes contre l’humanité furent ainsi appréhendés, par des auteurs tel Götz Aly(1), comme la traduction de projets politiques et économiques rationnels, décidés par des technocrates et, le mot est de plus en plus courant chez les historiens de la période, des managers qui déplaçaient des populations, affamaient des territoires et prônaient l’exploitation des énergies vitales jusqu’à épuisement total avec un détachement professionnel et un sang-froid – une « décence », disait Himmler – tout à fait remarquables. Certaines études fouillées leur sont consacrées, comme en témoignent les travaux sur Oswald Pohl, chef de l’Office central de l’économie et de l’administration de la SS(2), sur Hanz Kammler(3), chef du Département « Construction » du même office et responsable, après 1943, de la mise en sécurité des productions stratégiques dans l’empire concentrationnaire (il fut, à ce titre, le créateur de l’usine des V2 à Mittelbau–Dora) ainsi que sur Albert Speer auquel nombre de biographies ont été récemment consacrées(4). En Speer, c’est moins l’architecte ou le témoin complaisant qui intéresse désormais que celui qui, dès 1942, est le grand organisateur de l’économie de guerre, le technicien moderniste, le gestionnaire avisé – bref, le manager suprême des industries du Reich.
Dans le sillage de ces travaux, on a pu considérer que le management et la « gestion » des « ressources humaines » avaient quelque chose de criminel en soi, comme le film La Question humaine l’a suggéré avec insistance et non sans talent. De l’objectification d’un être humain, ravalé au statut de « matériau », de « ressource » ou de « facteur de production », à son exploitation, voire à sa destruction, la concaténation a sa logique, dont le camp de concentration, lieu de destruction par le travail (à partir de 1939) et de production économique, est le lieu paradigmatique.
Tout cela demanderait à être longuement développé et discuté, mais ce n’est pas l’objet ici. Ce livre n’est pas non plus un réquisitoire contre les managers, le management, les DRH ou les auditeurs de cabinet de conseil : il y en a d’atroces, mais beaucoup ont embrassé la carrière par goût de l’humain et font de leur mieux pour apaiser la souffrance au travail des employés qu’ils dirigent ou qu’ils conseillent. On en connaît même qui sont devenus de remarquables sociologues du travail(5).
Plus simplement, il s’agit, à l’heure où le management occupe autant les esprits que, jadis, la question du salut, à l’heure où les « directions du personnel » sont devenues des « GRH » (pour « gestion » des « ressources » humaines(6)), de prendre à la fois hauteur et recul : pourquoi, dans quel contexte et pour répondre à quels besoins, des nazis ont-ils réfléchi à l’organisation du travail, à la répartition des tâches et à la structuration des institutions dans l’administration publique et dans l’économie privée ? quelle pensée du management ont-ils développée ? que devenaient le travail, l’individu, ou encore le service public et l’État dans ces réflexions ?
Ces questions sont intéressantes en soi, car elles versent des éléments à la thèse de la modernité du nazisme, de son inscription dans notre temps et notre lieu – le monde contemporain. Elles deviennent plus intéressantes encore lorsque l’on constate que la conception nazie du management a eu des prolongements et une postérité après 1945, en plein « miracle économique » allemand et que d’anciens hauts responsables de la SS en ont été les théoriciens, mais aussi les praticiens heureux, réussissant une reconversion aussi spectaculaire que rémunératrice.
Notre propos n’est ni essentialiste, ni généalogique : il ne s’agit pas dire que le management a des origines nazies – c’est faux, il lui préexiste de quelques décennies – ni qu’il est une activité criminelle par essence.
Nous proposons simplement une étude de cas, qui repose sur deux constats intéressants pour notre réflexion sur le monde dans lequel nous vivons et travaillons : de jeunes juristes, universitaires et hauts fonctionnaires du IIIe Reich ont beaucoup réfléchi aux questions managériales car l’entreprise nazie faisait face à des besoins gigantesques en termes de mobilisation des ressources et d’organisation du travail. Ils ont élaboré, paradoxalement, une conception du travail non autoritaire, où l’employé et l’ouvrier consentent à leur sort et approuvent leur activité, dans un espace de liberté et d’autonomie a priori bien incompatible avec le caractère illibéral du IIIe Reich, une forme de travail « par la joie » (durch Freude) qui a prospéré après 1945 et qui nous est familière aujourd’hui, à l’heure où l’« engagement », la « motivation » et l’« implication » sont censés procéder du « plaisir » de travailler et de la « bienveillance » de la structure.
Assuré de l’autonomie des moyens, sans pouvoir participer à la définition et à la fixation des objectifs, l’exécutant se trouvait d’autant plus responsable – et donc, en l’espèce, coupable – en cas d’échec de la mission.
Mais n’anticipons pas. (…)
Extrait de Johann Chapoutot, Libres d’obéir. Le management, du nazisme à
aujourd’hui, Paris, Gallimard, « nrf essais », 2020, pp. 16-20.
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Notes
- Cf. notamment Götz Aly, « Endlösung », Völkerverschiebung und der Mord an den europäischenJuden, Francfort, Fischer Verlag, 1995, 446 p.
- Michael Allen, The Business of Genocide. The SS, Slave Labor and the Concentration Camps, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2022, 377 p., ainsi que, du même, « Oswald Pohl, Chef der SS-Wirtschaftsunternehmen », in Ronald Smelser et Enrico Syring (dir.), Die SS : Elite unter dem Totenkopf. 30 Lebensläufe, Paderborn, Schöningh, 2000, p. 394-407.
- Rainer Fröbe, « Hans Kammler, Technokrat der Vernichtung », ibid., p. 305-319.
- Cf. notamment Magnus Brechtken, Albert Speer. Eine deutsche Karriere, Munich, Siedler Verlag, 2017, et Martin Kitchen, Speer. Hitler’s Architect, New Haven, Yale University Press, 2015, trad. fr. Martine Devillers-Argouarc’h, Speer. L’architecte d’Hitler, Paris, Perrin, 2017, 637 p.
- Cf. Marie-Anne Dujarier, Le Management désincarné. Enquête sur les nouveaux cadres du travail, Paris, La Découverte, 2015, 258 p.
- Une « ressource », fût-elle « humaine », peut-être quantifiée, décomptée, donc « gérée ». Le « personnel » de naguère évoquait un brin plus la « personne ».
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