Les JO sont révélateurs de notre démocratie de faible intensité
« La Seine-Saint-Denis est victime d’un sous-investissement systémique », note la journaliste Jade Lindgaard, autrice d’un livre sur la « violence olympique ». Les aménagements pour les JO n’ont rien arrangé, au contraire.
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Reporterre — Pourquoi avez-vous choisi d’écrire ce livre ?
Jade Lindgaard — J’ai commencé ce travail en 2019. Habitante de Seine-Saint-Denis, je suis allée voir ce qui se passait sur place, en riveraine, par curiosité. Très vite, j’ai rencontré les hommes qui habitaient dans le foyer de travailleurs étrangers Adef. Un lieu qui a été démoli parce qu’il se trouvait sur ce qui est devenu le quartier olympique. J’ai commencé à documenter l’histoire avec des articles dans Mediapart.
Ces aménagements pour les Jeux sont à la fois rapides et étalés sur plusieurs années. Il est très difficile d’en saisir toutes les dimensions. Afin de donner le tableau général, j’avais besoin de mêler des témoignages, des reportages. Il fallait également poser un regard politique pour donner du sens à ce qui était en train de se passer. De plus, à côté de mon travail de journaliste, j’ai également une activité militante pour la défense des jardins ouvriers d’Aubervilliers. Cela me semblait nécessaire de me situer en tant que personne qui raconte et narratrice de cette histoire dans un livre.
Qui sont les perdants de ces Jeux olympiques ?
Un premier groupe de personnes affectées, ce sont les travailleurs sans-papiers qui ont été employés sur les chantiers des Jeux olympiques. Certains ont réussi à être régularisés. On va voir également ce qui va se passer pendant les Jeux avec la présence policière. Comment vont être traités les vendeurs à la sauvette, tout ce peuple de la rue qui essaie de survivre avec un business plus ou moins clandestin, plus ou moins illégal ?
Ensuite, les endroits choisis pour construire les infrastructures étaient habités. Même s’il y avait peu de gens, comme dans le quartier Pleyel, ce sont eux les premières victimes de ces aménagements. Par exemple, les habitants du foyer Adef, ceux qui vivaient dans la Cité Marcel Paul sur l’Île-Saint Denis, toutes les personnes qui vivent à la rue ou en squat et qui ont été expulsées.
J’ai estimé à environ 1 500 le nombre de personnes directement ou indirectement délogées à cause des Jeux olympiques. Le collectif Le Revers de la médaille a comptabilisé plus de 12 500 personnes évacuées. Bien sûr, à Paris ainsi qu’en Île-de-France, il y a tout le temps des expulsions. Mais elles se sont accélérées avec les Jeux.
Les autorités assurent à longueur d’interview que ces expulsions n’ont rien à voir avec les JO. Pourquoi ?
On peut rendre hommage au travail du collectif Le Revers de la médaille qui a obligé les autorités à reconnaître qu’il y avait davantage d’expulsions que d’habitude et qu’elles étaient en lien avec les Jeux olympiques. Les organisateurs, la préfecture de Région, de police et même les élus locaux n’assumaient pas. Ils assuraient à chaque fois que les expulsions n’étaient pas faites à cause des JO, mais parce que les gens vivaient dans des conditions déplorables. Il y a une véritable bataille sur le récit. Cela dit à quel point cette question des expulsions de personnes vulnérables, dans l’un des territoires les plus pauvres de France gouverné par des élus en grande partie de gauche, est gênante.
« Il y a une véritable bataille de récit »
Comment expliquer un tel silence ?
Les élus de gauche en Seine-Saint-Denis partagent un même constat : celui que leur ville et leur département sont victimes d’un sous-investissement systémique de la part de l’État. Ainsi, l’organisation de ces Jeux a été la promesse d’un rattrapage des investissements.
Je pense également qu’ils ont un problème avec la démocratie car il n’y a eu aucune consultation publique sur la candidature de Paris 2024. C’est un peu le péché originel qui a engendré de nombreuses conséquences. Ces élus ont pu dire qu’il n’y avait pas d’opposition puisqu’il n’y avait pas eu de consultations. Mais comme on n’avait pas demandé leur avis aux gens, personne ne pouvait savoir ce qu’ils pensaient.
Cette faille démocratique est très problématique parce qu’au-delà des JO, elle est révélatrice de notre démocratie de faible intensité. Cette surdité démocratique éloigne encore plus les habitantes et habitants de la politique. Ça leur dit : quand vous vous mobilisez, cela ne sert à rien. Ce n’est pas la peine de vous intéresser à la politique.
Pourquoi est-il si difficile de mobiliser contre les JO ?
Parce que les jeux bénéficient d’un imaginaire très positif pour plein de gens. Parce qu’il faut faire un travail fastidieux d’information, de lecture de dossiers juridiques, d’urbanisme et d’aménagement. Et que ces dossiers sont difficiles à comprendre pour des non-spécialistes.
De plus, il n’y a pas de transmission de mémoire militante. Les JO à Londres en 2012, c’était il y a plus de dix ans. Les gens sont passés à autre chose. Enfin, la machine olympique du CIO [Comité international olympique] est l’association la plus riche du monde. Le rapport de force est désavantageux pour les habitantes et habitants.
Dans votre livre, vous parlez d’extractivisme olympique. Pouvez-vous le définir ?
L’extractivisme désigne une industrie minière ou pétrolière qui, dans un territoire pauvre, extrait du sol des ressources pour ensuite les valoriser sur les marchés internationaux. Cette valeur financière profite à l’industrie et pas aux habitants qui, eux, paient le prix de la destruction de leur écosystème.
Pour Paris 2024, il faut regarder la manière dont le capitalisme immobilier est en train de complètement reconfigurer la ville. On a tout d’un coup beaucoup d’argent dépensé sur des territoires défavorisés de la Seine-Saint-Denis dans un délai rapide, sans consultation des habitants.
Sauf que la valorisation va profiter aux investisseurs privés et non pas aux habitants. Car les logements qui vont être vendus seront inaccessibles à l’immense majorité des gens en Seine-Saint-Denis, qui n’ont pas accès aux crédits bancaires. Cela pose des questions de justice sociale.
Est-ce pour ça que vous parlez d’héritage négatif ?
La plupart des habitantes et habitants que j’ai rencontrés dans cette enquête n’étaient pas opposés aux Jeux olympiques. Par contre, ils ne voulaient pas d’une destruction des jardins d’Aubervilliers, ou du parc Georges-Valbon où ils jouent au cerf-volant. Ils ne voulaient pas de la construction d’une bretelle d’accès d’autoroute collée à un groupe scolaire.
Il s’agit d’une injustice environnementale, de la destruction de communs populaires, en l’occurrence l’air qu’on respire sur le quartier Pleyel. Alors qu’on aurait pu profiter des jeux pour enfouir l’A86 qui passe juste à côté.
À la place, on a équipé le quartier olympique d’appareils d’aspiration à particules de pollution dont personne n’est certain de l’efficacité. Pourtant, en 1998, lors de la construction du Stade de France, les riverains avaient obtenu l’enfouissement de l’autoroute voisine, ce qui a permis de pacifier leur cadre de vie.
Beaucoup de gens vont profiter de ces jeux. Qui sont-ils ?
Si les Jeux olympiques continuent à être organisés, c’est parce qu’il y a une économie autour. Le budget de Paris 2024, c’est environ 10 milliards d’euros, mélangeant argent public et privé. Une partie du secteur économique français y est très favorable notamment les industries du sport, de la surveillance et du tourisme. Même si pour le moment, il y a plutôt une déception dans ce milieu.
On peut également parler du salaire des membres du comité d’organisation des jeux, notamment celui de Tony Estanguet, dont le revenu est tellement important qu’il dépasse les seuils limites qu’on peut toucher dans une association [le comité d’organisation étant une association]. Ce mécanisme fait l’objet d’une enquête du parquet national financier.
Après les Jeux d’été, les JO d’hiver 2030 ont également été imposés sans débat démocratique. Est-ce qu’il y a une chance qu’ils n’aient pas lieu ?
Il faudrait une mobilisation massive d’ici la rentrée, puisque le CIO [comité international olympique] a accordé les JO2030 sous condition que les garanties financières et juridiques soient remplies par l’État français. Le gouvernement doit signer ces garanties et s’engager à prendre en charge les dépenses déficitaires.
Il faut également que soit votée une loi olympique. Est-ce qu’il y aura une majorité parlementaire pour la voter ? Sans cela, le dossier peut potentiellement être bloqué. Cela serait vécu comme un camouflet pour Emmanuel Macron si finalement le CIO retirait l’organisation des Jeux d’hiver.
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Jade Lindgaard est journaliste chez Mediapart et vit en Seine-Saint-Denis. Dans son livre Paris 2024 — Une ville face à la violence olympique (éd. Divergences, 2024), elle donne la parole aux personnes dites « indésirables » qui ont été expulsées pour construire les infrastructures accueillant les sportives et sportifs. Elle raconte la dépossession subie par les habitantes et habitants d’un des départements les plus pauvres de France au profit des promoteurs immobiliers.
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