C’est au niveau local qu’on peut agir

Entretien avec des membres de la Coordination Rhône-Alpes Anti-Armement et Militarisme

Mercredi 15 juin, l’école de management de Grenoble (GEM) organisait un colloque faisant l’apologie des partenariats entre le monde de l’entreprise et l’armée, et se félicitant des ventes d’armes au niveau international. Sur le parvis : un rassemblement de protestation à l’appel du collectif STopMicro et de la Coordination Rhône-Alpes Anti-Armement et Militarisme. Nous en avons profité pour poser quelques questions à deux membres du groupe lyonnais de la CRAAM.

Bonjour la CRAAM ! Pouvez-vous vous présenter ?

La Coordination Rhône-Alpes Anti-Armement et Militarisme (CRAAM) est une coordination de groupes, qui s’est formée il y a deux ans à Lyon et progressivement étendue à Grenoble et Saint-Étienne. Notre but c’est de répertorier et de lutter contre les forces économiques locales qui travaillent pour la défense.

Nous travaillons régulièrement avec l’Observatoire des Armements (Obsarm) de Lyon, une ONG fondée par des antimilitaristes dans les années 80 qui agit autant pour la préservation de la documentation et de la mémoire antimilitariste, que pour la production d’analyses sur les questions militaires actuelles. Ils mènent des campagnes et des plaidoyers (par exemple la campagne ICAN pour l’abolition des armes nucléaires et la transparence sur les ventes d’armes).

Il y a deux ans, l’Obsarm a publié le rapport La guerre se fabrique près de chez nous. Ce dossier dénonçait plus particulièrement les entreprises régionales exclusivement militaires (comme Arquus ou Nexter) ou militaro-civiles (comme Sofradir devenue Lynred, Corpguard, Métravib, Nobel Sport) dont les produits ont été utilisés pour réprimer des populations et mener des guerres un peu partout sur la planète. Suite à une réunion d’information sur ce rapport, nous avons lancé notre groupe sur Lyon.

Pouvez-vous nous expliquer cette campagne ? Pourquoi avez-vous choisi de prendre comme cible les industries de la défense locales ?

On était d’accord avec l’Obsarm : il faut parler de choses concrètes et que l’on peut cibler sur le terrain. Et le concret, c’est la production d’armement par l’État français et par des entreprises françaises.

La région Rhône-Alpes est bien dotée dans ce domaine : en banlieue de Lyon, l’entreprise Arquus produit tout ou partie des véhicules blindés pour l’armée. A Roanne et Saint-Etienne, on trouve deux sites du groupe KNDS, le « leader européen de la défense terrestre », qui produit du matériel militaire pour le combat terrestre, aéroterrestre, aéronaval et naval. A Saint-Héand, en banlieue de Saint-Etienne, Thalès produit des composants optroniques pour les combattants, comme des jumelles de vision nocturne. A Villeurbanne, Safran Landing Systems produit des systèmes d’atterrissage et de freinage, pour l’aviation notamment militaire.

Au-delà de ces grands groupes, la région Rhône-Alpes héberge également de nombreuses PME spécialisées dans le domaine militaire. Il y a par exemple Metravib Defence qui produit des détecteurs de tirs acoustiques pour la défense, la protection des soldats, des sites sensibles et des véhicules. Ou encore PGM Precision, qui produit des fusils pour les armées française, suisse, saoudienne, slovène et lettone. D’autres entreprises ont des activités duales, comme Delta drone ou Elistair, qui produisent à la fois des drones civils et militaires. La dualité (qui consiste à fabriquer des objets qui peuvent être utilisés à la fois par le civil et par le militaire) est très recherchée. Elle est encouragée à la fois par la Délégation Générale de l’Armement (DGA) dont le slogan est « Forger les armes de la France » et par le monde économique. En effet, en France, la plupart des marchés militaires sont trop réduits pour permettre à une entreprise de développer des produits et être rentable. La dualité permet d’augmenter les marchés et d’éviter aux entreprises d’être « coincées » sur les marchés militaires, qui sont parfois un peu risqués. La plupart des PME implantées sur les marchés de la défense, la sécurité ou la sûreté sont membres du cluster EDEN.

Le cluster EDEN ? Vous pouvez nous expliquer ce que c’est ?

Le cluster EDEN est un regroupement créé en 2009 par la Direction Générale de l’Armement (DGA) et la Chambre de Commerce et d’Industrie (CCI) de Lyon, Saint-Étienne et Roanne pour mieux connaître sa Base Industrielle et Technologique de Défense (BITD). À l’origine régional, ce cluster a maintenant des délégations dans toute la France et compte plus de 120 entreprises, certaines qui ne font que du militaire, d’autres qui font seulement une partie de leur chiffre sur l’armement. Vous pouvez consulter la liste des PME qui font partie de ce cluster sur son site internet. Il y a par exemple Paraboot, une marque de chaussures de luxe qui fait aussi des chaussures pour l’armée ; ou Bollé, qui fait des casques de vélos… mais aussi des casques militaires. On trouve aussi des entreprises qui font des tissus techniques, qui peuvent être utilisés pour l’aviation, ou pour le camouflage…

Le cluster EDEN est hébergé par la CCI, il touche des financements de la Région AuRA, notamment pour être présent dans des salons internationaux sur la défense et la sécurité. La CCI joue un rôle important dans la promotion de l’industrie militaire. Elle s’est par exemple lancée dans la création d’un campus européen de la sécurité globale.

Ainsi, si à Grenoble, c’est le Commissariat à l’Énergie Atomique (CEA), qui est au centre du système, à Lyon c’est la CCI de Lyon Saint-Étienne Roanne qui semble jouer ce rôle d’impulsion et de développement commercial dans le domaine militaire. Elle y a d’ailleurs une longue tradition car elle possède le Banc National d’Épreuve qui est le seul organisme autorisé en France à tester les armes légères (civiles et militaires) et les blindages.

Face à ça, quelles actions menez-vous ?

Nous avons commencé par des séries d’affiches qui dénonçaient les entreprises militaires ou duales (c’était la campagne « Qui suis-je ? ») ou la propagande de l’armée.

Nous avons aussi organisé des rassemblements avec tractage devant la CCI pour dénoncer l’existence du cluster EDEN, et récemment, à l’occasion des vœux de la CCI en janvier 2024, l’implication d’entreprises du cluster dans les exportations clandestines d’armes vers la Russie (Elistair par exemple), les ventes d’armes à Israël mais aussi au Sénégal, à la Turquie… L’actualité ne doit pas faire oublier que l’industrie de l’armement doit être dénoncée dans sa globalité. C’est pour cela que nous avons aussi co-organisé avec Écran Total une action contre le Salon de l’Internet Des Objets (SIDO) de Lyon à laquelle a participé STopMicro. Nous étions aussi présents avec tracts et banderoles aux manifs de StopMicro et à celles des opposants à Arkema.

Le militaro-sécuritaire s’appuie sur des produits plus ou moins sophistiqués (des missiles aux puces high tech en passant par les tonfas ou les sels de lithium et les PFAS) dont la conception, la fabrication, la commercialisation et l’utilisation mettent en jeu des ressources naturelles, des usines, des technologies, de l’exploitation de main-d’œuvre, la recherche de profit, des idéologies (sécuritaires, technophiles, militaristes), la destruction de l’environnement et des humains. Tout cela forme un système capitaliste global qu’il faut combattre.

Vos actions ont-elles un impact ?

On sait que nos affiches ont fait réagir l’entreprise Corpguard, une société militaire privée, elle-même issue de Secopex, fondée par plusieurs anciens militaires dont Pierre Marziali, un ancien du 3e régiment de parachutistes d’infanterie de marine, qui était lié à différents services secrets.

Le PDG de Corpguard donc, David Hornus, un ancien paramilitaire, a fait des posts incendiaires sur Linkedin avec des photos de nos affiches en menaçant de porter plainte, parce que ça mettait en cause sa « réputation ». En fait c’est ça qui leur fait encore très peur : les « dommages réputationnels », la peur de perdre des marchés parce que d’autres entreprises ne voudraient pas être associées à eux.

C’est ce qui est arrivé récemment à Lynred avec Philips qui a rompu un contrat avec eux suite aux informations de l’Obsarm et de Blast sur leurs exportations clandestines de matériels en Russie. Ces exportations ont continué allègrement en 2023.
Un autre aspect est le financement. Avoir des refus de financement de la part de banques – parce qu’en réalité les banques sont pour l’instant assez frileuses pour financer l’économie de guerre – les ennuie.

Les banquiers ne sont pas si chauds que ça pour se lancer dans le secteur de l’armement, pas pour des raisons de morale ou de pacifisme mais parce qu’existent des « critères environnementaux, sociaux et de gouvernance » (ou critères ESG) européens qui permettent d’évaluer la performance extra-financière d’une entreprise sur, entre autres choses, sa politique de développement durable, la protection de la biodiversité et la lutte contre la corruption.

Ils sont donc en train de magouiller au niveau européen pour que ces critères ne s’appliquent pas pour la « finance patriotique » liée à l’industrie militaire.
Les entreprises miliaires ont donc des fragilités, sur lesquelles il est possible d’appuyer. Elles ont perdu l’habitude de se faire embêter. On voit que dès qu’on leur pose des questions, très vite leur moralité de façade s’effondre. Elles veulent bien vendre des trucs dégueulasses dans le monde entier mais dans la discrétion.

Sur la question de l’impact, comme il n’y avait plus beaucoup de mobilisation contre l’industrie de l’armement, disons que nous sommes en progression et que notre impact, bien que modeste, participe à la repolitisation et à la critique du système militaire.

À Ruptures, notre groupe s’est formé dans l’opposition au Pass sanitaire, que nous interprétons comme un moment important d’avancement (ou de recul !) des lois et des mentalités pour faire avancer des technologies sécuritaires. On a parfois l’impression de vivre dans le même climat que Winston Smith, le héros du livre 1984 de George Orwell. Dans ce livre, un climat de guerre anxiogène est omniprésent et les individus sont surveillés par des technologies intrusives…

Les secteurs du militaire et du sécuritaire sont très liés. Des chercheurs ont théorisé cette liaison sous le nom de « continuum de sécurité globale », qui englobe la police publique ou privée, les armées publiques ou privées, les chercheurs, les administrations… Depuis la fin de la guerre froide, c’est une doctrine qui vise à rapprocher, à créer des liens entre les multiples facettes du militaire et du sécuritaire : armée, police, industrie, etc. Ces liens et autres « retours d’expérience » partagés bénéficient à tous les acteurs du monde militaro-sécuritaire, et donc aux États qui les tiennent en laisse. Dans les faits, on se rend compte que les guerres ont pris de plus en plus des aspects de « maintien de l’ordre » (la guerre en Ukraine est une exception), et que la police se militarise, autant au niveau du matériel que de la doctrine.

Le fait est qu’il y a un climat très plombé, qui est entretenu. Le Covid a eu un effet d’opportunité pour les gouvernants. Par exemple avec la mise en place du Conseil de défense sanitaire, qui était quelque chose qui échappait à tout contrôle démocratique, et qui échappait même au contrôle des ministres concernés. Le Covid a aussi vu l’émergence de tout un discours étatique basé sur la peur et l’obéissance aveugle.

À présent, c’est avec les menaces de guerre que les gouvernants ont décidé de faire peur. La rhétorique militaire est très présente.

Comment résister à ce monde qui vient, et dont nous ne voulons pas ? Comment mettre en cohérence des valeurs qui rejettent l’oppression et l’exploitation dans un monde aussi complexe que le nôtre ?

C’est au niveau local qu’on peut agir. Nous, ce que nous essayons de faire c’est de montrer l’impact et les implications de ces industries. De les replacer dans une critique globale et de repolitiser cette question. On essaye de balayer devant notre porte : plutôt que d’être dans des combats lointains, on s’en prend aux industriels près de chez nous.

Il y a aussi tout un discours et des pratiques anti-militaristes à reconstruire. Celui-ci, encore très présent de l’après 68 aux début des années 90, a quasiment disparu en tant qu’expression politique et sociale. C’est lié à la suppression du service militaire par Chirac et à la croyance des « dividendes de la paix » liés à la disparition de l’URSS, mais aussi au passage à une armée professionnelle réduite par rapport à celle qui existait avant, au relatif effacement de la rhétorique patriotique, au discours « humaniste » sur les missions de paix menées par cette armée, et au non-renouvellement de la génération militante qui a porté des luttes historiques (insoumission et objection, Larzac).

Sur la guerre en Ukraine par exemple, dans les rares discours anti-militaristes qu’on a vu circuler à l’échelon international, il y avait un côté très moralisateur et idéologique. Sincèrement : nous, en tant qu’antimilitaristes en France nous avons vraiment du mal à dire ce que nous aurions fait dans une situation comme celle-là. S’engager ? Fuir ? Résister ? Et de quelle manière ?

Nous pensons d’ailleurs qu’en tant qu’antimilitaristes, si on peut lutter contre la guerre c’est avant qu’elle n’arrive. Une fois qu’elle est là, c’est beaucoup plus compliqué et l’on fait comme on peut. Alors, au vu du climat international, ce serait vraiment le moment d’avoir un discours construit et des interventions pour freiner l’implication de la France dans ces dynamiques.

Tout est à réinventer. Par notre action à l’échelle locale, on essaye d’y contribuer.

Entretien finalisé le 12 juin 2024.
Pour aller plus loin : https://craam.noblogs.org et https://obsarm.info

Article publié dans La nouvelle vague n°16, juillet 2024.

https://collectifruptures.wordpress.com/2024/06/27/cest-au-niveau-local-quon-peut-agir-entretie